• photo Pierre AhnneChacun cherche la sienne. Ester croit l’atteindre en quittant pour le continent son village sarde, où, quelques années plus tard, elle désirera passionnément retourner ­— elle sera déçue. Son mari Raffaele rêvera toute sa vie de retrouver Gênes, « venteuse, altière, longue, fine, dessinée à la pointe sèche ». Leur petit-fils Gregorio n’envisagera de vivre qu’à New York, capitale du jazz. Aux yeux de sa compagne, la chanteuse Judith, dont les grands-parents ont fui l’Allemagne et dont les parents ont quitté l’Amérique pour Israël, c’est le succès qui apparaît comme une terre promise, sans fin dérobée. Et tous répètent le refrain : « Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? ». Car tous ignorent que « les terres promises n’existent pas » ou, ce qui revient au même, qu’elles se situent à peu près où nous sommes. Ainsi la mère d’Ester, qui n’avait jamais voulu s’éloigner de son village, fût-ce pour aller jusqu’à la côte toute proche, et qui, découvrant la mer peu avant sa mort, comprend « que la terre promise n’était somme toute pas si éloignée de l’endroit où elle avait passé sa vie, et qu’au fond il suffisait d’un petit effort pour franchir les bornes de son univers familier et accéder à un monde extraordinaire, juste à côté ».

     

    De quelle planète viennent-ils ?

     

    Seule peut-être l’a toujours su la fille d’Ester et Raffaele, Felicita, la bien-nommée. Certes, elle ne parvient pas à se faire aimer de Pietro Maria, le jeune aristocrate. Mais, refusant de renoncer à l’enfant qu’elle aura de lui, elle s’installe pour l’élever à la Marina, qu’elle ne quittera plus. Si ce quartier populaire de Cagliari, déjà célébré dans l’éblouissant Sens dessus dessous (voir ici), est peut-être la seule vraie terre promise du roman de Milena Agus, c’est sans doute que, là, « été comme hiver, le dimanche et les jours fériés, personne [ne va] nulle part ». Autour de Felicita, logée chez la misanthrope Marianna (« Parfois, même les passants dans la rue l’exaspéraient : elle les trouvait si moches et si grotesques qu’il lui venait l’envie de les anéantir »), c’est un chassé-croisé de désirs et d’insatisfactions qui se tisse. Qu’est-ce qui pousse les héros de Milena Agus à courir ainsi après un insaisissable idéal ?

     

    Derrière le motif de la fuite et du manque, lequel est le plus apparent dans Terres promises, s’en cache un autre, qui constitue peut-être le thème privilégié de l’écrivaine sarde : déjà au cœur du roman que j’évoquais plus haut, c’est celui de la singularité des individus. Felicita « ne ressembl[e] pas à une fille de Sardes ». « Elle [est] communiste, certes, mais elle ne partag[e] pas le monde entre amis et ennemis du peuple ». Sa mère, déjà, était « blonde dans un monde de brunes, avec un petit visage fin et doux parmi toutes ces femmes à l’air sévère ». Et son grand amour, Pietro Maria, comme elle « enfant unique dans une région où être dépourvu de frères et sœurs [fait] de vous une bête rare », est un « maigrichon, pâle et solitaire », qui, lui non plus, n’a pas « le type sarde »… « De quelle planète » viennent donc ces personnages, qui ressemblent tous, dirait-on, au petit Gregorio, « l’extraterrestre qui (…) [a] commis la folie de venir au monde » ?...

     

    Pas de côté

     

    C’est que le monde en question est structuré par des oppositions bien tranchées : pauvres et riches ; amis et ennemis ; la Sardaigne, haïe ou adorée, et le Continent ; les Italiens et les Arabes, qui peuplent les rues grouillantes de la Marina… Si les héros se sentent à l’étroit dans cet univers, c’est qu’ils n’entrent vraiment dans aucune case. Légers, mobiles, insatisfaits ou, au contraire, s’accommodant de ce qui n’est censé plaire à personne. On dirait qu’ils flottent, comme détachés de tout — ou seraient-ils au contraire plus ancrés que quiconque dans le réel ?

