• blogerslorrainsengages.unblog.frCe devrait être un des livres dont on parle en cette rentrée. Ou alors, c’est à désespérer. Tous les ans, parmi des ouvrages souvent séduisants, parfois moins, il y en a un ou deux qui tranchent par une sorte d’intensité particulière. C’était le cas, par exemple, en septembre 2017, de Fief, le roman de David Lopez, avec lequel celui de Nicolas Mathieu présente d’indéniables points communs. Au-delà de grandes différences : de propos, d’écriture, de volume…

     

    Après la fin de l’Histoire

     

    Car le premier miracle ici est qu’on lit sans efforts ni ennui un livre de 400 pages qui raconte, sans événements considérables, la vie d’un groupe d’adolescents, entre 1992 et 1998, dans une de ces vallées jadis ouvrières qui sinuent quelque part entre Thionville et le Luxembourg. Ces vallées, je les ai connues, Nicolas Mathieu a seulement changé les noms des lieux (Heillange au lieu d’Hayange, Lameck pour Fameck…). Mais je les ai connues alors que les aciéries lançaient encore leurs ultimes feux, qui faisaient de la traversée nocturne de certaines localités une féerie brutale. Dix ans plus tard, quand le roman de Mathieu commence, le dernier haut-fourneau n’est plus qu’ « une jungle de rouille, un dévalement de tuyauterie (…), tout un fatras d’escaliers et de coursives, de tuyaux et d’échelles, de hangars et de cabines désertées ». Les décideurs proclament que « le temps du deuil est fini », les jeunes en ont « ras le bol de toute cette mémoire ouvrière ». Dans les cités misérables, « les petits dealers [ont] remplacé les cols bleus »…

     

    Vue depuis un recoin significatif, c’est tout un tableau de la société française en des années décisives qui se déploie, mine de rien, sans qu’on tombe pourtant jamais dans la sociologie historique : tout vient naturellement, car tout est sans cesse incarné par des individus, lesquels sont avant tout des corps.

     

    Il y a deux personnages principaux : Hacine et Antony. Ce dernier a 14 ans, puis 16, puis 18, puis 20. Au début, il traîne tout le temps avec « le cousin ». C’est l’été. Ils rencontrent deux filles, Stéphanie, dont le père veut construire une piscine et devenir maire, et Clémence. Antony a à peine vu la première qu’elle est « déjà comme une de ces ritournelles qui vous trottent dans la tête jusqu’à vous rendre cinglé » : « Il souffrait ; c’était bon ». Il couchera avec Vanessa, sans cesser d’être amoureux de Steph. Autour de ces premiers rôles, toute une galerie de figures dont aucune n’est négligée ni prise de haut (voir les très beaux chapitres consacrés aux parents des uns et des autres). Les brassant et les confrontant, l’auteur met en scène toute une série de dualités et de contradictions : bourgeois ou prolétaire, immigré ou pas, bled (où Hacine, après quelques déboires, est emmené par son père, mais d’où il reviendra), homme ou femme… Mais ces contradictions ne se résolvent pas pour produire du nouveau : l’Histoire, celle du grand H, est finie. Ses mécanismes continuent de fonctionner à vide, dans un monde lisse et clos, qui n’offre pas de prise.

     

    Trop jeune

     

    On rêve de le fuir mais on y reste, pour y mener, bon an mal an, « une existence semblable à celle de [son] père » et y subir « une malédiction lente ». On tourne en rond sur des motos, « tête nue, incapable d’accident, trop rapide, trop jeune, insuffisamment mortel ». Les désirs s’exacerbent, ceux qui se donnent carrière crûment dans des habitacles de voiture ou des usines abandonnées, et le vaste désir sans objet de l’adolescence, l’ « énergie incessante » mêlée d’un « sentiment de boue ».

