• www.leparisien.frOn m’en a dit si souvent tant de bien… Beaucoup de mes amis ne tarissent pas d’éloges à propos de Marie-Hélène Lafon. Je leur réponds que je n’ai pas été convaincu par Les Pays (Buchet-Chastel, 2012, voir ici) : trop d’adjectifs à mon goût dans ce roman, qui racontait le même genre d’histoires que Michon ou que Bergounioux, la profondeur en moins. Quand je dis ça, mes amis s’attristent. Et moi, j’ai fini par penser que j’avais sans doute lu le moins bon livre, dans les pires dispositions… Bref, lorsque Histoire du fils a été annoncé par l’éditeur habituel de Marie-Hélène Lafon, j’ai vu l’occasion de rattraper ce qui était sûrement une erreur.

     

    Histoires de pères

     

    C’est une histoire de fils, au pluriel, ou, si l’on préfère, de pères. Qui se passe, bien sûr, de part et d’autre du Massif central, côté Cantal et côté Lot. Au début, un enfant meurt ébouillanté, comme dans le film de Téchiné, Souvenirs d’en France. Ce décès, c’est apparemment le vrai cœur du livre. En tout cas, c’est le déclencheur du récit : « Paul racontait que la mort d’Armand avait acculé sa mère et sa tante à la religion, son frère Georges (…) à la perfection, son père à l’ambition et lui à la sauvagerie ». Paul (Cantal) était le jumeau d’Armand. C’est à Gabrielle (Lot) qu’il raconte. Elle est sa maîtresse. Elle l’est devenue alors qu’elle était infirmière au lycée d’Aurillac, et lui élève. « Cette femme singulière et cadenassée », dotée d’une irréductible volonté d’indépendance, suivra son jeune amant à Paris, où il est « monté » « faire son droit ». Mais elle ne lui dira jamais qu’il est père d’un petit André, ayant compris que ce futur avocat et homme à femmes veut avant tout « vivre et briller, tout avoir et jouir de beaux fruits ». André sera élevé par Hélène, sa tante, et son oncle Léon, quelque part du côté de Figeac. Avec sa femme, Juliette, il se rendra un jour sous les fenêtres de l’auteur des siens, mais pas au-delà. Puis il deviendra père à son tour, d’Antoine, lequel, à la fin, dans un cimetière, comme il se doit, récapitulera pour nous l’histoire.

     

    Une histoire simple, comme on voit… On se demande pourquoi Marie-Hélène Lafon a cru bon de la transformer en un puzzle de douze courts chapitres, avec va-et-vient dans le temps et changement constant de points de vue. Pour vous faire le résumé ci-dessus, j’ai dû procéder comme, c’est révélateur, un des personnages : « crayonn[er] un arbre généalogique ». Peut-être s’agissait-il de proposer au lecteur un stimulant exercice intellectuel… Ou, plus probablement, de rendre sensible l’épaisseur du temps, car l’Histoire, même si elle est ponctuellement présente, fait ici singulièrement défaut.

     

    Le trou

     

    Le problème, c’est qu’on n’a le temps de s’attacher à aucun de ces personnages, ni de voir pourquoi exactement on devrait s’intéresser à leurs vies, dont on lit le récit sans véritable ennui mais sans réelle curiosité. D’autant que ça manque de chair. D’arrière-plans, historiques, donc, mais aussi matériels et perceptifs. Sauf pour ce qui est des odeurs : notre auteure a l’imaginaire olfactif. Seulement, les odeurs, ça ne suffit pas pour faire voir. La seule évocation un peu parlante est, curieusement, celle de Paris, au printemps, quand « le crépuscule est mauve, les bourgeons de certains marronniers éclatent déjà, et leur vert acidulé, presque surnaturel, troue la pénombre ». C’est beau, mais c’est peu. Et puis, manquant de chair, ça manque forcément aussi un peu de sujet. La place du père, certes, vue du point de vue du fils, « vide, vacante, et vertigineuse » — « le trou du père », pour parler comme un des personnages. Mais enfin il ne suffit pas de répéter, comme c’était déjà le cas dans Les Pays, que tel ou tel thème est essentiel pour qu’il le soit.

     

    L’écriture, il faut le reconnaître, est plus sobre ici. Même si la narratrice est parfois reprise par ses démons : un « cigare têtu », des « caveaux péremptoires »… Elle aime les personnifications. Et moi, mes amis vont encore m’en vouloir. Mais, décidément, quelque chose m’échappe. Il doit me manquer une case.