     

    Pour parler de ce décalage, Milena Agus pratique l’art délicat et élégant du pas de côté. Les choses sont dites, simplement, quelquefois crûment (« "Touche-toi", lui disait-il en se redressant pour la regarder tout en lui pinçant les tétons »). Pourtant, on a le sentiment de les aborder toujours sous un angle un peu indirect. Ainsi ne découvre-t-on les événements les plus importants, comme le cancer de Felicita, qu’incidemment et par allusions successives ­— avant qu’ils ne soient présents soudain comme des données naturelles.

     

    Aucune mièvrerie, on l’aura compris, dans ce récit qui n’hésite pas à faire l’éloge de la bonté et à déclarer : « Tout ce que l’on raconte au sujet des gentils qui sont des idiots est d’une grande bêtise ». Le ton adopté par Milena Agus, ce phrasé étrangement proche de celui du conte ou de la fable, lui permet tout. Dès qu’elle s’en éloigne, comme dans les dialogues un peu démonstratifs de la fin, on ressent comme une différence de pression. Mais elle reste presque toujours à la bonne altitude : assez à distance du réel pour en être le plus près possible.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gênes, « altière, longue, fine »…

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  • photo Pierre AhnneOn pouvait craindre le pire. Jugeons-en… Ils sont trois : Ilmiya, la « Rom », prostituée occasionnelle et accro au crack ; Ernst, qui pratique plutôt la bière Atlas ; Jul, qui aime le vin mais fait feu de tout bois. « Le Franprix de la rue Ordener » est leur lieu de résidence privilégié. Enfin, le trottoir devant le Franprix. Nos trois héros, inséparables, y survivent tant bien que mal, pratiquant la mendicité (« un travail éreintant »). Tom-Louis Teboul, qui travaille avec Emmaüs et connaît bien le monde de la rue, nous raconte dans ce premier roman un an de leurs existences, forcément sans espoir, tant il est vrai que, pour certains, « la chance ne tourne jamais ».

     

    L’art de la phrase

     

    Comment un tel livre échappe-t-il à tout ce qu’on serait en droit de redouter : pittoresque indécent prêté à la misère, sociologie déguisée en fiction, bons sentiments, protestation hargneuse et confortable ?... Par l’écriture. C’est-à-dire, d’abord, par la phrase. Tom-Louis Teboul sait qu’en écrivant quelque chose d’aussi simple que : « Ils mangèrent du pain humide et s’observèrent », on touche juste. Il sait trouver le bon dosage de sophistication et de tournures populaires, d’oralité et d’expression soutenue, retenant la leçon de Céline (« Toute seule qu’elle se retrouvait, avec ses bourrelets et son foie tout hépathique qu’on se demandait comment il avait pu tenir si longtemps »), parfois aussi celle de Genet (« Bientôt il se raconta sous les ponts que Paris détenait une reine, et les mendiants voulaient la rencontrer »). Le résultat est un savant mélange d’ironie et d’empathie, qui se maintient toujours au plus près des personnages et pourtant dans un léger décalage, manière la plus efficace de nous donner accès à leurs esprits (souvent confus). Sans compter, dans ce roman (forcément) de plein air qui est aussi un hymne à Paris, la présence des lieux et du temps qu’il fait, « les surprises d’octobre », « les dorures diplomatiques du ciel ».

     

    Tout cela au service d’une épopée burlesque, au sens le plus originel du terme. Une affichette promettant « une honnête récompense » à qui ramènera à son propriétaire un chow-chow égaré, une quête improbable couronnée par le succès le plus inattendu, une fortune soudaine, une brusque échappée romanesque, qui nous ferait presque croire à un départ possible vers d’autres horizons et une nouvelle vie…

     

    Faux-semblant, bien sûr. Comme les trois compagnons, on déchantera vite. La vérité du livre résidait bien, avant ces quelques pages finales, dans une structure fondée sur la répétition, les errances toujours circulaires, le retour inévitable des beuveries comme moyen d’évasion décidément unique.