     

    Cet âge serait-il à la mode ? Il est aussi le sujet du livre de Julie Peyr,  Anomalie (Équateurs), et, autrement, de celui de Laurence Cossé, Nuit sur la neige (Gallimard), qui viennent de paraître. Mais peut-être la mode n’est-elle jamais passée depuis Le Grand Meaulnes, que Nicolas Mathieu fait lire à une de ses héroïnes (« Il planait là-dessus un climat qui lui convenait, par moments, quand elle était fatiguée, qu’elle avait trop mangé »). Le langage de ces jeunes gens d’avant le téléphone portable, très contemporain malgré tout, nous emmène pourtant loin d’Alain-Fournier : « — Bah elle est très bien ta chatte. — Non, mais là. On dirait un steak… — T’es malade. Elle est super-mignonne. — Ouais, mais la tienne, elle est parfaite. — J’avoue »…

     

    « Tristesse mercantile »

     

    Il y a dans Leurs enfants après eux une forme d’hyper-réalisme qui nous met au-delà du réalisme plat, là où l’exactitude extrême se transcende dans l’expression de ce qui apparaît comme une vérité. Évidemment, tout cela est question d’écriture. Celle de l’auteur nancéien, toujours en équilibre entre ironie, lyrisme et précision, se révèle dans l’art du paragraphe, de ses alternances rythmiques et de sa chute. Dans une science très sûre, aussi, de la mise en scène, c’est-à-dire du temps et de l’espace. Le temps, ici, est d’abord celui qu’il fait, au cours de quatre étés accablants, quand « les tours mêmes sembl[ent] prêtes à s’affaisser, hésitant dans les brumes de chaleur », et que, « par instants, une mob kitée pratiqu[e] une incision bien nette dans le silence ». Quant aux lieux, ils ont, d’une certaine façon, le premier rôle. Zones commerciales où « une tristesse mercantile monte de terre », routes départementales dans les bois, lacs où l’on va se baigner et où parfois on se noie, ce sont eux qui disent le mieux le mélange d’exaltation et de désespoir qui est au cœur de ce gros livre. Lequel, avec son ton unique, grinçant et déchirant tout à la fois, est peut-être bien aussi un grand roman.

     

    P. A.

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  • objectif-aero.comModeste, superstitieuse ou dissimulatrice, elle s’était bien gardée de l’annoncer lors de l’entretien qu’elle a accordé, en janvier dernier, à ce blog. Se contentant de répondre, à la question : « Envisagez-vous de revenir un jour au roman ? », un « J’aimerais bien » qui révèle un sens de l’humour indéniable, alors que, quelques mois plus tard, paraît ce livre d’une écrivaine qu’on connaît surtout comme scénariste, auprès, notamment, d’Antony Cordier et d’Arnaud Desplechin.

     

    Bizarreries

     

    Voici donc, treize ans après Le Corset (Denoël, 2005), le second roman de Julie Peyr. Roman étrange, tranquillement audacieux, qui mérite bien des éloges. Mais je ne voudrais pas qu’on m’accuse d’être de parti pris quand il s’agit de gens avec qui j’ai réalisé des entretiens… Aussi commencerai-je par quelques réserves. Avouons-le, c’est écrit de façon parfois un tout petit peu bizarre. Je ne parle pas des fautes qu’on trouve aussi partout ailleurs (virgules légèrement au petit bonheur, passés simples et imparfaits échangeant, à la première personne, souvent leurs places, etc.). Mais « un jour qu’on le contemplait faire la mariole », j’avoue que je n’avais jamais vu. Et que dire, par exemple, de cette cassette audio qu’on « hisse » au-dessus de sa tête ?...

     

    Et puis, on s’interroge : pourquoi l’auteure a-t-elle choisi d’écrire à la première personne, si c’est pour adopter le point de vue d’autres personnages à chaque fois qu’elle en a envie ou besoin ? Les « je l’imagine », « Leïla me le raconterait plus tard », un dispositif narratif révélé un peu tard lui-même ne suffisent pas complètement à rendre acceptable pour le lecteur ce qui reste malgré tout une facilité.

