• www.tout-sur-google-earth.comUne certaine tradition lyrique et, sans doute, post-romantique, assimile volontiers la poésie au feu. Mais Rossano Rosi le dit bien, dans la quatrième de couverture de son livre : « Le feu serait plutôt le temps ». Et, par voie de conséquence, la poésie, « qui rassemble les restes du temps », aurait à voir avec la cendre.

     

    Conception, comme le titre, empreinte d’une certaine modestie, laquelle va de pair ici avec une vision artisanale, voire malherbienne, de l’art poétique. Vers strophes rimes, dit le sous-titre. Et, de fait, Rossano Rosi fait de tous ces très anciens outils un usage brillamment actuel. Vers : pairs, impairs, il y sont tous, avec ou sans diérèses et malgré les quelques fantaisies en matière d’e muets que chacun, depuis Aragon, peut s’autoriser sans trop d’états d’âme. Rimes : quel festival ! Où l’on n’hésite pas à faire éclater les mots :

    « … ailleurs, à l’étranger, bien que plus jamais — ou

    presque — je ne m’en aille à l’étranger, je trou-

    ve face à moi… ».

    Mieux encore :

    « … Assez de toutes ces voix doctes

    péripapotant au salon ! Ah… fuck ! Te

    rends-tu pas compte,… »

    Pour ce qui est des strophes, notre homme ose à peu près tout. Sans dédaigner pour autant les structures répertoriées, tels le sonnet, ou même, Dieu me pardonne ! le pantoum…

     

    « J’écoute les Smiths… »

     

    Tout cela au service de ce qu’on pourrait appeler, pour faire vite, une autobiographie poétique. On pense au Chêne et chien de Queneau, bien sûr. Et aussi, souvent, à Aragon, cité plus haut, et à son Roman inachevé. C’est dire que l’humour et le quotidien, l’humour par la présence même du quotidien, sont au cœur de l’entreprise :

    « J’ai rêvé cette nuit, je crois, que j’étais jeune.

    Puis je me suis levé. Je m’assois. Je déjeune. »

    Ou encore :

    « Coincé dans un embouteillage,

       j’écoute les Smiths.

    Me revoilà dans mon cher âge

       des années jadis. »

     

    Ordre et désordre

     

    Car ce sont bien des éclats d’existence qui sont ici restitués. D’existence probablement vécue (l’adolescence, le voyage obligatoire à Londres, les études, la vie de famille, les enfants…) et aussi d’existence rêvée, avant tout par et dans les livres — et toute une section du recueil est consacrée, de Gide et Racine à Tony Duvert ou Enid Blyton, à des évocations de lectures.

     

    Cette réduction d’une vie à des débris, dont la forme ramassée du poème accentue le caractère fragmentaire, est aussi ce qui empêche de prendre le recours au vers régulier pour un simple exercice de style. En cassant, par ses exigences purement formelles, le lyrisme, il crée entre syntaxe et prosodie une tension que Rosi exploite systématiquement au maximum. Introduisant, du coup, la notion de rupture, de brisure, le déséquilibre que celles-ci entraînent, à l’intérieur même du discours. Par là, et comme il le faisait, d’une autre manière, dans son beau roman autobiographique Hanska (Les Impressions Nouvelles, 2016), l’écrivain liégeois déconstruit le récit qu’il semblait, du même geste, construire. Et rend son existence, les nôtres aussi, à leur fondamental désordre.

     

    P. A.

     

    Illustration : quelque part à Liège...

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  • photo Pierre AhnneCe mince récit pourrait venir s’ajouter à une liste qui tendrait à l’infini : celle des romans d’éducation sentimentale (Adolphe, Flaubert, les jeunes filles et leurs ombres, Meaulnes…, on vous épargnera le poids des exemples). Mais quelques pas de côté suffisent à lui donner une place un peu à part dans cette vaste généalogie.