     

    Les dorures du ciel sont à tous

     

    Il y a, dans tout cela, quelque chose d’évidemment et profondément politique. Non parce que Teboul n’aime guère la police et ne s’en cache pas. Et pas davantage parce qu’il n’épargne ni l’indifférence impitoyable de la société de consommation pour les êtres à qui celle-ci est refusée ni la bonne conscience ou la culpabilité honteuse de ceux qui se contentent de souhaiter « bon courage » aux mendiants (« qu’on pensait que ça suffisait le courage pour survivre »). La radicalité et la générosité de la démarche est d’abord ici, répétons-le, affaire de style. Pourquoi Ilmiya, Ernst et Jul, comme les femmes et les hommes réels à qui l’auteur dédie son œuvre et dont il énumère en exergue les prénoms, n’auraient-ils pas droit au langage et à la pensée ? Pourquoi ne pas leur permettre de discerner le « fil lumineux qui les reli[e] [entre eux] (…) et les un[it] également à la souffrance des autres vivants aux antipodes » ? Au nom de quoi ne pas laisser Ernst, au cours d’une unique échappée sur les bords de l’Oise, ressentir « le monde autour, les poissons, le courant, le vacarme des mouches » ?... Par leur langue exigeante et précise, par leur humour et leur ironie même, par leur usage contrôlé de la poésie, l’auteur ou son narrateur restituent à leurs héros dérisoires la complexité et la dignité de tout un chacun. Ils font, de ces « vies déposées au milieu du trottoir », des existences à part entière. Et de ceux qui les vivent, par-delà l’uniformité que répand sur eux la misère, des individus — mieux encore : des personnages de roman.

     

    P. A.

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  • www.opisybroni.republika.plDelcourt, qui fut longtemps une maison consacrée à la bande dessinée, fait peau neuve et s’adjoint une collection de littérature. Il y a, semble-t-il, tout lieu de s’en réjouir, si on en juge à ce deuxième titre paru. Dans le roman de Dirk Kurbjuweit, qui est rédacteur en chef adjoint au Spiegel, toutes les conditions du thriller sont réunies. Randolph et Rebecca sont un couple berlinois aisé. Elle a cessé pour l’instant de travailler, il est architecte. Deux enfants, un agréable rez-de-jardin. Tout irait bien si Dieter Tiberius ne demeurait pas au sous-sol. Dieter Tiberius a « une grosse tête, un front haut et sa coiffure ressembl[e] un peu à celle d’Elvis Presley ». Il se sert chez « Penny » et non dans « un des supermarchés bio » du quartier. « D’un côté l’architecte aisé et bourgeois, marié avec une belle femme, deux enfants, de l’autre, un enfant de la DDASS, seul et sans-emploi, bénéficiant du Hartz-IV, le minimum social ». Lequel commence par adresser des poèmes à Rebecca, puis se met à harceler le couple en prétendant, de façon répétée, qu’il abuse de ses enfants. Plaintes. Visites de la police. Avocats. Comment tout cela va-t-il finir ?

     

    Expulsons le sous-homme

     

    On le sait depuis le début : le père de Randolph, homme taciturne et collectionneur obsédé d’armes à feu, tuera Tiberius et se retrouvera en prison, où le roman commence, lors d’une visite. Pas de suspense, donc. Ni de rebondissements. Sauf un, et quel rebondissement. Mais il se produit tout à la fin de ce long roman, à la lecture duquel on s’aperçoit vite qu’il faut renoncer à l’hypothèse policière.

     

    Nous y suivons la lente et minutieuse reconstitution de tout ce qui a conduit au meurtre. C’est Randolph qui écrit. Pour qui ? Pour Rebecca, qui « ne possède pas encore tous les éléments » ? Pour son père, à qui il n’a jamais beaucoup parlé avant le drame ? Pour son jeune frère, qui le méprise de ne pas avoir réglé son problème tout seul ? Ou pour se persuader lui-même de son bon droit, à moins que ce ne soit de ses torts ?... Tout est là.