     

    Poésie

     

    Voilà, c’est dit. Et je peux, la conscience tranquille, écrire tout le bien que, fondamentalement, je pense de ce livre. Du reste, ce que j’appelais plus haut ses bizarreries contribue peut-être à l’aspect essentiellement poétique d’une prose qui ne se prive d’aucune image. Risquant, certes : « Son regard me fit l’effet d’une pompe en train de m’aspirer tout entier » ; mais inventant aussi le parallèle entre des « fils électriques portés de mât en mât » et « de jeunes enfants pleins de malice et de défi, mont[ant] avec grâce et détermination vers le ciel ».

     

    Car, autant qu’un roman, et malgré les détours d’une intrigue à pièges et mensonges, c’est bien avant tout d’un hymne poétique qu’il s’agit. À quoi ? D’abord, à l’adolescence. À ses exigences d’absolu, à la nostalgie anticipée qu’elle sécrète pour ceux mêmes qui la vivent. Mehdi (le narrateur) et sa sœur Leïla ont dix ou douze ans au début du livre. Ensuite, ils vont grandir. Ils vivent dans l’Île-Saint-Denis, « long et étroit filament de terre incrusté dans un méandre de la Seine ». Danielle, institutrice communiste, et Dédé, son mari, les ont adoptés tout petits (on saura par la suite que c’est plus compliqué). Ils font de la natation. C’est comme ça qu’ils rencontrent Mai, une fille du même âge mais d’un autre milieu, que ses parents envoient nager pour soigner une scoliose sévère. Cette déformation osseuse est la première anomalie du roman. Il y en aura d’autres, au moins si l’on se réfère aux conventions dominantes : les relations du frère et de la sœur sont loin de s’y plier ; idem pour celles qu’entretiennent les deux filles ; celles qui les unissent tous les trois pas davantage, et l’on retrouve là des motifs et des centres d’intérêt déjà présents dans Le Corset ou dans les scénarios que Julie Peyr a écrits avec Antony Cordier (Douche froide, 2005, Happy Few, 2014).

     

    Se perdre

     

    Car ce qui est célébré ici, c’est, en même temps que l’âge des avidités et des découvertes, le désir. Il s’avoue à chaque page du roman de Julie Peyr, ce « désir au fond du ventre », qui est « aussi le vide ». « Plus rien n’[a] d’importance » ; on accepte « de se perdre pour quelqu’un ». On lui écrit : « Je suis jalouse des vêtements que tu portes, de l’air que tu respires, du gant qui te lave »… Que viendraient faire ici la sociologie, et la componction de rigueur devant les inégalités ? L’auteure, et c’est encore une grâce qu’il faut lui rendre, nous les épargne. Même si elle évoque au passage bavures policières et émeutes urbaines, elle tire, pour l’essentiel, des paysages de la banlieue toute la charge lyrique dont, depuis Apollinaire au moins, on les sait porteurs : « les pylônes, les grues et les forges, les moulins, les blanchisseries, les cimenteries, les abattoirs, les laminoirs, les entrepôts, les silos, les puits… », composent un fantastique terrain de jeu et de rêve pour ses jeunes héros.

     

    Le tout, bien sûr, pris dans « les bras de Seine, aux reflets tantôt bleus et ocre, tantôt vert-de-gris ». Ce n’est pas un hasard si tout ou presque se passe dans une île. Le thème de l’eau baigne et unifie le récit, semblant animer la phrase elle-même, souple et fluide. C’est la pluie et ses jeux de lumière, souvent présents. C’est l’eau de la piscine, évidemment, où, pour peu que l’on plonge, on entre « dans le monde des corps sans tête, s’agitant (…) au cœur d’auréoles blanchâtres ». C’est, surtout, le fleuve, omniprésent, avec ses « eaux épaisses, sombres, huileuses, émaillées de mystères ». Et qui, « parmi nos déchets chimiques et nos eaux usagées, charri[e] (…) les corps des jeunes filles inconsolables ». Poésie, vous disait-on…

     

    P. A.

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  • www.pinterest.frLe Mercure continue. Serein, malgré la mode, l’éditeur descendant de la revue symboliste du même nom s’entête, pour notre plus grand bonheur, comme on dit, à nous faire découvrir des pans plus ou moins ignorés de la littérature 1900. Ce sont des curiosités, si l’on veut, mais les curiosités sont toujours instructives et en fin de compte bien davantage que de simples curiosités.

