• https-_thumbs.dreamstime.comQuelques rappels : poète, romancier, auteur de théâtre, Olivier Cadiot est une sorte d’homme-orchestre de la modernité littéraire et d’icône de la maison P.O.L ; avec Pierre Alféri (autre auteur de la même maison), il avait lancé jadis la Revue de littérature générale, qui connut deux numéros, l’un consacré à la poésie (1995), l’autre au roman (1996) ; il est l’auteur d’une Histoire de la littérature récente dont le deuxième tome paraît cet automne (chez… P.O.L, évidemment) ; le premier tome, publié en 2016, est réédité en Folio à cette occasion.

     

    Qu’est-ce que c’est ?

     

    Premier point : ce n’est pas une histoire de la littérature récente, ni de la littérature tout court. Qu’est-ce que c’est ? Des conseils à un jeune écrivain, poète ou pas ? Écoutons voir : « La route parallèle que vous avez construite à côté de celle que vous empruntez tous les jours n’est pour aucun usager » ; « À force de gémir, vous finirez par y croire, à l’importance de votre malheur » ; « Si tu es un arbre, on ne te demande pas de penser à ta sève »… Nous voilà, dira-t-on dans un premier temps, bien avancés.

     

    Mais une réflexion plus profonde, plus cohérente et plus retorse qu’il n’y paraît d’abord ressort de cette suite de courts chapitres qui pourraient parfois se lire comme des poèmes en prose — titres : « Rose de personne », « Pleureuses », « Tweed »…

     

    On y retrouve bien sûr certaines idées déjà formulées dans la Revue de littérature générale, que je mentionnais plus haut : refus du déclinisme en matière littéraire (« Ça baisse depuis toujours […]. On devrait être au fond de la terre ») ; renvoi dos à dos de l’expressionnisme et du formalisme (« Ne faites pas l’artiste ni l’artisan ») ; désacralisation de la littérature, envisagée comme la fabrication de « machines immatérielles » (« On est tous des Léonard de Vinci, en moins doués, bien sûr »).

     

    La femme-grenouille et la sœur qui bégaye

     

    Surtout, on retrouve le thème, fondamental chez Cadiot, d’une spécificité de la parole littéraire : « On ne peut pas tracer des mots et des lignes aussi naturellement que l’on parle. Ce n’est pas synchronisé. La littérature n’est pas à l’endroit de la bouche ». Dès lors, comment parler (de) la chose littéraire ? Comment en parler sans tomber dans les discours qui lui sont extérieurs ? Comment le faire, autrement dit, avec les instruments qui sont les siens ? Telle est la question à laquelle le livre de Cadiot essaie de proposer une réponse.

     

    Il le fait, d’abord, par l’image et par l’humour. Ainsi, à propos des alternances et des revirements de l’histoire littéraire : « On se frotte les mains ; on voit ressurgir les grands problèmes : la femme-grenouille qui découpe son mari sous l’eau, celui qui a des embrouilles avec sa mère, et d’autres, apparemment nouveaux, comme la sœur géante qui bégaye ». Sur la prétendue difficulté de ses propres textes : « Quelqu’un m’avait dit gentiment : Mais pourquoi écris-tu comme ça ? (…) Comme si je m’évertuais à fermer un œil en permanence ; comme si je parlais en poussant des petits cris à la place des virgules ou que je portais une perruque Louis XV pour aller faire mes courses ».

     

    Surtout, le livre procède par multiplication apparemment anarchique de définitions et de contre-définitions : « On dit souvent que la littérature est une thérapie, mais pas du tout » ; elle n’est pas davantage « une équation ou un paquet de gâteaux » ; « Écrire, c’est comme s’installer dans une nouvelle maison (…), en regardant au milieu des choses, tout en bougeant » ; c’est « une locomotive dans la neige, si vous êtes sportif. Une bougie dans un couloir de mine, si vous êtes plus fragile. Ou les deux » ; bref, une activité « aussi simple que de planter un potager ou de réparer une vieille Volvo ».

