• photo Pierre AhnneQuelques rappels… Il était né dans le Morbihan, à Carnac (« Ne pas dire / Que les pierres ne savent rien. / La preuve : / Depuis des et des millénaires / Elles savent comment faire / Pour tenir… » (1)). Il ne parlait pas le breton, mais savait l’alsacien car il avait, adolescent, vécu à Ferrette, où l’on raconte que jadis des nains amis des hommes habitaient dans des grottes. Puis il avait étudié à Altkirch (Haut-Rhin aussi). Il fut fonctionnaire au ministère des Finances, et poète : publications clandestines pendant la guerre, rencontre avec Éluard, adhésion au PCF, où il resta jusqu’en 1960. Il mourut trente-sept ans plus tard.

     

    Paru en décembre 2017, Ouvrir est le troisième tome d’une « trilogie posthume », explique en préface Lucie Albertini-Guillevic, veuve du poète et auteure de cette édition. Les deux volumes précédents, Relier et Accorder, composés également par elle, avaient été publiés par Gallimard respectivement en 2007 et 2013.

     

    Que trouve-t-on dans ce livre sous-titré « poèmes et proses » ? Des textes, vers ou prose, dédiés à d’autres poètes, anciens (Baudelaire, Corbière, Valéry…) ou plus récents (Michaux, Ponge, Adonis, Éluard bien sûr…) ; d’autres, nombreux, consacrés à des peintres (Léger, Bazaine, Manessier, bien d’autres, dont beaucoup furent des amis) ; Les Chansons d’Antonin Blond et Les Chansons de Clarisse, inspirées par des personnages de romans d’Elsa Triolet, et qui furent mises en musique (2) ; divers poèmes.

     

    Relier, Ouvrir…, c’est bien trouvé, pour ce poète dont tout l’effort vise à briser, par les mots, simultanément l’enfermement sur soi et l’opacité des choses — manière de frayer un espace d’entre deux qui soit une place possible au monde. Dans cette conception de l’écriture « comme moyen d’accroître [la] relation avec la vie réelle », « pas d’éloquence, pas de romantisme » (3) : la poésie de Guillevic est une poésie de la brièveté, de la massivité, rocheuse et rugueuse. Dans le très beau texte intitulé Ponge raconté par la crevette et qui parle de l’auteur du Parti pris des choses, dont on l’a souvent — à raison et à tort — rapproché, Guillevic assigne à leur art commun cette étrange mission : mettre en mots « la vie physiologique ». Soit « ce que nous percevons (…), ce qui se passe dans nos tissus, dans leurs communications téléphoniques, urbaines et inter, dans leurs jeux et leurs bagarres électroniques ».

     

    Ou, pour dire autrement la même chose :

    « D’abord,

    Écarter.

     

    Chacun, pour son usage,

    Doit savoir quoi

     

    Afin que reste

    Ce qui fait parler l’espace

     

    Et que se casse le besoin

    D’aller ailleurs.

     

    Alors l’espace

    Voit celui qui le regarde

     

    Et lui donne

    À toucher ce qu’il cherche.

     

    À toucher ici,

    Dans l’en-deçà du plus lointain. » (4)

     

    P. A.

     

    (1) Douze quantas choisis pour André Clerc.

    Toutes les citations sont tirées du volume Ouvrir.

     

    (2) On peut entendre, par exemple en cliquant ici ou , certaines des Chansons de Clarisse interprétées par Jeanne Moreau.

     

    (3) Propos prêtés à Léger dans le texte qui lui est consacré.

     

    (4) Poème de 1972, dédié à la peintre Véra Pagava.

     

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  • photo Pierre Ahnne« Je ne crois pas aux biographies, qui sont des reconstitutions figées de ce qui, en réalité, est insaisissable », disait Stéphane Lambert au cours de l'entretien qu’il a accordé, en 2014, à ce blog. Et d’ajouter : « C’est justement à cause de ma méfiance à l’égard des biographies que j’écris sur d’autres artistes ». Il annonçait aussi son intention de se lancer dans un cycle sur des écrivains, « en commençant par Nathaniel Hawthorne ». En fait, ç’aura d’abord été Beckett (Avant Godot, Arléa, 2016). Puis ce seront Hawthorne et Melville. Et, en fin de compte, plutôt Melville.