     

    En voici une, de surcroît, à plus d’un titre. D’abord, un roman de Remy de Gourmont, fondateur du Mercure en tant que revue, est toujours curieux. Sixtine, déjà, republié récemment, mettait en scène la tension, chez ce grand amateur de contradictions, entre symbolisme et critique ironique du symbolisme.

     

    « Je n’ai pas d’opinions morales… »

     

    Que dire quand il s’agit, en plus, d’un inédit, achevé en 1899 après des années de réécriture, et jamais publié : en ces périodes d’attentats anarchistes, il n’était pas recommandé de faire s’achever un roman sur la destruction par bombe du palais Bourbon. Auguste Vaillant n’avait-il pas, le 12 décembre 1893, fait exploser à l’Assemblée nationale un engin véritable ?

     

    Par-dessus le marché, ce texte, si l’on en croit la savante préface, marque et négocie un tournant dans l’œuvre et dans la vie de son auteur : rejet du symbolisme exacerbé des débuts, prise de distance par rapport au spiritisme, que Gourmont pratiqua (Huysmans se serait converti après avoir vu tourner chez lui un guéridon), et à l’anarchisme, pour lequel il eut des sympathies : « Je ne suis anarchiste que pour moi seul », dit Salèze, le héros. Et, ailleurs, en une assertion qui fleure bon le nietzschéisme : « J’ai des opinions esthétiques, c’est-à-dire des goûts : je n’ai pas d’opinions morales… ».

     

     Nuages épandus, chairs de rubis…

     

    Le héros… Si on veut. Certes, il est question de ses amours avec la belle et hystérique Élise. Mais, si leur relation est loin d’être uniquement cérébrale, les véritables aventures sont ici avant tout philosophiques. L’arroi, en vieux français, c’est l’ordre. Désarreier, c’est mettre en désordre. L’indigeste postface nous l’apprend. Et Salèze, jamais avare de sentences, confirme : « L’homme n’est homme qu’à l’heure où il dérange l’ordre, et il n’est libre qu’à ce prix ». Refus, donc, de l’idéalisme (et par conséquent du symbolisme) ; nihilisme au sens nietzschéen du mot (« Savoir, c’est nier », « Comprendre, c’est tuer ») ; dépassement, enfin, de cette position négative et de toutes les naïvetés des « ravacholets » anarchistes, dans l’affirmation d’un gai savoir un peu arrangé, pour lequel, littérature oblige, « ce qui n’est pas acquiert dans la pensée exactement la même existence que ce qui est ».

     

    Oui car, il faut l'avouer, tout cela resterait à la limite de la littérature proprement dite, s’il n’y avait… Heureusement, il y a. L’atmosphère générale, d’abord, toujours au bord de basculer dans la frénésie (« La Seine semblait un Styx ; des reflets de falots y tremblaient comme des âmes désespérées, et l’on entendait monter de la berge une sourde plainte océanique »)… Le style, autrement dit, frisant toujours l’excès, dans l’exhibition de ses sortilèges : « La lumière se faisait doucement crépusculaire ; des nuages violets s’épandirent à l’occident… ». Ou, pour ceux qui préfèrent : « Il marcha vers (…) la joie des amours secrètes, vers la chair cachée qui se gonflait comme une grenade pleine de rubis ».

     

    Allons ! Encore un beau bijou fin-de-siècle…

     

    P. A.

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  • fr.m.wikipedia.orgVoici deux livres qui ont bien des mérites : la brièveté ; le refus de s’inscrire dans des genres connus et répertoriés ; le goût, surtout, d’une certaine profondeur.