     

    P. A.

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  • www.liberation.frQue dire d’un roman impeccable ? D’abord, qu’il est, c’est bien connu, impossible à résumer. Ici, ce n’est pas pour les raisons stylistiques qui rendraient absurde toute tentative de raconter, par exemple, L’Éducation sentimentale. Dans le livre d’Hervé Le Tellier, l’écriture est « seulement » et parfaitement efficace. En revanche, résumer, même en partie, l’intrigue reviendrait à désamorcer ce qui fait, en vérité, toute sa force — non tant le contenu événementiel que sa mise en œuvre.

     

    Disons que dans ce roman-mosaïque l’auteur d’Assez parlé d’amour recycle un des topos de la science-fiction depuis Simulacron 3, de D. F Galouye (Bantam Books, 1964, dernière traduction française Folio S-F, Gallimard, 2010) ; mais qu’il le fait avec une habileté spécialement diabolique, et pour faire autre chose que de la science-fiction.

     

    Le roman expérimental globalisé

     

    Car on ne peut même pas dire, devant tant d’astuce : « Et après ? ». Pour que rien ne manque à ce livre, on y trouve aussi un tableau hélas trop crédible du malaise dans la civilisation, une remise en cause vertigineuse de la notion d’identité, une interrogation, serait-elle-même ironique, sur le sens de la vie ; plus une dose de mise en abyme, bien sûr, et la réflexion sur l’écriture qui va avec.

     

    Hervé Le Tellier est de l’Oulipo, et ça se voit, pas seulement aux phrases-pastiches malicieusement semées dans son récit (« Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon » ; « La première fois qu’Adrian avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide »). Le roman oulipien n’est pas si différent du roman expérimental à la Zola : Le Tellier pose une hypothèse et en tire toutes les conséquences probables jusqu’au bout. Sauf que son roman raconte une expérience tout en en réalisant une ; et que, comme notre monde est globalisé, l’expérience qu’il met en scène est mondiale et qu’elle repose sur une multiplicité de cas divers.

     

    Si plein d’astuce…

     

    Là, pardon pour cette vulgarité, on est bluffé. Non seulement par la facilité avec laquelle notre homme fait exister, en quelques pages pour chacun, avec un réalisme saisissant, une incroyable galerie de personnages — du chanteur de variété nigérian homosexuel au scientifique de haut niveau peu à l’aise avec les dames, en passant par l’architecte parisien, le pilote de ligne… l’écrivain, bien sûr, auteur de, comment pourrait-il en être autrement, L’Anomalie (aux « Éditions de l’Oranger »). On est plus impressionné encore par la variété des situations et des environnements. Comment fait un tueur à gages pour se rendre invisible ? Comment ça se passe dans le cockpit d’un Boeing ? Et dans la Nouvelle Cité interdite, chez Xi Jinping ? Cet homme sait tout. Rien de juridique, de technique, d’informatique, de médiatique ne semble lui être étranger. Les mystères du béton ? Il n’en ignore rien. Un débat entre dignitaires des quatre grandes religions, variantes incluses ? Il a fait ça toute sa vie. Les services américains ? Ils n’ont pas de secret pour lui.

     

    Bref, on l’aura compris, nous avons là un livre-phénomène, un de ces livres dont on dit au surplus qu’une fois qu’on les a ouverts, c’est simple, on ne peut plus les lâcher. D’où vient alors cette sensation de léger trop-plein, d’insatisfaction malgré tout, cette impression que si toute la littérature était comme ça, quelque chose n’irait pas ? Trop d’astuce, de savoir-faire, de situations, de personnages ? Et si un roman impeccable était toujours trop impeccable ? S’il courait le risque de la froideur, de l’artifice, le risque de n’être qu’un artefact, une simulation de roman ? Oui, mais, nous répondrait sans doute Le Tellier, la simulation, c’est justement mon thème. Alors ?... Il a réponse à tout, vous dis-je.