     

    Je proteste assez souvent contre les épaisseurs inutiles pour ne pas le souligner quand j’en rencontre un : certains livres ont besoin du volume et de la lenteur. C’est à un processus complexe que nous assistons ici. D’abord, la culpabilisation (comment prononcer cette phrase : Je n’abuse pas de mes enfants ?). Puis, une manière de « possession » : « Je devais me battre contre moi-même, contre des pensées et des images qui me hantaient ». Suivent en effet des idées plutôt inhabituelles chez un membre éclairé des classes supérieures : « Si tout cela était arrivé à Singapour, ils en auraient fini depuis longtemps avec Dieter Tiberius » ; « L’État ne protégeait pas ma famille, moi seul étais en mesure de le faire » ; « Si quelqu’un doit partir, alors c’est notre sous-homme » (c’est-à-dire, bien sûr : « l’homme vivant au-dessous de chez nous »). Pourtant, nos héros refusent avec indignation de faire usage de la violence. En quoi ils ont tort : « quelques coups de poing auraient peut-être suffi » à chasser Tiberius, lequel, par conséquent, « serait encore en vie ». Mais Randolph préfère recourir à « une stratégie » tissée « dans les tréfonds de [son] subconscient », faite de récits accablés à sa mère, qui les répétera fatalement à son père, ou de silences (« comme notre famille sait si bien faire »). Tout cela conduisant à l’issue que l’on sait. Bilan : « Notre couple est resté soudé, on peut au moins remercier Tiberius de nous avoir remis en selle ».

     

    Allemagne, mère blafarde

     

    On voit quelles régions explore le roman de Dirk Kurbjuweit, inspiré, paraît-il, de sa propre histoire. Exposées (mais le sont-elles toutes ?), les hypocrisies du bourgeois progressiste deviennent des contradictions, dont le détail suffirait déjà à installer le lecteur moyen dans un salutaire inconfort. Mais l’auteur allemand va plus loin qu’une réflexion purement morale sur le thème : courage et lâcheté. Ce qu’il esquisse, c’est une interrogation qui porte sur la démocratie et son fonctionnement, les rapports entre principes et faits, droit et violence.

     

    Et, en élargissant encore le point de vue, c’est toute l’histoire de l’Allemagne, de l’après-guerre à l’époque actuelle, qui se déplie. Images d’une enfance sous Adenauer, dominée par un père que les bombardements vécus dans sa propre enfance ont traumatisé et qui ne sort jamais sans un holster bien garni. Souvenirs de la guerre froide, et de l’époque où « Berlin grouillait d’agents [secrets] ». Crainte de la guerre nucléaire, qui fera du fils un pacifiste pendant la crise des euromissiles, en octobre 1981.

     

    « J’ai toujours voulu fuir », reconnaît le héros-narrateur. Et son histoire, comme celle de sa famille, est celle des démons engendrés par la peur, sous toutes ses formes. Mais ces peurs ne sont pas seulement celles d’un pays et d’une ville longtemps placés « au cœur d’une lutte entre deux systèmes, entre le bien et le mal ». Ce sont aussi les nôtres. Et l’écrivain allemand a inventé une manière assez diaboliquement habile de nous installer face à elles.

     

    P. A.

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  • www.chineescapade.comTous les livres de Mo Yan pourraient à la limite s’intituler comme le récit paru en 2013 et qui a pour titre Le Grand Chambard (Seuil, également traduit par Chantal Chen-Andro, voir ici). Le chambard du prix Nobel de littérature 2012, c’est bien sûr l’histoire de la Chine populaire, telle qu’il l’a vécue, de la Révolution culturelle aux nouveaux riches. Mais c’est aussi l’existence chaotique du petit peuple des campagnes, narrée sur le mode truculent ­— et, enfin, cette narration elle-même, tout en mélange de tons et en ruptures.

     

    Couvercle de théière et testicule unique

     

    On retrouve tout cela dans le recueil de sept nouvelles, parues dans des revues chinoises entre 1995 et 2000, que le Seuil publie aujourd’hui. Elles mettent en scène des communautés villageoises pleines de figures pittoresques, et ce, à tous les sens du mot : parmi ces « paysans pauvres et moyens pauvres » on compte une borgne, un muet, un aveugle, un enfant à (très) grande bouche, un homme à testicule unique (l’autre a été mangé par les chiens), et beaucoup de gens à tête carrée (l’oreiller en bois de jujubier en est la cause) ; la tête d’un autre personnage « est une lanterne en papier rouge » ; Gracieuse, une des héroïnes, est surnommée « Couvercle de théière », ce qui constitue « un grand éloge de la beauté »…

     

    Le pittoresque, c’est aussi la vie des villages ou des petits bourgs, la nourriture, les fêtes, les commérages, la famille omniprésente et la sagesse populaire — « En l’absence de souci, point de témérité, dans un moment critique, pas de lâcheté » ; « Une femme mariée est comme un cheval en rut, une tape sur la croupe et le voilà qui fait l’important » ; « Seule la merde fraîche peut coller à la peau ».