     

    De ce dernier point de vue, la préface de Charles Juliet à l’ouvrage de Françoise Ascal annonce, par le seul nom du signataire, la couleur. Si l’on ose dire. Car trois fils s’entrecroisent dans cette mince plaquette, peu mais judicieusement illustrée : la longue vie et l’œuvre du peintre Camille Corot ; la courte existence, plus rêvée que reconstituée, d’un autre Camille, jeune paysan tué en 1914-18 et parent de l’auteure ; les questionnements et les réflexions de celle-ci.

     

    Quel rapport entre celui qui œuvra « dans une période d’accalmie [historique] précaire », celle qui naquit dans « le fracas des bombardements » et le jeune homme mort « vingt-huit ans » avant elle ? Aucun. Sinon que l’une, chaque fois qu’elle retourne dans son « paysage d’enfance », éprouve le sentiment irrésistible d’être « dans un Corot ». Et que le dernier, imagine-t-elle, « dort plus sûrement qu’ailleurs » dans les clairières et sous les arbres que le premier a peints.

     

    « Dans les bois de mon atelier »

     

    Cependant l’alternance des trois figures et des trois thèmes s’impose vite comme une évidence, grâce au rythme même du livre dont le cours capricieux les relie. On y voyage comme au fil de l’eau, et on rêverait difficilement plus étroite symbiose entre un texte et son sujet.

     

    Car le sujet de La Barque de l’aube, c’est avant tout le rapport intime de l’auteur à l’œuvre du peintre de tant d’étangs et de rivières sous des arbres. Entièrement reconstitués après coup, d’ailleurs, au moyen de carnets et de croquis : « Après mes excursions, j’invite la Nature à venir passer quelques jours chez moi », écrivait-il. « Je cherche des noisettes dans les bois de mon atelier ».

     

    Et quoi d’autre ?... « Ce qui surgit sur la toile, ce n’est pas le paysage mais le souvenir du paysage » note Françoise Ascal. Et, s’adressant, comme elle le fait tout au long du livre, à l’artiste, elle poursuit : « Traversant différents filtres, ta peinture prend ses distances avec le réel ».

     

    « Sait-on ce qu’est le réel ? » Pour le saisir, il faut lui tourner le dos, plonger dans les images issues d’une « mémoire collective », pour finir par peindre « toujours le même paysage » baigné d’« une lumière unique. Celle de nos inconscients ».

     

    « Herbes, frondaisons, ciels dans de sourdes tonalités dont on ne sait si elles vont se dissoudre avec la lumière matinale ou s’intensifier pour rejoindre l’obscur ». Françoise Ascal, parlant des tableaux de Corot, essaie d’atteindre ce que Corot traquait, et qui se dérobe. « Du monde allégé qui est le tien s’élève un chant. Sources, oiseaux, feuillages, vents répandent leurs ondes sonores », écrit-elle. La musique qu’elle évoque est aussi la sienne.

     

    D’un peintre à l’autre

     

    Rapprocher son livre de celui de Barbara Lecompte est tout à la fois tentant et trompeur. artpeintureidp.canalblog.comTentant car, ici aussi, c’est sur la fascination pour un peintre que l’ouvrage repose et autour du regard porté sur ses toiles qu’il se construit. Tentant, aussi, parce qu’on ne peut rêver plus belle symétrie que celle qui oppose le « tendre Corot » à l’homme « détestable » que semble avoir été Georges de La Tour, les extérieurs et la lumière de l’un aux intérieurs en clair-obscur de l’autre.

     

    Mais, très vite, le parallèle s’effrite. Même si l’auteure de Madeleine ou l’incandescence s’exprime à la première personne et évoque parfois ses voyages sur la piste du maître, de ses œuvres ou de son modèle, elle reste bien plus en retrait que celle de La Barque de l’aube. Malgré les détours vers le cadre historique ou vers d’autres peintres, la construction est aussi plus visible, portée par les quatre tableaux que l’artiste du XVIIe siècle consacra à la figure de sainte Madeleine. Soit, successivement, La Madeleine aux deux flammes, au miroir, à la veilleuse, au livre, dont les reproductions figurent en tête des chapitres qui leur sont respectivement consacrés.