     

    « C’est pour ça que je peux danser »

     

    « Ça tourne. On change d’avis comme de chemise », déclare l’auteur lui-même. Et, du coup, le lecteur se demande un peu, par moments, de quoi il est en définitive question et ce qu’on veut exactement lui dire, dans tout ça. Mais justement, répondrait sans doute celui qui s’adresse à nous. Et de préciser (en parlant pour lui, je m’avance beaucoup) que le mouvement tourbillonnant du texte est une manière de nous arracher à tous les propos extérieurs possibles sur un objet dont il esquisserait en même temps, plus que les contours, la matérialité même. L’image la plus éloquente étant peut-être en définitive celle qui compare la littérature à la musique : « Elle nous dévide une solution jusqu’à l’absurde, elle la pousse, elle finit par l’abandonner. Et ça ? Oui ? Et tu vas jusque-là ? Ah tu changes de jeu ? Le thème se déguise. Je te vois, je t’ai vu revenir. Alors je peux revenir aussi ? Tu me donnes une place. Je suis aux commandes avec toi. C’est pour ça que je peux danser (…). Je suis un instrument et mon corps t’interprète ».

     

    Au total, une conception de l’écriture littéraire à éprouver plus qu’à méditer ; et, par conséquent, non expressionniste, non utilitaire, non humaniste, non sociétale… C’est déjà pas mal, quand on y pense. Sans compter que les pages de ce livre faussement (ou vraiment ?) théorique grouillent de minuscules fictions esquissées d’un trait nerveux, intensément évocateur, et disparues tout aussitôt. Un vrai festival. En plus, on rit. De quoi se plaindre ?

     

    P. A.

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  • http-_www.notrecinema.comEn novembre 2015, Belfond avait republié, dans sa fameuse collection [vintage], Haute tension à Palmetto, irrésistible roman tragi-comique d’Erskine Caldwell, dont j’avais alors parlé. Deux ans plus tard, c’est un livre plus connu du même auteur qui reparaît sous la même couverture, dans la (remarquable) traduction qu’en fit Maurice-Edgar Coindreau en 1937. La Route au tabac (1932) fut un des grands succès d’un auteur qui compta parmi les plus lus de sa génération, et les plus censurés. Le roman a été adapté au cinéma en 1941 par John Ford.

     

    La route du titre a été construite, comme son nom l’indique, pour faciliter le transport du tabac à l’époque où la partie de la Géorgie qu’elle traverse, dévolue à cette culture, était florissante. Mais la Grande Dépression est arrivée, les quelques fermiers à n’avoir pas quitté le pays ne cultivent plus que le coton, qui, sur un sol épuisé, ne les sauve pas de la misère. Jeeter Lester, lequel vit au bord de la route avec sa vieille mère, sa femme, Ada, sa fille Ellie-May et son fils Dude, « commenc[e] à se rendre compte qu’il [est] inutile d’espérer ».

     

    « Ça me rend comme fou, des fois… »

     

    Caldwell n’est ni Faulkner ni Steinbeck. S’il ne pousse pas aussi loin que le premier l’inventivité narrative et la puissance métaphysique, son naturalisme ne se fonde pas, comme chez le second, sur une volonté explicite de dénonciation et de revendication. Pourtant, l’enchaînement des causes qui ont fait le malheur de Jeeter est exposé avec toute la précision voulue, et le dénouement, qu’on ne dévoilera pas ici, apparaissant après coup comme la seule et inévitable solution pour des êtres pris au piège, est tragique au sens le plus strict.

     

    Quels êtres ? La psychologie est réduite au minimum, chacun étant dominé par l’instinct de survie. Même si, à y regarder de plus près, les choses sont un peu plus complexes : cet instinct est combattu, chez Jeeter, par « un amour de la terre qui lui [vient] de ses ancêtres » et lui fait refuser avec obstination de rejoindre, comme tous le lui conseillent, les villes et leurs filatures (« C’est la seule chose que je ne ferai pas. Le Seigneur a fait la terre et il m’a mis dessus pour y faire pousser des récoltes »). De même, la fascination de Lov, son gendre, pour la (très) jeune Pearl, que Jeeter lui a accordée, transcende toute autre passion : « Ces longues boucles blondes qui lui pendent dans le dos, ça me rend comme fou, des fois ».