     

    Le premier : la narratrice est une femme, l’aimée aussi. C’est en Corse que celle-là, adolescente, rencontre celle-ci, à peine plus âgée. « Je me trouvais sous la férule d’un parent qui m’accueillait pour les vacances mais qui (…) résolut de m’interdire de quitter l’enceinte de la maison et du parc dans lequel il louait des bungalows ». Sauf que, dans un de ces bungalows… Coup de foudre, premier baiser. Expulsion par l’oncle indigné, qui réexpédie dans ses foyers la jeune rebelle. Les années passent. Elles ne se revoient qu’épisodiquement, mais elles s’écrivent (« La boîte au coin de la rue était ma chambre dérobée. J’y passais la nuit en pensée, allongée sur l’enveloppe que je venais de jeter »). Elles partagent quand même un lumineux été à Minorque. Puis, les années recommencent à défiler. Elles se revoient une dernière fois. Et ce fut tout, comme aurait dit un auteur cité plus haut.

     

    L’être et l’avoir

     

    Le choix de l’objet n’est cependant pas la principale originalité de l’histoire d’amour qu’on nous raconte ici. C’est cet amour même qui est singulier, d’une singularité résumée en une phrase : « Je n’aimais pas quelqu’un de mon sexe, j’aimais quelqu’un de mon genre. Je voulais être quelqu’un de ce genre, le sien, ce genre de fille ». Peu, voire pas de sexe en tant que tel, donc, une sorte d’innocence, de neutralité enfantine : « Son buste, ses fesses et son pubis ne sauraient se distinguer de son dos, de ses genoux, ses bras, sa tête. Ils étaient intégrés dans le grand nu du corps ». Ce corps lisse, d’un seul tenant, qu’on pourrait sans doute dire phallique, il ne s’agit pas, pour celle qui parle ici, de l’avoir, mais de « l’être — elle ». Et, par là, d’accéder à « un secret qu’elle aurait détenu, elle comme toutes les femmes, et que l’on aurait oublié de me donner ».

     

    Ce désir totalisateur et totalisant, comment le soumettre à la logique de successivité, donc de morcellement, qui est celle du récit ? Ou, mais c’est la même chose, comment, dans le souvenir d’une histoire aussi fragmentaire, ressaisir l’unicité d’une expérience à la limite, comme toutes celles de cette sorte, du communicable ? La réponse radicale que Sylvie Bocqui apporte à cette double question fait la troisième (ou est-ce la première ?) originalité de son livre. Si on parvient, comme je l’ai fait plus haut, à en reconstituer la trame, c’est grâce à quelques indices, lâchés çà et là, comme à regret. Car toute l’armature de ce qui constituerait un roman : circonstances, personnages annexes, détails extérieurs, noms, bref, tout l’emballage réaliste, semble en avoir été systématiquement retiré.

     

    Les fragments et le tout

     

    Qu’est-ce qui reste, dans ces courts chapitres, réduits pour certains à une page ? Des éclats, des images fuyantes arrêtées dans leur course (« Dans la chambre blanche et vide, son élan est resté un trait de couleur fauve ») ; des sensations isolées (« Marie Brizard, cigarette, interdit ») ; des endroits — c’est aussi, en effet, l’amour des paysages qui éclate dans ce livre et s’exprime, bien sûr, en énumérations de fragments colorés.

     

    « Les carnets ont disparu (…). Ne sont demeurées que quelques lignes écrites hors-carnet, hors-cahier, hors-enveloppe », écrit Sylvie Bocqui, dans une discrète mise en abyme. Et ces bribes qui restent, une fois jetées les « enveloppes », sont l’essentiel. Par leur morcellement même, elles atteignent la chair des choses et la lumière de la passion, dans leur continuité paradoxale. Belle leçon de littérature. En moins de cent pages.