     

    P. A.

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  • jhmrad.comTout est affaire, d’abord, d’architecture. Willa, Iano, leur fille, Tig, avec Nick, leur père et beau-père, bientôt rejoints par leur fils, Zeke, dont la compagne vient de se suicider, et par Dusty, le bébé qu’elle lui a laissé, sont chassés par la crise économique dans une vieille maison héritée à Vineland (New-Jersey). Le bâtiment menace ruine. Mais peut-être a-t-il été habité par (la réelle) Mary Treat, biologiste contemporaine et amie de Darwin, ce qui permettrait d’espérer quelques subventions destinées aux réparations… Pas de chance : elle vivait en face. Tout espoir n’est pourtant pas perdu : là où demeurent Willa et Iano a bien habité (l’imaginaire) Thatcher Greenwood, dont le roman nous raconte les déboires en alternance avec ceux des premiers héros. Il s’est installé à Vineland à peu près dans les mêmes conditions qu’eux, avec sa jeune femme, sa belle-sœur, sa belle-mère, s’est pris d’amitié pour Mary, sa voisine, avec qui, en naturaliste passionné lui aussi, il a entretenu une correspondance. Hélas, ce n’était pas dans la même maison. La sienne, démolie, a été remplacée par une autre, tout aussi branlante — la preuve…

     

    Sans abri

     

    Si vous avez raté un épisode, ce n’est pas grave. L’essentiel est d’avoir compris ceci : si, chez Barbara Kingsolver, les constructions fictives, à l’image de la société américaine du XIXe siècle ou de celle d’aujourd’hui, sont de guingois, les subtils décalages sur lesquels repose celle de son roman lui-même sont le signe de son souci d’échapper aux stéréotypes auxquels le fond de son propos pourrait l’exposer. Fond que résume astucieusement son titre (Unsheltered) : « — À découvert, nous nous tenons dans la lumière. — À découvert, nous nous savons destinés à mourir »… et exposés à l’incurie des puissants, à la violence des riches et à l’intolérance de bien des gens.

     

    Vineland, au temps de Mary Treat, n’est pas le paradis promis par son fondateur, l’autocratique capitaine Landis, et Thatcher aura bien des ennuis pour avoir voulu enseigner aux élèves du lycée les théories de Darwin ; mais il échappera à son mariage étouffant et quittera le New-Jersey pour une vie plus exaltante quoique plus précaire. En 2016, la crise économique se double d’une crise politique (« un candidat à l’élection présidentielle complètement givré » monte dans les sondages) et, sujet cher à Barbara Kingsolver, écologique ; mais, découvrant l’histoire de feu ses voisins, Willa aperçoit « l’excitante possibilité d’un livre » ; et les « millenials » sont là, ces jeunes gens « un peu sauvages » qui ont compris où va le monde et sont résolus à ne pas réitérer les erreurs de leurs parents.

     

    De Cuba aux plantes carnivoires

     

    Celle qui les représente ici, c’est Tig. Personnage vraiment singulier et réellement réussi, en dépit de tout ce que ses certitudes idéologiques pourraient faire craindre. Un séjour à Cuba lui a ouvert les yeux, dont l’évocation semble légèrement dorée sur tranche, mais ça ne manque pas de panache, aux États-Unis, et nous change un peu des condamnations prévisibles et ressassées. Barbara Kingsolver n’est pas politiquement correcte quand il s’agit de Cuba. Elle l’est un petit peu par ailleurs, il faut bien le dire, et son roman serait encore mieux avec deux ou trois chapitres en moins, au cours desquels on voit une Willa un peu trop naïve se faire chapitrer par sa fille un peu trop lucide.

     

    Mais, là non plus, ce n’est pas grave : en sus de l’habileté quasi baroque que manifeste la structure, il y a, pour rattraper bien des choses, l’humour, présent partout, et pas seulement sous forme de satire sociale. Il y a, surtout, l’art du dialogue, digne des plus grands auteurs américains, Salinger inclus, c’est dire. Et, au-delà, le sens de la scène, laquelle peut à l’occasion glisser vers une loufoquerie proche de l’inquiétante étrangeté — ainsi de la première visite de Thatcher à Mary Treat, qu’il découvre en train de se faire grignoter le doigt, à titre d’expérience, par une plante carnivore.

     

    Pour tout cela, on pardonne à Barbara Kingsolver ce que son livre pourrait avoir de trop démonstratif, comme on pardonne à l’excellente traductrice qu’est Martine Aubert de croire qu’en français tous les verbes de perception se construisent avec une proposition infinitive. Et on place Des vies à découvert parmi les romans les plus originaux et les plus séduisants de cette rentrée.