     

    De là à parler de vie sentimentale, il y aurait malgré tout un pas : « Laisser Lov prendre Pearl, c’était tout profit pour Jeeter. Lov lui avait donné des couvertures et près d’un galon d’huile de machine… » ; le seul problème avec le bec-de-lièvre d’Ellie-May, c’est la difficulté de lui trouver un mari (« Pour ce qui est du reste, elle a du sang », dit son père, qui semble savoir de quoi il parle) ; et la vieille grand-mère est traitée à peu près comme un animal. La religion, omniprésente dans les discours, apparaît comme un succédané de vie intérieure, lequel, habilement orienté, sert surtout à justifier pulsions et désirs. Ainsi, Bessie, évangéliste autoproclamée qui s’est mis en tête d’épouser Dude en dépit de la différence d’âge, expose son problème au Seigneur sans détour : « L’autre nuit, Tu m’as dit d’épouser Dude (…). Ce mariage m’a tout excitée. Si tu ne forces pas le comté à me délivrer le permis, je ne sais à quel péché je pourrais… ».

     

    Harmonica

     

    Ce personnage, pourvu d’un nez aux narines béantes qui donnent à certains « l’impression de regarder dans l’ouverture d’un fusil à deux coups » est un des principaux vecteurs d’une composante essentielle du roman, et dont tout ce qui précède pourrait ne rendre qu’imparfaitement compte : le comique. Avec Caldwell, la farce est intimement mêlée à la tragédie. Loin des attendrissements ou des indignations proclamées, il réussit le tour de force, sans rien soustraire de leur côté désespérant, à tirer les effets les plus désopilants des accumulations de catastrophes qui s’abattent sur des héros eux-mêmes mélange inénarrable de lenteur d’esprit et de roublardise.

     

    Tout cela confère à la prose de l’auteur américain une tonalité unique. Même si tous les personnages principaux sont blancs, on pense, irrésistiblement, au blues. Ce temps qui s’étire et passe en longs dialogues où chacun suit son idée et y revient sans cesse, ces répétitions qui tiennent du refrain, cet accablement habité par une étrange énergie composent une longue plainte mêlée d’éclats de rire, qu’on dirait modulée par les pleurs grinçants d’un harmonica. Un rythme et un son inséparables du propos : plus efficacement que tous les discours, ils disent des vies vouées au retour du même, à la procrastination et à l’immobilité. Celle d’êtres pris dans un mécanisme implacable dont le sens leur échappe : « [Jeeter] ne pouvait pas (…) comprendre pourquoi il n’avait rien, et n’aurait jamais rien. Et personne n’aurait pu le lui dire ».

     

    P. A.

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  • http-_www.citedulivre-aix.comAu lycée d’Alger, il avait eu le même professeur de philosophie qu’Albert Camus. Mais Jean Grenier lui avait conseillé l’édition plutôt que l’écriture. Conseil qu’il eut raison, comme le fit son illustre condisciple dans son domaine, de suivre… En 1936, Edmond Charlot ouvrit dans sa ville natale, à l’enseigne, empruntée à Giono avec son accord, des Vraies Richesses, ce qui était, autant et plus qu’une librairie, une bibliothèque de prêt, une galerie d’art et, donc, une maison d’édition. Au cours des années souvent mouvementées qui allaient suivre, à travers les orages de la guerre puis de la guerre d’indépendance et jusqu’en 1969, il allait éditer Camus, bien sûr, mais aussi Max-Pol Fouchet, Soupault, Gide, Jules Roy, Henri Bosco, bien d’autres, qui, pour la plupart, furent aussi ses amis. Et quand, en 2004, à 89 ans, après d’autres aventures et fonctions diverses, il s’éteignit à Pézenas, il y animait encore une librairie…

     

    « Sans désert, ni panthère… »

     

    Celle qu’il créa et dirigea d’abord existe toujours, à la même adresse, bien qu’elle soit devenue une annexe de la Bibliothèque centrale d’Alger. Mais, pour en raconter l’histoire, Kaouther Adimi choisit, étrangement, d’en imaginer la disparition. Dans le troisième roman de la jeune écrivaine franco-algérienne, Les Vraies Richesses ont été vendues, pour cause de crise, à un marchand de beignets. Ryad, totalement inculte quoique étudiant en France dans une école d’ingénieurs, est venu exprès de Paris pour vider le local de ses livres et le repeindre : ce sera son stage en milieu professionnel, qu’il effectuera tant bien que mal sous l’œil réprobateur et désolé du vieil Abdallah, dernier responsable de l’endroit.