     

    Leur relation est un épisode bien connu dans l’histoire des lettres américaines. Quand ils se rencontrent, en 1850, celles-ci n’en sont qu’à leurs débuts. Le succès de La Lettre écarlate vient de placer Hawthorne en tête de ces écrivains qui commencent à donner aux  États-Unis leur indépendance littéraire par rapport à l’ancien colonisateur anglais. Melville, plus jeune de quinze ans, n’a publié que quelques récits d’aventures, très remarqués. Il a déjà en tête l’idée d’une histoire de baleine…

     

    Promenades croisées

     

    Même s’ils vont être voisins pendant un certain temps, ils ne se verront au total qu’assez peu. Leurs rapports gagneront en intensité par l’effet de la distance, de la correspondance, de l’exaltation du plus jeune, dont nous avons les lettres sans disposer de celles de l’aîné. Suivons les quatre parties du livre de Lambert… Été : nos deux héros escaladent de conserve Monument Moutain (Massachusetts) et font connaissance. Automne : ils devisent en se promenant autour d’un lac. Hiver : chacun reste chez soi ; neige ; Melville travaille à Moby Dick. Hors-saison (des années plus tard) : ils marchent ensemble le long de la mer et tirent, chacun à sa façon, le bilan d’une histoire manquée.

     

    La logique de la « déambulation », revendiquée, habite et anime un texte qui avance lui-même par circulation et approfondissement plutôt que selon une progression linéaire. Circulation d’abord d’un personnage à l’autre. « Au départ (…) c’était à Hawthorne que je m’identifiais », écrit l’auteur. Mais il glissera à Melville tandis que le trajet des deux carrières s’inverse : Hawthorne devenant écrivain officiel et oubliant un peu la fièvre créatrice qui l’animait, alors que l’échec de Moby Dick constitue pour Melville le début d’une descente dans la solitude et l’oubli, d’où ne le tirera qu’une gloire posthume.

     

    Vers l’essentiel

     

    C’est donc le croisement de deux itinéraires, inverses et symétriques sur les plans de la réussite artistique et sociale. Qu’est-ce qui rapproche ces deux hommes, « l’un [Melville], exalté, toujours prompt à se jeter dans le feu de l’action, et l’autre [Hawthorne], réservé, plutôt enclin à l’introspection » ? Sans gommer « l’ambivalence » d’une relation où, « à l’attirance intellectuelle se mêlait un attrait physique indéniable », l’auteur de Fraternelle mélancolie met plutôt l’accent sur la « fêlure secrète », « le fond sombre » et le sentiment d’essentielle « solitude » qu’ils ont en commun. Selon son habitude, Stéphane Lambert va donc au cœur des choses… L’écriture, pour lui, ne saurait être qu’ « exploration de l’être », « questionnement obsédant », « quête d’absolu », et ces formules qu’il prête à Melville caractériseraient aussi bien son propre projet littéraire : atteindre la région obscure où le destin personnel rejoint l’humaine condition.

     

    Rien d’étonnant, alors, que, par un mouvement en quelque sorte inverse, il en vienne à entrer lui-même dans le récit. Constatant que, dans l’enquête approfondie qu’il a menée sur les deux auteurs américains, il a cherché « partout, sauf en [lui]-même ». Et en venant, après avoir admis qu’il « [se] tromp[ait] de voie », à se mettre en jeu personnellement et à parler de sa relation, parallèle à l’écriture de l’ouvrage que nous découvrons, avec un garçon nommé « Ben », et de l’échec de cette autre ( ?) histoire.