     

    P. A.

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  • www.franceculture.frDans un numéro récent du « Monde », Nathalie Azoulai s’interrogeait : « Et si le roman, c’était fini ? » Elle-même est l’auteure, entre autres, d’un livre intitulé Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L 2015, voir ici), très réussi dans sa partie roman biographique mais beaucoup moins dans sa partie roman tout court. Cela expliquerait-il ses doutes ? On ne veut pas le penser. Quoi qu’il en soit, elle constate que « certaines formes artistiques se périment », et se demande si ce n’est pas le cas du genre apparemment dominant aujourd’hui.

     

    Roman de l’Histoire et histoire du roman

     

    Évidemment, on peut craindre que ce soit plutôt la littérature en tant que telle qui, tout en paraissant se survivre, soit menacée de disparaître — et pas, comme on le croyait dans les années 1970, sous les coups de l’avant-garde… Mais passons, pour l’instant, elle est encore un peu là, et ma thèse, souvent répétée sur les pages de ce blog, est inverse de celle de Nathalie Azoulai : le roman, me semble-t-il, engloutit tout, au point de se déformer à en devenir parfois méconnaissable. Si bien qu’avec ma thèse inverse j’aboutis peut-être en fin de compte à la même conclusion que celle que je n’oserais pas nommer ma jeune consœur.

     

    Tout veut devenir roman : la biographie, l’essai, l’Histoire… Attention, je ne parle pas du roman historique, présent dès les origines du genre, La Princesse de Clèves l’atteste. Ni du roman de l’individu en proie à l’Histoire, cher à Lukacs, et que Stendhal, Flaubert ou Tolstoï ont suffisamment illustré. Je ne parle pas de ce qui est d’abord et fondamentalement roman. Je parle de ces textes où l’essai historique éprouve le besoin de s’inscrire dans une forme romanesque. Comment les nommer ? Faudrait-il parler d’Histoire romancée ? Ce serait un peu dépréciatif. Or, dans ce domaine aussi, il y a des réussites et des échecs. Cette rentrée en offre deux exemples, par hasard chez le même éditeur. Oscar Lalo, dans La Race des orphelins, voulait parler des Lebensborn, ces pouponnières instituées en secret par les nazis, où des Aryens des deux sexes, dûment sélectionnés, devaient concevoir de futurs hommes et femmes nouveaux. L’auteur propose une compilation de ses lectures sur le sujet, vaguement déguisée en récit de la vie d’une certaine Hildegard Müller, censée être née dans un tel lieu. L’équilibre est rompu : on a basculé du côté de l’ouvrage historique, en même temps, ce n’en est pas un, personne n’est content.

     

    Figures

     

    Avec L’Heure des spécialistes, de Barbara Zoeke, c’est tout autre chose. On est toujours chez les nazis, mais il est ici question du programme baptisé un temps par eux Aktion T4 : l’élimination des malades et des handicapés, considérés comme inutiles au Reich en guerre. Les annexes nous montrent bien qu’il s’agit du type d’ouvrage dont nous parlons : notes (certaines indispensables, d’autres qui laissent rêveur : qu’était-ce que la SS ? qu’est le monoxyde de carbone ?...) ; remerciements, en tête desquels l’auteure déclare sans faux-fuyants : « Quand on écrit un roman sur l’histoire contemporaine, on est redevable à tous les historiens et chercheurs qui ont scientifiquement traité les thèmes abordés et dont on s’est nourri pour sa propre production ».

     

    Mais ce « roman sur l’histoire » sait s’approprier, dans le genre romanesque, de quoi bâtir une œuvre singulière et tragiquement évocatrice. Comment y parvient-il ? D’abord, par le biais de personnages. Max Koenig est un universitaire spécialiste d’histoire antique. Il a une femme italienne, une petite fille. Mais voilà que l’atteint à son tour le mal héréditaire dont son père était mort : la maladie de Huntington, qu’on appelait autrefois danse de Saint-Guy. Lui qui a toujours voulu fuir l’ambiance de plus en plus déprimante du siècle, dans le passé, l’art, l’amour, la beauté…, il est rattrapé par « les spécialistes de l’extermination ». Dans l’hôpital où on l’envoie, et qu’il devra bientôt quitter pour un inquiétant transfert « à la campagne », il rencontre quelques figures secondaires que Barbara Zoeke sait rendre attachantes : une infirmière humaniste, un professeur de lettres, une jeune fille, un adolescent trisomique…

     

    Puis surgit celui qui est peut-être le vrai héros, au sens strictement romanesque du terme : Friedel Lerbe. Cet enfant d’une famille bourgeoise cultivée, jadis complexé devant son brillant juriste de frère aîné, a trouvé, un peu par une suite de hasards, une place où s’épanouir : médecin chef dans la SS, il est chargé, dans un hôpital de Brandebourg, d’une « affaire d’État secrète ». On devine laquelle. Depuis, tout va bien pour lui. D’ailleurs, il a rencontré la fiancée idéale et se promet un bel avenir : « Quand la guerre ser[a] finie : la victoire. L’amour. Des enfants. Et encore plus de bonheur ».