     

    Si ce n’était le titre d’un de ces tableaux, Madeleine au miroir aurait pu être celui du texte. Celui-ci navigue en effet entre le peintre (sa vie, à une époque troublée, entre duché de Lorraine et royaume de France) et la sainte qu’il a représentée (son existence dissolue, sa conversion, sa fin de vie érémitique, telles que nous les narre la légende). On désigne souvent la compagne du Christ par l’expression de « Tour de la foi ». Et le beau chiasme lacanien par lequel Barbara Lecompte explique l’attirance du peintre pour elle résume bien son livre, placé sous le signe du reflet : peignant Madeleine, l’artiste, relève-t-elle, proclamait sans doute « la foi de La Tour ».

     

    D’un réel à l’autre

     

    Car le Lorrain ne s’attarde pas à la belle pécheresse, parfois vêtue de ses seuls longs cheveux, qui fascina tant de ses confrères : « La Tour peint une orante. Madeleine ne craint pas la nuit, elle s’en drape. Elle n’est pas débraillée, à demi nue, elle s’est dépouillée de sa coquetterie ». La flamme d’une chandelle, qui éclaire sa rêverie et joue sur le crâne qu’elle contemple, c’est, métaphoriquement, « le Feu de Dieu ». Les descriptions que fait l’écrivaine de ces tableaux, moins lyriques et sensitives que celles de sa consœur Françoise Ascal, sont tendues, on le sent, dans une exigence qui rend d’autant plus regrettables les (rares) accrocs à une langue rigoureuse (tel cet inattendu « pelage » attribué à un rouge-gorge).

     

    Est-ce d’ailleurs vraiment de descriptions qu’il faut parler ? Si elles partent d’un examen minutieux de chaque toile, c’est pour glisser, par cercles concentriques, de leur surface à des profondeurs toujours reculées. Comme Madeleine, comme La Tour peignant Madeleine, et sans doute sous l’empire de la même ferveur, Barbara Lecompte mène ici, plutôt qu’une réflexion, une méditation. Elle aussi, elle s’efforce de saisir ce que poursuit en vain l’artiste dont elle parle. Ce n’est pas le réel, ici. C’est Dieu. Est-ce bien différent ?

     

    P. A.

     

    Illustrations : Jean-Baptiste-Camille Corot, Le Batelier de Mortefontaine (vers 1865-1870) / Georges de La Tour, Madeleine au miroir (vers 1635-1640)

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  • www.pinterest.frÀ travers l’alternance de journées caniculaires et de frimas qu’il faut désormais se résoudre à appeler printemps, l’été approche. Soyons optimiste et imaginons-le tel qu’il devrait être : voué aux longues siestes dans les chambres où des rais de soleil filtrent par des persiennes mi-closes ou aux lectures méridiennes dans des fauteuils en rotin sous de grands arbres. Voici un roman taillé pour ça. Ça fait plaisir, de temps à autre, un bon gros roman. Surtout quand, tout en jouant brillamment le jeu en matière de réalisme et d’intrigue bien charpentée, il offre le supplément voulu de malignité et de bizarrerie.

     

    Les Anglais, dit-on, ont le don pour ce genre de choses. Ça tombe bien, Elisabeth Day, bien qu’elle ait « grandi en Irlande du Nord » (pourquoi ce détail ?), est « née en Angleterre ». Et la quatrième de couverture résume son livre en trois formules qui l’inscrivent dans une tradition bien insulaire : « roman noir » ; « comédie sociale » ; « humour grinçant tout britannique ».