     

    Kaouther Adimi entrelace trois fils et deux voix. D’abord, un journal imaginaire de Charlot lui-même, allant de 1935 à 1961, dans lequel celui qui allait jouer le rôle qu’on a dit sur la scène littéraire de son temps parle avec la simplicité et la rectitude qu’en effet on lui imagine. Il y raconte au jour le jour cette « aventure sans désert, ni panthère, mais (…) aventure tout de même », « pour l’essentiel une affaire de circonstances, d’amitiés et de rencontres » entre gens « qui aiment la littérature et la Méditerranée ». Le nous du titre alterne avec ce je, pour dérouler en parallèle le fil de l’Histoire et celui des révoltes, rappelant le statut des « indigènes », Sétif et le 17 octobre 1961. Mais cette seconde voix résonne jusque dans le présent : c’est celle aussi des habitants du quartier, lesquels, mine de rien, suivent les moindres faits et gestes de l’innocent démolisseur (« De nos fenêtres, nous le voyons s’arrêter devant le café Chez Saïd qui est en train d’ouvrir »).

     

    Alger en hiver

     

    Pauvre Ryad. Depuis une unique visite dans son enfance et un rapide et intense contact avec une très méchante petite cousine, il « éprouvait une vraie méfiance à l’égard de cette ville » d’Alger dont le tableau pluvieux, hivernal, souvent nocturne (« Les rues sont à peine éclairées par quelques lampadaires et la faible lueur de la lune ») est une des originalités du livre.

     

    Pour le reste, tout cela est souvent touchant, toujours instructif, indubitablement nécessaire, et un tout petit peu ennuyeux. Car Kaouther Adimi ne sait pas trop quoi faire de son Ryad, pauvre Ryad. Qui n’existe guère que par quelques traits pour le moins prévisibles — gentillesse et ignorance crasse de la jeunesse, fiancée française prénommée Claire et dotée d’ongles peints en bleu… Toute cette histoire de liquidation ne sert au fond pas à grand-chose, si ce n’est à esquisser un tableau de l’Alger actuelle qui se borne à nous faire regretter qu’il n’ait pas bénéficié d’une autre ampleur.

     

    Le plus intéressant, bien sûr, est le portrait de Charlot et le récit de son entreprise, soit ce qui constituait le parfait sujet de la biographie ou de l’essai auxquels auraient dû logiquement aboutir des recherches dont l’auteure affirme qu’elles ont été considérables, et on la croit. Mais la manie du roman a encore frappé. À ce sujet qui n’avait rien de romanesque il a fallu un Ryad, une Claire, un Abdallah… Résultat : au lieu du bel ouvrage sérieux, documenté et passionné qu’on entrevoit, un petit livre sympathique. Qui vient d’être couronné par le Renaudot des lycéens…

     

    P. A.

     

    Illustration : la librairie Les Vraies Richesses dans les années 1940

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  • https-_www.kazoart.comIl faut le reconnaître : c’est leur spécialité. Dickens, Mark Twain, Salinger, pour ne citer que les plus grands noms… Les Anglo-Saxons, malgré Le Grand Meaulnes, ont porté le récit d’enfance et d’adolescence à un degré supérieur de réussite. Et ne parlons pas du cinéma, de Laughton (La Nuit du chasseur) à Gus Van Sant (Elephant) en passant par Robert Mulligan (Un été 42) et George Lucas (American Graffiti). Combien en avons-nous connu, de ces petites villes où des lycéens se traînent entre drive-in et centre commercial, en proie à l’ennui et à l’obsession des filles ?... Que le ressort profond de ces récits reste efficace et que le genre puisse encore et toujours se renouveler, voilà pourtant ce que l’écrivain américain Jason Rekulak démontre avec un certain brio.

     

    « Glands mammaires »

     

    Qu’est-ce que « la forteresse impossible » qui donne son titre, anglais comme français, au roman ? D’abord, c’est le magasin de monsieur Zelinsky, lequel vend du matériel de bureau, de la papeterie et des magazines. Dont ce fameux numéro de Playboy où figurent des photos « incroyables » de Vanna White, la présentatrice bien connue de La Roue de la fortune (« On voit ses deux nichons en super gros plan. Les tétons, les glands mammaires, la totale »). Comme il est impossible, en 1987, à Billy, Alf et Clark, âgés de 14 ans, d’acheter sans détour un exemplaire, ils conçoivent l’audacieux projet de s’introduire nuitamment dans la place pour s’en procurer un, non sans laisser la somme due sur le comptoir. Ne reste qu’à séduire Mary, la fille du commerçant, pour obtenir le code permettant d’entrer dans la boutique en dehors des heures d’ouverture. C’est Billy, par ailleurs le narrateur, qui s’en chargera.