     

    Voix

     

    Si ce personnage s’impose avec tant de sinistre autorité dans l’esprit du lecteur, c’est grâce à un autre grand procédé romanesque, et, celui-ci, moderne, dont s’empare l’écrivaine allemande : l’usage des voix. On entend d’abord, dans une première partie, celle de Koenig. Mais aussi les voix qui parlent dans sa tête, à commencer par celle de son professeur et mentor, Clampe : « Eh oui, Koenig, me semble-t-il l’entendre (…). Vous êtes resté un peu trop longtemps dans votre zone de confort, en vous servant de la poussière des bibliothèques comme d’un camouflage ». Ensuite, avant d’en venir à « la voix de l’auteure » et d’apprendre ce que sont devenus les différents personnages, on entend, et longuement, la voix de Friedel. Ce passage, qu’on ne peut lire sans une fascination mêlée de dégoût, nous fait pénétrer dans la tête d’un bourreau d’autant plus effrayant que ce n’est pas un bourreau. C’est un fonctionnaire de la mise à mort. « Peu de gens imagineraient combien mes activités sont complexes et multiples. C’est à moi, en tant que chef, de veiller à ce que tout s’effectue calmement et sans heurts ». Et de nous décrire par le menu la manière dont il a progressivement mis au point le modus operandi parfait.

     

    En même temps, notre homme a aussi ses moments d’exaltation : « C’[est] la biologie qui [va] nous expliquer le monde. Et non ces ouvrages de piété judéo-chrétiens qui donnaient toujours raison aux faibles », s’enflamme-t-il. Car la conscience de mettre en œuvre des « projets inouïs » coexiste étrangement chez lui avec l’arrivisme petit-bourgeois et la passion exacerbée de l’organisation. Les hommes en uniforme noir sous leur blouse blanche travaillent au « corps sain de la nation » « comme Michel-Ange travaillait à ses divines statues de marbre ». Et quand il construit « une réalité parallèle, une fiction destinée aux proches » et censée expliquer le décès, Friedel le mal nommé semble une caricature monstrueuse du romancier.

     

    Barbara Zoeke, qui est psychologue, mais dont c’est le premier roman, sait incarner ce nœud de contradictions, dans un discours froidement délirant et pourtant traversé de vagues relents de culpabilité. C’est cette incarnation qui rend son livre si vrai. Et qui justifie amplement le recours, pour évoquer une perversion majeure de la science et de l’art, à une forme, serait-elle un peu pervertie, de romanesque.

     

    P. A.

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  • nikidesaintphalle.guggenheim-bilbao.eusCe n’est pas une biographie de Niki de Saint Phalle (1930-2002). C’est, indubitablement, un roman. Non qu’il y ait quoi que ce soit de romancé dans le livre de Caroline Deyns, laquelle reconnaît, dans les Remerciements terminaux, sa dette envers les vrais ouvrages biographiques qu’elle a lus. Ce qui fait de cette biographie un roman c’est un peu ce qui fait d’un ready-made de Duchamp une œuvre : l’intervention de l’artiste, c’est-à-dire, ici, de l’auteure.