     

    P. A.

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  • www.alternativelibertaire.orgIl y a une certaine logique dans le fait qu’Édouard Louis en vienne au théâtre… J'avais lu Histoire de la violence (Seuil, 2016) avec un peu de réticence, agacé de l’insistance culpabilisatrice avec laquelle l’auteur tirait une gloire paradoxale de ses origines modestes ; mais j’avais été séduit par le subtil assemblage de discours enchâssés qui faisaient de lui, à mes yeux, un grand écrivain de la voix. Je n’ai pas été, dirai-je en toute modestie, le seul à le penser, puisque, alors qu’Ostermeyer s’apprête à monter précisément Histoire de la violence à la Schaubühne, Louis publie aujourd’hui un court texte dédié à Xavier Dolan et qui sera porté sur la scène du Théâtre de la Colline en 2019 par Stanislas Nordey, remercié en fin de volume comme étant « à l’origine » de l’entreprise.

     

    « Ce que je ne t’ai pas dit… »

     

    Le livre commence par une brève introduction qui imagine, « si ce texte était un texte de théâtre », un dispositif scénique possible. Après quoi, c’est, en deux parties, ce que le prière-d’insérer appelle « une lettre au père ». À la deuxième personne du singulier, Édouard Louis (il refuse crânement de se cacher autrement que derrière son fameux pseudonyme) évoque son enfance, réorganisée autour de quelques scènes-clés : il fait honte à son père en chantant et dansant lors d’une soirée en famille ; un soir de Noël, un camion percute la voiture du père, remplie de cadeaux, et la volatilise littéralement ; un autre jour, dans la même voiture, le père emmène le fils au bord de la mer et roule « sur les vagues »…

     

    On n’est pas chez Annie Ernaux : ce qu’il s’agit ici de reconstituer, ce n’est pas à proprement parler la vie du père mais la vision que le fils en a. Comment pourrait-il en être autrement ? « Le père est privé de la possibilité de raconter sa propre vie et le fils voudrait une réponse qu’il n’obtiendra jamais ». « Quand je repense au passé », dit-il, « je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit ». Cette histoire d’une relation fondée sur le déséquilibre et l’absence à soi est donc l’histoire d’une rencontre impossible, d’une question à jamais insoluble. Celle de l’amour du père, aux deux sens possibles de ce du. Car aux attitudes contradictoires de l’un, capable un jour de donner au voisin le jouet préféré de l’enfant (« un jeu de société qui s’appelait Docteur Maboul ») et une autre fois de se dire fier de lui, répondent les ambiguïtés de l’autre, affirmant : « Pendant toute mon enfance j’ai espéré ton absence », mais avouant aussi avoir souhaité mourir après que son père l’eut renié.

     

    Problématiques exigences

     

    Au demeurant, la même interrogation était déjà au cœur des deux livres précédents d’Édouard Louis. Et on serait tenté d’ajouter : comme tout le reste. À commencer par l’autre question que pose le titre, et à laquelle les dernières pages donnent, en énumérant des noms de présidents et de ministres responsables de divers lois et dispositifs anti-sociaux, une réponse trop appuyée pour être convaincante. À part cette pesanteur supplémentaire, rien de bien nouveau, en fin de compte. L’obsession de l’origine, dont je parlais plus haut, est plus présente que jamais. Nous parlera-t-il un jour d’autre chose ? est-on tenté de se demander, au risque de provoquer l’indignation de l’intéressé.

     

    Car sa réplique est, bien sûr, toute prête : « Est-ce qu’il ne faudrait pas se répéter quand je parle de ta vie, puisque des vies comme les tiennes personne n’a envie de les entendre ? ». Et d’enchaîner : « Je n’ai pas peur de me répéter parce que ce que j’écris, ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature ». Mais les répétitions, a-t-on envie de rétorquer, comme la fausse maladresse, la fausse froideur, le rythme claudicant de la phrase, c’est de la littérature ! Ses « exigences », dont on ne saura pas comment Louis les définit, sont satisfaites, pas de doute. Sauf qu’à vouloir obstinément s’y dérober, il risque de finir par atteindre son but. Et alors, qu’est-ce qui rendra certains de ses souvenirs inoubliables, qu’est-ce qui restera pour nous pousser à lire le récit des vies volées dont il se veut le porte-parole ?