     

    Mais voilà… À une époque où « l’Internet tel que nous le connaissons n’existait pas », il est « parmi les rares privilégiés » à posséder un ordinateur, dont il a découvert avec stupeur qu’il n’était pas simplement « une console de jeux vidéo haut de gamme » mais « permettait de créer ses propres jeux ». « Et aussitôt, j’ai été accro », dit-il. Sauf que la jeune Mary, qui a le même âge, se révèle aussi accro que lui, et plus avancée dans le monde des geeks. Les manœuvres de séduction prendront du coup la forme d’un travail commun : la création d’un jeu inspiré par une gravure d’Escher et intitulé La Forteresse impossible(1).

     

    « Comme un croque-monsieur »

     

    Et ce qui devait arriver arrive… C’est Billy qui se sent attiré par cette jeune fille aux formes pourtant trop généreuses pour rappeler les mannequins en bikini qui couvrent les murs de sa chambre. Et elle ?... Mystère. Intermittences du cœur, conflit entre amour naissant et amitié indéfectible, bref, « sentiments (…) tout emmêlés comme des lacets mouillés, impossibles à dénouer ».

     

    On l’aura compris, c’est, loi du genre oblige, à un récit d’éducation que nous avons affaire, et « la forteresse impossible » est aussi le secret féminin ou, au-delà, l’âge d’homme dont sa révélation est censée représenter la clé. Les multiples significations du titre mettent en évidence ce qui constitue l’originalité la plus apparente de ce premier roman : le jeu vidéo qui s’y élabore en est à la fois le modèle et l’image mise en abyme. Son scénario (pénétrer malgré des ogres dans un château labyrinthique pour délivrer une princesse) programme le déroulement de la fiction dans son ensemble et s’y retrouve projeté sous des formes toujours nouvelles : à la boutique dans laquelle nos héros finiront bien par se glisser en franchissant de nombreux obstacles succédera par exemple un lycée de filles « situé sur le sommet d’une montagne » et entouré de clôtures susceptibles de « te griller comme un croque-monsieur ».

     

    « Loin des écrans »

     

    De cette apparente prééminence du code sur l’écriture et du pixel sur le caractère d’imprimerie, que conclure ? Jason Rekulak célèbre-t-il la défaite du livre, dès l’époque où, pourtant, « un livre qui se trompe, ça n’existait pas » ? Célébration qui serait bien paradoxale dans un roman, lequel de surcroît n’hésite pas à souligner ses emprunts à la tradition littéraire dans laquelle il s’inscrit : « C’était la pleine lune, et je connaissais le chemin par cœur, donc j’ai laissé ma lampe dans ma poche arrière. C’était agréable d’être dehors la nuit, parti pour une aventure réelle, loin des écrans d’ordinateur ».

     

    La réversibilité, suggérée et mise en scène, entre l’écran et le papier, le texte et l’image, le nouveau et l’ancien, est peut-être bien plutôt un moyen particulièrement adapté aujourd’hui pour tenter de cerner une réalité elle-même à double face : celle d’un temps de la vie qui peine à se détacher de l’enfance et se tourne déjà pourtant vers l’âge adulte. Et celle d’un thème qui, entre nostalgie et humour, burlesque et poésie, se révèle décidément une source inépuisable pour l’imaginaire.

     

    P. A.

     

    (1) Ce jeu existe, Jason Rakulak, qui a dû ressembler jadis à ses héros, précise dans une note finale qu’on peut y « jouer gratuitement sur [son] site d’auteur ». Si le cœur vous en dit, cliquez ici.

     

     

    Illustration : Relativité, gravure de M. C. Escher, 1953

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  • https-_azititou.files.wordpress.comVoilà un petit livre qui ne fera de peine à personne. Délicat, bien intentionné, riche en beaux et bons sentiments, bref, consensuel en diable, ce serait bien étonnant qu’il n’obtienne pas un prix dans la grande distribution qui se prépare.