     

    Bref, on l’aura compris, autant que par son propos, Fraternelle mélancolie vaut par sa singularité. D’abord, bien qu’évoquant de vraies personnes, et célèbres, ce n’est pas un roman, ce qui suffirait aujourd’hui à en faire un objet profondément atypique. Affrontant, du coup, sans détour les problèmes du biographique, Lambert ne cède pas pour autant aux pièges de la biographie. « Les études littéraires », écrit-il, « passent toujours un peu à côté du sujet qu’elles traitent ». En conséquence de quoi il n’hésite pas, parfois, à « se risquer à imaginer ce qui s’est passé ». Son livre se tient ainsi constamment sur une ligne de crête, en équilibre heureusement instable.

     

    Au bord de quoi ? Circulant entre Melville et Hawthorne, entre le couple Melville-Hawthorne et lui-même, entre Ben et lui, il vise, par-delà ces figures singulières, le point où elles fusionnent pour se lier à l’universel. Point toujours dérobé, à traquer de livre en livre, à l’image de cette baleine blanche qui apparaît, dans une très belle scène, à Hawthorne mourant, pour s’évanouir aussitôt « au fond des grandes eaux du mystère ».

     

    P. A.

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  • https-_wir.skyrock.netOn aurait dû s’y attendre. Depuis maintenant des années, Gilles Sebhan traverse les genres romanesques, comme s’il était dans la nature même du projet qu’il poursuit obstinément, de livre en livre, de s’approfondir en se prêtant à chaque fois à un angle d’approche différent. Qu’il en vienne un jour au polar, c’était fatal. Voilà qu’il y vient. Et on se rend compte que cela faisait un moment qu’il tournait autour : en 2009, déjà, Fête des pères (Denoël) mettait en scène un tueur en série ; il y a trois ans, Salamandre (Le Dilettante) racontait un meurtre ; et les récits que Sebhan a consacrés à Duvert (Tony Duvert, l’enfant silencieux, Denoël, 2010) ou à Genet (Domodossola, Denoël, 2010) ne revêtaient-ils pas la forme de l’enquête, jamais éloignée de la quête tout court ?

     

    Donc, un polar. Mais un polar à la Gilles Sebhan, bien entendu. Qu’on en juge… Le fils de l’officier de police Dapper (oui, comme le musée) a disparu. Depuis un certain temps déjà se passaient dans la petite ville des événements bien étranges : un an plus tôt, vers Noël, n’avait-on pas retrouvé tous les animaux d’un cirque massacrés, « sur le flanc, du rouge barbouillé sur le pelage et se figeant sur la glace » ?... L’enquête conduit Dapper dans un centre de soins pour adolescents (très) perturbés, que dirige l’inquiétant docteur Tristan (oui, comme…), lequel prône l’ « immersion totale du médecin dans la folie de ses patients » et rêve du « grand remplacement » qui verra ces derniers l’emporter enfin sur les gens prétendus normaux. Le jeune Ilyas, qui fait partie de ces « petits insensés », et que d’étranges visions traversent parfois, guidera-t-il le policier jusqu’à son fils ?....

     

    « Des bouches qui s’ouvrent… »

     

    On aura reconnu certains des motifs et des thèmes chers à l’auteur : l’enfance, la violence, les rapports père-fils (l’image de l’homme soulevant un enfant dans ses bras scande le livre), la folie, envisagée comme ouverture sur un monde peut-être plus réel que l’autre, où le corps « [a] des bouches qui s’ouvr[ent] » et où l’on peut « deven[ir] les branches [d’un] lilas, l’air qui bru[it], la lumière sur tout cela ». Tout le roman baigne d’ailleurs dans une atmosphère de conte mi-terrifiant, mi-merveilleux, et le petit Théo semble « s’être perdu comme un petit Poucet maladif » dont « les cailloux en mie de pain [ont] été dévorés par [des] oiseaux maléfiques ».