     

    Enfin, pour l’instant, sa voix est toujours là. Prendra-t-elle, sur scène, des sonorités inédites ? Pour le savoir, rendez-vous l’an prochain au Théâtre de la Colline…

     

    P. A.

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  • sous-notre-toit.frDans sa collection [vintage], souvent évoquée ici, Belfond continue d’exhumer des romans parus une première fois dans les années 1950 ou 1960. Parmi eux, certains chefs-d’œuvre trop mal connus (comme Le Pouvoir du chien, de Thomas Savage, ou Le Fidèle Rouslan, de Gueorgui Vladimov), ou des livres qui ont, à des degrés divers, frappé leur époque, et dont le succès marquait souvent le début de quelque chose.

     

    C’est le cas avec ce Mangeur de citrouille, dont la réédition semble spécialement opportune en une période où le féminisme connaît un surcroît de vitalité. Penelope Mortimer était née en 1918 et mourut en 1999. Poétesse, journaliste, romancière. Le Mangeur… paraît en 1962, est traduit et édité en 1964 par Plon, dans la fameuse collection Feux croisés. Succès immédiat, grosse influence, film de Jack Clayton en 1964, sur un scénario de Pinter.

     

    « C’est pour cela que nous allions à l’église… »

     

    Est-ce autobiographique ? Oui, et la narratrice le confirme : « Certaines de ces choses ont eu lieu, certaines ont été de simples rêves. Toutes sont vraies… ». Penelope Mortimer, en effet, a été mariée deux fois, a eu six enfants, a connu en grande partie les déboires de son héroïne. En ce qui concerne cette dernière, on se perd un peu dans le nombre des époux et encore plus dans la progéniture, envisagée, pour l’essentiel, en bloc (« Peut-être aurais-je dû éprouver une vive satisfaction en songeant que cette demi-tonne de chair et de cerveau, affamée, douée de sensations, en pleine croissance, était issue de ma propre chair »). À présent, en tout cas, elle est mariée à Jake, scénariste, comme le second conjoint de l’auteure. Il la trompe, elle sombre dans la dépression, et tente d’en sortir par le seul moyen qu’elle connaisse « pour [se] conférer une identité et mettre de l’ordre dans le chaos du temps qui passe » : avoir un enfant supplémentaire. Jake (avouons qu’on est tenté de comprendre cet homme) est réticent ; il insiste pour qu’elle avorte et se fasse stériliser. Là-dessus, elle découvre qu’il continue de lui être infidèle et que Beth, sa maîtresse, se trouve enceinte, au moment précis où elle-même cesse de pouvoir l’être (les bornes de la solidarité masculine sont dépassées depuis longtemps). Le récit s’achève sur une fin ouverte — mais sur quoi, sinon un avenir qu’on devine peu lumineux.

     

    Le texte de présentation parle de « confession glaçante », de « texte noir, profond et grinçant ». Et, en effet, voilà bien le portrait d’une femme sous influence, aliénée par l’impératif dominant du mariage et de la maternité. Chacun de ses premiers maris « était un père insuffisant ». Quant à l’actuel : « Il est lâche, fourbe, mesquin, vaniteux, cruel, rusé, négligent. — Mais vous l’aimez ? — Oui, je l’aime ». Pour remonter aux sources et peut-être comprendre pourquoi l’héroïne persiste « à croire que, grâce à un léger effort, nous pouv[ons] nous sauver dans un lieu sûr, où tout serait ordre et bonté indestructibles », le roman effectue une plongée rétrospective, très réussie, dans l’adolescence du personnage. À quoi rêvent ces jeunes Anglaises des années 1930 ? « Il nous fallait pour toutes choses un stimulant sexuel : c’est pour cela que nous allions à l’église et que nous suivions avec attention les cours d’histoire sainte, de biologie et de littérature anglaise ». Et quand l’une d’entre elles doit renoncer à un séjour en Espagne parce qu’un « crétin de général l’a envahie », elle avoue tout de suite : « Je ne sais pas au juste de quoi il s’agit. On ne nous dit jamais rien dans cette fichue baraque ». Mais à qui la faute, si les jeunes filles sont ce qu’elles sont ? Accompagnant son père au dîner du Rotary Club, la narratrice note : « Je fus stupéfaite de voir des hommes d’âge mûr, que je connaissais depuis toujours, rougir légèrement, ricaner, et même m’offrir des cigarettes ». L’un d’eux se fera d’ailleurs un plaisir d’aller plus loin.