     

    Voyous héroïques

     

    Parfois, dans ce déluge d’adages, se glissent malignement quelques fragments mal digérés des pensées du président Mao (« Si la chaleur ne peut transformer la pierre en oiseau, elle peut transformer un œuf en oisillon »). Car la politique et l’Histoire ne sont jamais loin — comment pourrait-il en être autrement ? Le conflit entre l’ancien et le nouveau joue un rôle essentiel, « les seize points de la grande Révolution culturelle » se mêlant aux considérations sur le fauchage des blés. Mais si les cadres et les officiels sont souvent ridiculisés, l’image du régime ou de ses mutations est d’une complexité et d’une absence de manichéisme qui sont peut-être pleines de prudence. Ainsi le dernier récit, sans doute le plus beau, constitue-t-il un petit chef-d’œuvre d’ambiguïté idéologique. Au début de cette nouvelle, intitulée Graine de brigand, You Douguan manque d’être fusillé pour désertion ; puis, ayant usurpé par ruse le pouvoir du commandant de sa brigade de « civils mobilisés », il l’exerce si efficacement qu’il mène à bien la mission assignée, conquérant au passage l’estime de l’instructeur politique. Mais le « voyou » se prend lui-même d’admiration pour « ce communiste squelettique » qu’habite une foi « inébranlable ». Et cette conversion annonce la métamorphose du quasi-déserteur en héros de la guerre contre les nationalistes. Tout cela enveloppé dans un récit virtuose où se mêlent épopée, grotesque, tragique et un brin de fantastique, le tout ponctué d’échappées lyriques éblouissantes.

     

    Car le troisième grand personnage, après le peuple et l’Histoire, c’est l’écriture. Les narrateurs de Mo Yan adoptent souvent le ton faussement naïf du conteur populaire : « Vous pouvez vous faire une idée de mon humeur du moment ? Non, impossible. Car vous ne l’avez pas vue quand elle lui parlait »… Cependant, sous cette apparente bonhomie, c’est une sophistication extrême que révèlent ces histoires dont les dénouements souvent se dérobent : le héros de la nouvelle-titre, devenu homme des villes et retournant pour une visite nostalgique dans le village de sa jeunesse, y répondra-t-il au désir de son amie d’enfance retrouvée ? Celui de Trois chevaux, qui semblait préférer à sa femme ses bêtes, les a-t-il fait mourir d’épuisement sous nos yeux uniquement pour qu’elle lui revienne ? Gracieuse, alias « Couvercle de théière », a-t-elle pour finir été tuée, et par qui ?...

     

    « Soie rouge », « arbre mort », « sons de cloches épars »…

     

    Ce caractère énigmatique et comme inachevé n’est qu’une des formes que prend le (faux) désordre généralisé qui est le principe de récits troués d’ellipses et en proie au mélange constant des tonalités. Au milieu de scènes d’action frénétiques, ce sont parfois de brefs coups d’œil au cadre naturel, splendide en son indifférence. Car les sensations, olfactives ou, plus souvent, visuelles, jouent un rôle central : « Le ciel pâlit, (…) tout l’univers, des arbres aux herbes fanées, est teint en rouge » ; « La lumière hivernale est comme une douce soie rouge circulant entre ciel et terre » ; « Le crépuscule s’effaçait sans bruit, le ciel devenait d’un bleu pâle laiteux, (…) de la rivière Balong s’élevaient les souffles d’une brume légère »…

     

    Au hasard de ces paysages d’estampes, admirablement restitués dans la traduction de Chantal Chen-Andro, on aperçoit « un arbre mort et des choucas, un temple antique et des sons de cloches épars, une grève et des oies sauvages, une lune tronquée en forme d’arc »… Mais non : cette énumération décrit les images nées d’un air joué au violon par « le petit aveugle » de la nouvelle intitulée Musique du peuple. Et c’est aussi, bien sûr, dans cette belle mise en abyme, du violon de Mo Yan qu’il s’agit.