     

    Mais on ne se plie pas à la discipline du roman noir sans en ressentir les effets. L’univers de Sebhan, nullement assagi, se montre cependant sous des angles inattendus ou à tout le moins inhabituels : le personnage principal est hétérosexuel, rationaliste, il représente la loi et c’est son point de vue, le point de vue d’un père, qui s’impose…

     

    C’est que, de façon générale, l’écrivain joue loyalement le jeu du genre qu’il a choisi d’adopter. Rebondissements, fausses pistes, échanges de coups de feu, tout y est — y compris les ouvertures ménagées çà et là vers des suites possibles. Et la construction du livre doit beaucoup, plutôt qu’à la tradition romanesque, à l’esthétique de la série, qui donne à présent, pour bien des amateurs, sa forme au récit policier : glissements d’un personnage à l’autre, points de vue alternés et entrelacés dessinant une sorte de labyrinthe, semé de chausse-trapes et plein de jeux de miroirs. Car le motif du double hante ce livre où l’enfant insensé rêve de prendre la place du fils disparu, et où le policier raisonnable se confronte au savant fou.

     

    Sous le signe de l’oxymore

     

    Labyrinthe, reflets, illusions, si l’on peut rattacher certains de ces motifs à la tradition du polar, comment ne pas y reconnaître aussi, soudain évidents sous l’éclairage que le roman leur prête, les thèmes caractéristiques du baroque ? Aussi bien tout le roman se place, dès son titre, sous le signe de l’oxymore, figure baroque s’il en est : « cirque mort », boucherie féerique, « âmes (…) perverses et humanistes » des éducateurs à l’ancienne, « erreur de langage » que l’appellation d’Homo sapiens appliquée à l’être humain.

     

    C’est donc une alchimie complexe que semble avoir déclenché cette rencontre entre Gilles Sebhan et le roman noir : si le genre a imposé à l’auteur un cadre et des exigences qui l’ont contraint à discipliner et à organiser autrement les fantasmes constitutifs de son univers, l’auteur semble en retour avoir tiré du genre certaines virtualités que celui-ci recelait et qui étaient demeurées latentes. Alors, Sebhan, explorateur d’un versant baroque du polar ? Ou peut-être la rencontre avec le polar, occasion pour Sebhan de se révéler un authentique écrivain baroque d’aujourd’hui ? Entre l’écrivain et son genre, tout un jeu d’échanges en tout cas s’opère, dont on aurait sans doute du mal à voir la fin. Et s’ils étaient faits l’un pour l’autre ?

     

    P. A.

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  • http-_www.luce-nova.comMrs Johnson, la femme du monsieur du dessus, est partie. Du coup, Anna, la dame du dessous, qui « est malade du cœur » mais « a besoin d’argent », monte s’installer chez lui pour être sa gouvernante. Drôle de couple, ces Johnson, lui américain et violoniste sans le sou, elle très riche bien que « sarde à cent pour cent » : « le monde à l’envers, en somme ». De plus, ils ont un fils, Johnson junior, qui, quoique pas marié, est père d’un petit Giovannino, enfant d’une sagesse de vieux philosophe malgré son âge et sa grande beauté.

     

    « Je veux devenir nymphomane »

     

    Le père et le fils viennent rejoindre leur père et leur grand-père dans l’appartement du dessus. Entre le dessus et le dessous habite Alice, qui est étudiante et « [s’]intéresse aux histoires des autres », « pas pour médire » mais « pour comprendre ». Aussitôt amoureuse de Johnson junior, elle en vient à concevoir de hardis projets : « Je veux devenir nymphomane. Je me regarde dans le miroir et ce n’est pas mon image que je vois, pâlichonne et maigrelette, je vois la machine de guerre sexuelle que je voudrais être ».

     

    En attendant, c’est Anna qui, en dépit de ses soixante-cinq ans, est une telle machine pour Mr Johnson, lequel en a bien soixante-dix. Natasha, la fille d’Anna, aimerait mieux avoir « une mère normale », c’est-à-dire qui, à cet âge, « ne rêve plus d’amour ni de bonheur ». Quand Mrs Johnson revient, très belle, très sarde, Anna doit redescendre à l’étage du dessous. Mais Mr Johnson quittera bientôt celui du dessus pour descendre emménager chez elle. Quant à Alice, elle finira par découvrir quelles « choses contre-nature » faisait Johnson junior, lequel, pour devenir père, était allé en Amérique faire « congeler son sperme et lou[er] l’utérus d’une femme pour cent mille euros ». Cependant ce n’est pas si grave, elle qui était fille unique d’un père qui s’était suicidé et d’une mère devenue folle a trouvé, dans cet immeuble d’un quartier populaire de Cagliari, « une nombreuse famille ».