     

    Le trencadis est une mosaïque constituée d’éclats de céramique, composant, avec les fragments d’anciens motifs, des motifs nouveaux. Le mot est catalan, et la chose beaucoup utilisée par Gaudi, à Barcelone. « Un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction ». Ainsi la vie de Niki de Saint Phalle est-elle ici réduite en fragments discontinus, pris en charge par différentes voix s’exprimant sur différents tons : celle de la narratrice, de Niki elle-même, celles de différents locuteurs, répondant souvent à d’imaginaires interviews — un psy, un médecin, un forain qui a prêté sa carabine, une villageoise de Soisy, où l’artiste s’installe dans les années 1960…

     

    Voix multiples, unique point de vue

     

    Dans cette construction et l’écriture qui va avec, il faut admirer une certaine virtuosité et, à tout le moins, une énergie. À l’image de celle qui animait Niki de Saint Phalle elle-même. Car sa vie était, en fait, en morceaux dès le début, et l’art — c’est la thèse du livre — avait pour fonction de la rassembler et de la refaçonner. Caroline Deyns juxtapose ces morceaux : l’enfance entre France et États-Unis, entre une mère brutale et un père qui la viole à 11 ans, comme elle le racontera, dans Mon secret, en 1994 ; les souffrances psychiques, les premières créations réalisées « chez les fous » ; le mariage, la rupture, l’abandon de ses enfants (« Je refuse de n’être qu’une femme d’écrivain qui fait de la peinture ! »), la culpabilité qui en résulte ; l’installation impasse Ronsin, à Paris, la rencontre de Jean Tinguely, le coup de foudre ; les œuvres — Tirs, Nanas, Hon, Golem, Dragon… — ; la mort de Jean, les souffrances de l’âge.

     

    C’est la bonne idée, ce geste de l’écrivaine reproduisant celui de l’autre artiste. D’où vient pourtant le problème ? Tous ces courts chapitres, jouant parfois de l’espace de la page et séparés par des citations, poursuivent une lecture unique de l’œuvre, menée d’un seul et invariable point de vue : le féminisme et la révolte, tout s’enracinant dans le viol originel. Point de vue parfaitement plausible et légitime, bien sûr. Le problème n’est pas le point de vue, c’est l’unicité. Qui engendre vite la prévisibilité, la répétition — et un caractère, en l’occurrence, légèrement hagiographique. Il y avait quand même d’autres zones à explorer, comme l’aurait fait sans doute une bonne vieille biographie exhaustive : le passage par le mannequinat, le projet, abandonné, de devenir actrice, le rapport aux vêtements et à l’image… Il y avait des zones d’ombre dignes d’un meilleur sort. Par exemple, l’admiration de Niki de Saint Phalle pour Gilles de Rais, partagée par Bataille et d’autres, mais qui fait tache dans le tableau à notre époque de sourcilleuse censure morale. Caroline Deyns se donne beaucoup de mal pour démontrer que le compagnon de Jeanne d’Arc était peut-être innocent, avant de reconnaître que ça ne change rien à l’affaire. Et finit par se lancer dans des justifications un brin alambiquées et quelque peu pompeuses — « Se regarder dans le crime, chercher au beau milieu du massacre d’enfants, à la surface de leur peau livide bleuissante, son propre reflet de mère dévorante… ».

     

    Pompe et négligences

     

    Car elle ne déteste pas la pompe, Caroline Deyns : « boursouflures immondes », « tison intérieur », « colère volcanique statufiant ses motifs de détestation sous sa lave de plâtre blanc », ça y va. Puis, de temps en temps, pour contrebalancer, elle s’adonne à l’humour tendance mastoc, le pastiche de langage quotidien tombant dans la vulgarité de ce qu’il imite. Quand ce n’est pas dans le cliché condescendant, comme lorsqu’on écoute, et fort longuement, la boulangère de Soisy parler comme seuls parlent les paysans dans les bandes dessinées de Gotlieb.

     

    Tout cela est d’autant plus gênant que, quoique agrégée de lettres, Caroline Deyns est bien distraite. Même moi, qui ne suis pas agrégé pour un sou, j’aurais remarqué, je crois, les « après qu’ils aient vidé », les « c’est d’un carnage dont j’ai besoin », sans parler de l’emploi de marier pour épouser. Bon, elle a dû faire lettres modernes, passe encore qu’elle pense que « Vagina denta » veut dire quelque chose. Mais attribuer sereinement El Desdichado à Mallarmé, tout de même, elle va fort.

     

    Oh, je sais, on me dira que je pinaille, que, si c’était si grave que ça, les lecteurs et conseilleurs remerciés si longuement, les éditeurs, les correcteurs auraient vu, auraient rectifié. Que ces bagatelles pourraient être balayées comme fétus de paille par le torrent de l’empathie, le torrent Niki, torrent de créativité, d’exubérance et de révolte. Et je répondrai oui, oui, bien sûr. Elles pourraient.

     

    P. A.

     

    Illustration : Niki de Saint Phalle en 1955

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