• L’Anomalie, Hervé Le Tellier (Gallimard)

    www.liberation.frQue dire d’un roman impeccable ? D’abord, qu’il est, c’est bien connu, impossible à résumer. Ici, ce n’est pas pour les raisons stylistiques qui rendraient absurde toute tentative de raconter, par exemple, L’Éducation sentimentale. Dans le livre d’Hervé Le Tellier, l’écriture est « seulement » et parfaitement efficace. En revanche, résumer, même en partie, l’intrigue reviendrait à désamorcer ce qui fait, en vérité, toute sa force — non tant le contenu événementiel que sa mise en œuvre.

     

    Disons que dans ce roman-mosaïque l’auteur d’Assez parlé d’amour recycle un des topos de la science-fiction depuis Simulacron 3, de D. F Galouye (Bantam Books, 1964, dernière traduction française Folio S-F, Gallimard, 2010) ; mais qu’il le fait avec une habileté spécialement diabolique, et pour faire autre chose que de la science-fiction.

     

    Le roman expérimental globalisé

     

    Car on ne peut même pas dire, devant tant d’astuce : « Et après ? ». Pour que rien ne manque à ce livre, on y trouve aussi un tableau hélas trop crédible du malaise dans la civilisation, une remise en cause vertigineuse de la notion d’identité, une interrogation, serait-elle-même ironique, sur le sens de la vie ; plus une dose de mise en abyme, bien sûr, et la réflexion sur l’écriture qui va avec.

     

    Hervé Le Tellier est de l’Oulipo, et ça se voit, pas seulement aux phrases-pastiches malicieusement semées dans son récit (« Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon » ; « La première fois qu’Adrian avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide »). Le roman oulipien n’est pas si différent du roman expérimental à la Zola : Le Tellier pose une hypothèse et en tire toutes les conséquences probables jusqu’au bout. Sauf que son roman raconte une expérience tout en en réalisant une ; et que, comme notre monde est globalisé, l’expérience qu’il met en scène est mondiale et qu’elle repose sur une multiplicité de cas divers.

     

    Si plein d’astuce…

     

    Là, pardon pour cette vulgarité, on est bluffé. Non seulement par la facilité avec laquelle notre homme fait exister, en quelques pages pour chacun, avec un réalisme saisissant, une incroyable galerie de personnages — du chanteur de variété nigérian homosexuel au scientifique de haut niveau peu à l’aise avec les dames, en passant par l’architecte parisien, le pilote de ligne… l’écrivain, bien sûr, auteur de, comment pourrait-il en être autrement, L’Anomalie (aux « Éditions de l’Oranger »). On est plus impressionné encore par la variété des situations et des environnements. Comment fait un tueur à gages pour se rendre invisible ? Comment ça se passe dans le cockpit d’un Boeing ? Et dans la Nouvelle Cité interdite, chez Xi Jinping ? Cet homme sait tout. Rien de juridique, de technique, d’informatique, de médiatique ne semble lui être étranger. Les mystères du béton ? Il n’en ignore rien. Un débat entre dignitaires des quatre grandes religions, variantes incluses ? Il a fait ça toute sa vie. Les services américains ? Ils n’ont pas de secret pour lui.

     

    Bref, on l’aura compris, nous avons là un livre-phénomène, un de ces livres dont on dit au surplus qu’une fois qu’on les a ouverts, c’est simple, on ne peut plus les lâcher. D’où vient alors cette sensation de léger trop-plein, d’insatisfaction malgré tout, cette impression que si toute la littérature était comme ça, quelque chose n’irait pas ? Trop d’astuce, de savoir-faire, de situations, de personnages ? Et si un roman impeccable était toujours trop impeccable ? S’il courait le risque de la froideur, de l’artifice, le risque de n’être qu’un artefact, une simulation de roman ? Oui, mais, nous répondrait sans doute Le Tellier, la simulation, c’est justement mon thème. Alors ?... Il a réponse à tout, vous dis-je.

     

    P. A.

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