     

    P. A.

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  • www.espacemasson.beOn a envie de le relire, ne serait-ce que pour faire pièce aux idées reçues. Car tout le monde l’a lu, peu ou prou, et même appris. Toutes les quelques pages, en feuilletant ces Nonante-neuf poèmes, on se dit : tiens ! c’était donc aussi de lui… Et ce n’est pas là le moindre charme de la petite anthologie, établie par Rony Demaeseneer, Christian Libens et Rossano Rosi, qui vient de paraître dans la collection Espace Nord, dont j’ai déjà souvent parlé.

     

    « Ni Villon ni Verlaine »

     

    En effet, comme le titre suffirait à le rappeler aux distraits, Maurice Carême était belge. Né en 1899 à Wavre. Milieu modeste. Instituteur, ça va sans dire. Mais qui put, dès 1943, cesser de l’être, pour vivre uniquement de sa poésie. Quelle époque… Reconnu internationalement, couvert de prix, traduit en de multiples langues, il mourut en 1978 à Anderlecht, où il avait commencé à enseigner (« Tu n’es ni Villon ni Verlaine. / Ta vie ne fut que quotidienne : / Une pelote de semaines / Qui se déviderait pour rien »).

     

    Ce qui nous ramène aux idées reçues : parfois, le pire est qu’elles ne sont pas infondées. N’en déplaise aux trois auteurs du choix et de la postface, enthousiaste et savante, un inévitable parfum de craie s’élève de cette poésie, de blouses et d’encre bleue à même l’encrier (il y avait un petit trou ménagé en haut et à droite du pupitre à son intention : il était amusant, mais peu conseillé, de jouer à l’en faire émerger en le poussant par en dessous).

     

    On repense à tout cela (et était-ce après tout si merveilleux ?) en retrouvant tel vieux tube des préaux d’antan : « L’école était au bord du monde, / L’école était au bord du temps. / Ah ! que ne suis-je encor dedans / Pour voir, au-dehors, les colombes ! » Les nombreux hymnes à la mère semblent écrits pour être appris à l’occasion de la fête réactionnaire qu’on célèbre en chaque mois de mai. Et la fantaisie même de Carême est une fantaisie d’enfant sage (« J’ai rencontré trois escargots / Qui s’en allaient cartable au dos / Et, dans le pré, trois limaçons / Qui disaient par cœur leur leçon »).

     

    La mort derrière la porte

     

    Pourtant, comme vous vous en doutiez, il n’y a pas que cela. D’abord, on entend www.eurocles.comparfois des notes plus sombres. Les portes abondent, chez Carême, et elles sont toujours inquiétantes. « Il s’aperçut que la porte / Était tout en feuilles mortes », dit un poème. Mais un autre se fait plus précis : « Il entendit la mort / Derrière cette porte, / Il entendit la mort / Parler avec la morte ». Et puis, quand il délaisse les facéties pour cour de récré et qu’il adopte résolument le ton quotidien, le poète d’Anderlecht se révèle un authentique disciple d’Apollinaire. Voire, et mes lecteurs savent quel éloge c’est dans ma bouche, un contemporain d’Aragon : « La foi, l’amour, l’argent, la gloire / Chacun joue le jeu comme il peut. / Mais on devient si vite vieux / Au cœur de cette immense foire ».

     

    Surtout, Carême a eu le génie de s’en tenir au vers régulier. La postface le dit fort bien : contrairement à ce que s’imaginent tant les naïfs que les poètes du dimanche, la métrique et la rime ne sont pas choses ringardes ; et le vers régulier de Carême n’est pas si régulier que ça, ce qui lui permet de produire, au fil du propos, d’assez subtiles dissonances. Rosi, Libens et Demaeseneer en donnent des exemples aussi convaincants que précis.

     

    Alors, au dictionnaire des idées reçues : Carême, poète pour maîtres d’école ?... Oui. Mais il avait ses jeudis.

     

    P. A.

     

     Illustration : Le tableau de Georges Braque, Deux oiseaux, date de 1961.

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