     

    On l’aura compris, la clé et le principe de ce court roman de Milena Agus, publié par Liana Levi en 2016 et réédité aujourd’hui dans la collection « Piccolo », résident tout entiers dans son titre : ce Sottosopra, qui concerne l’espace, bien sûr, mais aussi les classes sociales, les âges, les sexes, les modes de vie les mieux enracinés. Certes, le livre, où règne une unité de lieu quasi intégrale, est un hymne à distance à la Sardaigne, à sa cuisine, à sa mer, à son dialecte, à sa capitale, plus particulièrement au quartier de la Marina, « peuplé de naufragés du Pakistan, du Bangladesh, du Sénégal, du Maghreb et de Chine ». Mais il est d’abord un hymne à la singularité et à la tolérance, qui n’aurait, dans le fond, rien de particulièrement original si son auteure n’avait su lui donner la saveur unique qu’ont parfois les fables ou les contes.

     

    De ce côté-ci du miroir

     

    Tout est affaire de ton. Et celui que Milena Agus prête à son héroïne narratrice est empreint d’une sorte de candeur jubilatoire n’excluant ni la subtilité ni la crudité : « J’ai mouillé comme jamais auparavant, même avec les revues pornographiques », constate Alice, à qui Johnson junior vient d’envoyer un baiser. Et d’enchaîner : « Maintenant, je me masturbe énormément ». Tout est dit. Tout est là, mais mystérieusement dépouillé de sa pesanteur et rendu, un peu à la manière d’Anna-Maria Ortese, à une forme aérienne de grâce. Dépouillé de sa pesanteur, mais pas de sa chair : ce qui fait le charme des héros de l’écrivaine sarde, comme celui des trapézistes et des funambules en tout genre, c’est bien qu’ils sont aussi de vrais corps.

     

    Le monde si impalpable et si dense où ils évoluent, c’est celui d’Alice, à qui l’homme qu’elle aime en vain promet un avenir de « grande romancière ». Il la surnomme, aussi, alternativement Gribouille et « Alice au pays des merveilles ». Seulement, cette jeune femme qui « n’aime guère le bon sens » n’a besoin de traverser aucun miroir ; elle réside dès le départ de l’autre côté. Au terme de ce qui constitue un récit d’initiation plus que d’éducation, un autre personnage formule une morale inspirée de Cendrillon, et qui dit « qu’il nous faut comprendre qui nous sommes et dans quelles chaussures peuvent entrer nos pieds »… L’Alice de Milena Agus ne retournera pas pour finir à la réalité d’en deçà du miroir. Elle accepte, à l’issue d’un parcours qui la ramène à elle-même, de rester au-delà. Gracieuse pirouette, élégant saut périlleux.

     

    P. A.

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  • https-_xavier-delorme.book.frCe pourrait être un affreux mélo.

     

    Jimmy est ce qu’on appelle un enfant « différent ». Quand quelque chose le perturbe, « [ses] cylindres et [ses] cellules tourbillonnent, [ses] tuyaux tourn[ent] sur eux-mêmes, [ses] molécules se télescop[ent] » et il court en tout sens sans pouvoir s’arrêter. À l’école, ça complique les choses. La mère de Jim, qui se consacre presque entièrement à lui, est asthmatique et « incapable de dire non à une part de gâteau à la crème » ; et son père est « comme une part de gâteau : elle ne [peut] pas lui dire non ». Même quand, sous l’influence du Cutty Sark (« avec le célèbre voilier sur l’étiquette ») et des chansons de Merle Haggard(1), il la bat. Il la bat tellement que le frère de Jimmy, Robby, le bat à son tour. Puis Robby part s’embarquer sur un bateau de pêche, papa perd son travail à la raffinerie, boit, bat tout le monde, même Jimmy, et disparaît. Jimmy reste seul avec maman. Mais maman meurt, et Jimmy se retrouve dans une famille d’accueil où sont placés deux enfants aussi spéciaux que lui. Ils l’aident à se lancer dans un long voyage solitaire qui le conduira, après quelques péripéties, vers son père retrouvé et un happy end.