     

    Mystère

     

    « Roman noir », donc. Avec son mystère indispensable, que l’auteure réussit à rendre assez haletant malgré sa relative minceur, première victoire. Que s’est-il passé lors de la somptueuse fête donnée par Ben Fitzmaurice, fils de lord et futur ministre, pour son quarantième anniversaire ? Il a bien dû se passer quelque chose, pour que sa femme soit à l’hôpital dans le coma, son « meilleur ami », Martin, au commissariat, en train de répondre à deux enquêteurs, et Lucy, l’épouse de ce dernier, plus ou moins internée dans un centre de repos.

     

    En une construction qu’on dira classiquement virtuose, le récit fait alterner le journal tenu par Lucy, les réflexions de Martin pendant son interrogatoire et ses souvenirs plus anciens — dont on découvrira sur le tard qu’il vient de les rédiger, pour nous, mais pas seulement. Ce va-et-vient entre les époques et les narrateurs n’est pas gratuit. Il met en évidence l’immense écart entre Martin vu de l’intérieur, tel qu’il se met en scène à ses propres yeux (cynique, froid, « grinçant », critique d’art désabusé, auteur d’un best-seller intitulé L’Art : et si on s’en foutait ?), et le Martin que les autres voient et dont ils disent : « La moitié du temps, il fait semblant d’être compliqué alors qu’il est juste naïf ».

     

    Hargne et secret

     

    Les raisons de ce décalage, qui fait de la vérité dans tout le roman une denrée flottante et insaisissable, sont d’abord à chercher du côté de la thématique « sociale » qu’on nous annonçait. Tout repose ici sur la fascination éprouvée dès l’adolescence par Martin, brillant sujet d’origine modeste, pour le plus séduisant et un des plus fortunés de ses camarades de classe. Ce qui offre l’occasion d’un portrait au vitriol de la classe dominante britannique, dont Ben est le parfait produit : « Tout ce que fait Ben est motivé uniquement par son intérêt. Ce n’est pas qu’il soit méchant. Il pense qu’il en a le droit, comme tous ceux qui sont de la bonne famille, qui ont de l’argent, qui ont grandi dans un manoir, qui ont fréquenté les écoles de l’arc Oxford-Cambridge, qui sont beaux et qui n’ont jamais eu à se battre pour rien ».

     

    Baisers et miroirs

     

    Malgré une hargne sympathique, cet aspect du roman d’Elisabeth Day n’est pas le plus original. James, bien qu’américain, Forster, bien d’autres, nous ont accoutumés depuis longtemps à cette spécialité d’outre-Manche. On pense souvent ici au second, et pour plus d’une raison. Car, comme chez le premier, il y a un motif dans le tapis, longtemps retenu, amené peu à peu, décliné fermement mais avec délicatesse. La différence de classe et le secret qu’on ne vous dira pas ne sont pas les seuls fondements de la relation qui unit Martin et Ben. Elle est née à l’âge des nudités entrevues, des contacts de hasard, des baisers partagés sous prétexte de cannabis. Et c’est cette passion, forcément inégale, qui est le moteur caché de la dépendance de Martin par rapport à Ben et aux siens. Ce que Lucy appelle crûment « sa condition d’esclave ». Et ce que lui-même, parvenu à la lucidité, résumera en ces termes : « J’étais leur miroir, placé dans la position idéale pour leur renvoyer le reflet le plus flatteur possible ».

     

    C’est en effet aussi à une espèce de cruel roman d’éducation que nous avons affaire. Si tous les regards des personnages y convergent sur Ben le charmeur, le livre, lui, a bien pour centre la figure de Martin, étonnant nœud de contradictions, maniaque, jubilatoirement misanthrope, vaguement ridicule, mais accablé par ce que lui-même identifie comme un « destin » : « porter le chapeau à la place de Ben au moment où il en aurait le plus besoin ». Le choix de ce personnage-reflet, doublure, comparse bien plus intéressant que celui qui fait figure de héros aux yeux de tous, contribue grandement à donner à ce livre solide la part d’indécidabilité et de fragilité qui en fait le prix.

     

    P. A.

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