     

    De Kaouther Adimi à Alice Zeniter, la mémoire algérienne est dans l’air de cette rentrée. Brigitte Giraud, qui est née à Sidi Bel Abbes et vit à Lyon, nous raconte l’histoire d’Antoine, qui habite Lyon et est appelé à faire son service militaire à Sidi Bel Abbes. On est en 1960. Antoine doit se séparer de Lila, laquelle est enceinte. C’est dur, mais quoi, il faut y aller. Antoine y va. Comme il est gentil, il a demandé à être infirmier pour soigner et ne pas se battre. Accordé. Le voilà affecté à l’hôpital de Sidi. Les gars de la compagnie sont gentils, on ne les entend proférer aucune grossièreté, c’est tout juste s’ils vont au bordel, ils ne savent pas très bien ce qu’ils font là. Lila est gentille aussi mais énergique : elle décide de rejoindre Antoine. Aussitôt dit, aussitôt fait, ils louent un petit meublé en ville. Le médecin responsable de l’hôpital n’est pas méchant, quoique un peu dérangé : il autorise le jeune époux à rentrer chez lui tous les soirs.

     

    « Les larmes coulent »

     

    Tout irait donc au mieux, mais il y a Oscar. Ce n’est pas qu’Oscar ne soit pas gentil, seulement il est dépressif car on l’a amputé d’une jambe. Antoine gagne son amitié. Quand la petite Lucie naît, il « pleure, dans les bras d’Oscar (…), les larmes coulent et celles d’Oscar se mélangent aux siennes ». C’est beau. Mais c’est compliqué : entre Oscar et Lila, entre l’univers militaire et le monde domestique, se crée dans l’esprit d’Antoine une sorte de rivalité qui aurait pu constituer un thème fort intéressant si l’auteure avait bien voulu en faire quelque chose. De même pour cette idée d’une guerre vécue indirectement, à distance, depuis « l’intimité de l’hôpital », « si étrangement paisible », où seuls « les membres broyés, les visages effarés », les récits des blessés revenus du djebel disent « l’histoire en train de s’accomplir ». Antoine, son copain Martin le cuisinier, n’ont « rien choisi de ce qu’[ils sont] en train de vivre » et « sentent comme ils sont en train de rater la vie qui aurait dû être la leur ». Tout se passe ailleurs, Brigitte Giraud s’attarde sur les sensations, parfois infimes, y compris dans les moments de violence, de « balles tirées » qui soulèvent la poussière et la laissent en suspension « dans le dernier fil de lumière rasante, émaillée d’insectes en tous genres ».

     

    Tout le monde est gentil

     

    Car il y a bien de la violence, une fin tragique. À mesure qu’on avance, qu’on en arrive à 1961, au référendum, à l’OAS, les yeux d’Antoine s’ouvrent et « il se sent trahi » (on ne sait pas trop par qui, au fond). Mais on ne peut pas se défendre du sentiment que Brigitte Giraud, tout au long de son livre et en dépit de son titre, fait comme son personnage quand il écrivait à Lila, cachant « le danger, la violence et la sauvagerie » pour célébrer plutôt « la douceur de l’air, la beauté du ciel au couchant et l’affection qu’il voue à Oscar ». Est-ce parce qu’elle raconte très vraisemblablement une histoire vraie, et familiale ? Tout ce qu’elle montre nous apparaît sous un voile de pudeur craintive et d’encombrante tendresse, un peu gêné aux entournures et, pour tout dire, précautionneux. Appelés, gradé, harkis, fellaghas, colons…, personne n’est vraiment à blâmer, tout le monde y trouvera son compte. La distance qui sépare les personnages de la crudité du réel se répercute dans le roman, en fin de compte aussi gentil qu’eux. Un beau texte pour pré-ados.

     

    L’écriture participe de ce sentiment, plate, appliquée, d’une candeur un peu désarmante. Ce qui n’empêche pas les fautes de français, au contraire : vocabulaire cocasse (des états d’âme qu’on « évince »), syntaxe hasardeuse (« C’est de cette Lila dont il ne peut pas parler ») renforcent l’impression d’une espèce d’innocence. Brigitte Giraud emploie constamment le charmant démonstratif cela, elle doit penser que c’est plus correct. Ou plus poli. Comme à l’école.

     

    P. A.

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