     

    Être ou ne pas être Dickens

     

    Pendant tout ce temps, Jim ne pleure pas : « Je ne savais pas pleurer », explique-t-il, « même pas dans les premières secondes après être sorti de la membrane ». Mais les autres n’arrêtent pas, il y a de quoi, et on comprend qu’ils sont censés donner l’exemple au lecteur. Avec toutes ces effusions lacrymales, pour sauver le livre de la noyade il n’y avait sans doute que deux solutions. Première possibilité, être Dickens et posséder, comme lui, l’art du génial dosage entre pathétique et humour loufoque. Sofie Laguna, qui est australienne et a beaucoup écrit pour la jeunesse, n’est pas Dickens. Mais elle a découvert, en guise de plan B, un procédé qui pourrait presque se révéler parfaitement efficace : l’usage de la première personne et ses conséquences.

     

    C’est Jimmy qui parle, donc c’est Jimmy qui voit. D’où, d’abord, des effets d’un comique indiscutable (à propos de sa mère : « Quand elle essayait de grimper dans son arbre généalogique (…) les branches se cassaient sous ses pieds. Même si on tapait sur l’arbre avec un bâton, rien ne tombait »). Plus subtilement, et comme dans un conte de l’époque des Lumières, l’enfant quasi sauvage et en même temps très sophistiqué qu’est Jim perçoit le monde à travers une grille que le lecteur est incité en permanence à démonter. Entre les lignes, nous voyons le mal, le crime, la misère sociale et affective. Et quand une petite fille raconte une histoire dans laquelle un « homme très grand » dit à un enfant : « Compte ce qu’il y a sur les étagères, c’est tout ce que je te demande (…), bravo, penche-toi encore un peu, très bien », nous savons de quoi il s’agit.

     

    « Le moteur de la terre rugit. »

     

    Enfin, au-delà du réalisme indirect et de la volonté de dénonciation, l’étrangeté de Jim emporte le récit dans un univers spectaculairement poétique. Pour lui, tout est lié, des circuits complexes irriguent aussi bien le monde des hommes et des animaux que celui des choses. Les uns comme les autres constituent de mystérieuses machines vivantes : « Sous l’océan, le moteur de la terre rug[it], poussant l’eau en avant » ; « L’énergie de la raffinerie, qui [a] traversé le bras de papa jusqu’au visage de maman, se retrouv[e] dans [les] cellules » de Jimmy ; lui et son frère, malgré la pluie, « rest[ent] au sec grâce à la chaleur transmise par [leurs] capteurs solaires ».

     

    Même si Sofie Laguna n’est pas non plus Elsa Morante, et que Jim n’est pas le bouleversant Giuseppe de La Storia, cette plongée dans l’esprit d’un être à part des autres sauverait intégralement un récit qui aurait su s’adapter, en termes de longueur, aux dangers que son propos recèle. Mais 360 pages !... Le procédé s’use, il révèle sa trame et perd de sa magie. Le lecteur se lasse de circonstances et de techniques trop répétées. Il n’est plus capable d’apprécier à leur juste valeur « le mur des pères », « les papillons de nuit » qui encombrent les poumons de la mère, ou cette interrogation sur le passé : « Est-ce qu’il disparaît après avoir existé ? Est-ce que quelque chose le garde ? Les souvenirs [sont]-ils stockés dans l’espace du sous-sol ? »…

     

    C’est bien dommage de nous avoir gâté tout ça. Simplement pour faire un gros livre ...

     

    P. A.

     

    (1) En particulier Someday When Things Are Good, que vous pouvez écouter vous-même en cliquant sur ce lien.

     

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