     

    Corbeaux, vaches, oiseaux qui dérivent…

     

    Mais ne voir dans le roman de Penelope Mortimer qu’un tableau clinique de l’enfer pour les femmes serait faire bon marché de ce qui donne peut-être à ce tableau toute sa force. D’abord, comme certains passages que je viens de citer l’ont déjà donné à entendre, il y a l’humour. Noir, si l’on veut, mais toujours là, quelles que soient les circonstances. Ainsi, lors de l’enterrement du beau-père : « Le pasteur, ayant enfin la possibilité de parler, révéla une voix si forte que les corbeaux perchés sur les ormes s’envolèrent en croassant, et qu’une vache, en train de brouter la haie du cimetière, leva la tête d’un air timidement interrogateur ».

     

    Et puis, ce n’est pas tout. Chapitre 1 : chez le psy ; long dialogue, sec, nerveux, drôle, sans commentaires. Chapitre 2 : entretiens successifs avec les deux futurs beaux-pères, lesquels se montrent plus que réservés à la perspective du mariage qui s’annonce. Même tonalité. Après quoi on se retrouve, au chapitre 3, à la cuisine, où la narratrice converse avec celle qui est déjà, sans qu’elle le sache, sa rivale. Et le livre continue d’avancer ainsi, éclaté, chaotique, sautant d’un coin du temps à l’autre. Traversé d’énumérations interminables, troué d’images quelquefois saisissantes (« Des oiseaux (…) dérivaient devant la fenêtre, tels des fragments de papier calciné »). Pour faire, de ce qui aurait pu être une lamentation indignée, une vraie descente dans un monde contradictoire, violent et froid, il fallait, en ce début des année 1960, la modernité d’une écriture. Penelope Mortimer le savait. C’est ce qui rend sa « confession » toujours actuelle et authentiquement perturbante.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneQuoi de plus étrange qu’un livre de Yôko Ogawa ? Petits oiseaux, roman récent de la prolifique auteure japonaise, dont j'ai parlé lors de sa sortie en 2014 (même éditeur, même remarquable traductrice), mettait en scène deux frères unis et préservés du monde par leur connaissance de la langue des êtres ailés. Le récit ne consistait guère qu’en la description des rituels complexes et inexpliqués qui rythmaient la vie des deux héros, et tissaient autour d’eux une atmosphère de conte que n’altérait en rien l’environnement réaliste.

     

    Dans le livre qui paraît aujourd’hui, on retrouve peu ou prou tous ces éléments, avec si possible un degré de bizarrerie et de sophistication supplémentaire. Il se mesure à la difficulté de résumer une intrigue pourtant peu fournie en rebondissements, et à la nécessité où on se trouve pourtant de le tenter, si on veut laisser entrevoir un peu de l’univers profondément singulier que compose l’écrivaine nippone.

     

    « Chien maléfique », « strates » et « filaments »…

     

    Leur mère n’a jamais été épousée. Quand « la benjamine » meurt après avoir été léchée au visage par un « chien maléfique », cette femme anonyme s’installe dans la villa que son ancien amant lui a laissée en dédommagement après l’avoir abandonnée. Elle ordonne à ses trois enfants survivants de renoncer à leurs noms et de s’en choisir de nouveaux en piochant au hasard dans une des encyclopédies qui tapissent les murs de l’ancien bureau paternel : la fille, âgée de 11 ans, devient Opale, les garçons, 8 et 5 ans, seront Ambre et Agate. La maison est entourée d’un immense jardin, plus ou moins retourné à l’état sauvage. « Vous ne devez pas sortir à l’extérieur du mur de briques, dit leur mère (…). — À cause du chien maléfique, répondit Opale. — Oui. Il est là, tout près, il guette le suivant ».

     

    Ils vivront donc là jusqu’à leur adolescence, attendant tout le jour leur mère partie travailler. C’est cette vie, rien de plus, que nous raconte une narratrice dépourvue elle aussi de nom, ancienne pianiste, qui s’est liée d’amitié avec Ambre, devenu M. Amber, dans ce qui semble être une maison de retraite pour artistes, où il est arrivé bien des années après avoir été « secouru » (on ne saura que très tard dans quelles conditions). Car l’ancien Ambre n’a jamais cessé de produire ces « instantanés » qu’il avait commencé à créer pendant son enfance recluse et qui font encore parfois l’objet d’ « expositions ». « Peut-être [le nom donné au jeune garçon] est-il allé cristalliser directement au fond de son œil gauche ? » Toujours est-il que cet œil, qui a pris la teinte de l’ambre, abrite des « silhouettes », « strates » et autres « filaments », lesquels, reproduits page après page dans les marges des encyclopédies paternelles, composent des figures qui s’animent et semblent surgir des volumes lorsqu’on les feuillette : « Ceux qui à l’extérieur du mur d’enceinte ont été séparés se regroupent en cet endroit ».

     

    Harmonium et varicelle

     

    Il faut, avouons-le, fournir quelques efforts pour pénétrer dans ce livre placé sous le signe de l’inclusion et qui, comme la bibliothèque du père ou l’œil d’Ambre, semble contenir « un vaste univers aux profondeurs insoupçonnées ». Cet univers, c’est d’abord celui de l’enfance, et Yôko Ogawa revisite brillamment le récit pour la jeunesse, tel que des auteurs essentiellement anglo-saxons lui ont donné ses lettres de noblesse. Un monde où tout est animé, où « les feuilles et les tigres fredonn[ent] », où des objets tirés du sol « paraiss[ent] éblouis », entièrement régi par les jeux et les rites inventés par les jeunes héros : on chante tous les soirs d’une voix presque inaudible en s’accompagnant sur un harmonium dont ne sort pratiquement plus un son ; on compose, à partir d’objets tirés d’une mare, un « homme de la tourbe » ; on recueille les croûtes de sa varicelle pour les confier solennellement, dans un bateau de papier, aux ondes du ruisseau qui traverse le jardin ; Opale danse, Ambre s’abîme dans son œil, Agate écoute les leçons de monsieur Signal, qui réside dans son oreille.

     

    Mais si on reste malgré tout loin de J. M. Barrie, c’est que l’enfance n’est pas vraiment ici le pays imaginaire, objet de toutes les nostalgies pour ceux qui auraient préféré ne pas grandir. Ses limites, comme celles du jardin dans le livre ou du livre même, dessinent plutôt l’espace d’un pur jeu poétique — celui qu’inventent les personnages, mais aussi celui de l’écriture. Dans cet espace, Yôko Ogawa introduit successivement de multiples motifs qu’elle conduit tous jusqu’en leurs ultimes ramifications, les tissant et les entrecroisant à coups d’annonces, de reprises et de glissements insensibles, en une fascinante dentelle.

     

    Tout cela confine à l’abstraction. Si bien qu’il n’est pas sûr qu’on doive se laisser entraîner dans le jeu des allégories, pourtant perversement programmé par le dispositif et le piège tendus ici au lecteur. Ce monde clos qui refuse le monde (en voilà une au moins qui ne prétend pas le réparer !), est-ce un microcosme ? Ou n’est-ce pas plutôt le lieu le plus intime et le plus nu ­— celui où se déploie, antérieur à toute volonté de représentation, le geste créateur lui-même ?

     

    P. A.

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