• www.lepoint.frLe roman de David Nicholls est placé sous l’invocation de Shakespeare par son titre anglais, Sweet Sorrow (1), et de Carson McCullers par l’exergue de sa première partie, extraite de Frankie Addams. Cette double référence résume le sujet : le grand amour, mais aux jours d’aujourd’hui — ou peu s’en faut : on n’est pas dans les années 1940 mais, quand même, en 1997. Elle indique aussi le thème : l’adolescence, sous tous ses angles, entre exaltation et ennui, découvertes multiples et impression de surplace — celle qui accablait Frankie dans le livre de l’écrivaine américaine.

     

    Tout cela, dira-t-on, a tellement été fait… Oui, mais on ne s’en lasse pas. En tout cas, moi, je ne m’en lasse pas, ce n’est un secret pour personne parmi les habitués de ce blog. Et, d’autre part, le charme du gros livre de l’auteur britannique repose en grande partie sur la conscience qu’il a de raconter une vieille histoire, ou, pour le dire comme un de ses personnages, sur le sentiment où il plonge son lecteur d’écouter une chanson pop très aimée jadis.

     

    Le plus bel âge de la vie ?

     

    Donc, Charlie a seize ans. Il vient de rater les examens qui lui auraient ouvert les portes du lycée. Ses parents sont séparés, il s’apprête à passer seul avec son père dépressif un de ces longs étés si navrants à cet âge. C’est curieux, ces étés lumineux de certains grands romans anglais, d’éducation surtout, tel l’admirable Messager de L. P. Hartley (voir ici) — sans parler d’Alice. Summer Mélodie n’atteint pas ces sommets, mais c’est quand même un livre lumineux, qui parle d’un été lumineux. Au cours de ses vagabondages à vélo dans les environs de sa petite ville, Charlie tombe sur Frances. Et Frances participe, dans une espèce de château, aux répétitions d’une troupe de jeunes amateurs qui montent Roméo et Juliette. À partir de là, tout se déroule, d’une certaine manière, comme prévu. C’est pour Fran, pas pour Shakespeare, que Charlie, quoique en renâclant, se lance à son tour dans l’aventure. Elle ne fera pas de lui un acteur mais elle l’amènera à s’ouvrir un peu aux autres et, surtout, lui permettra de vivre, pleinement, son premier amour. Double expérience qui, l’arrachant à sa classe sociale et à son monde, le projette au seuil de l’âge adulte.

     

    Donc, décidément, roman d’éducation. Charlie, jusqu’alors, n’avait que des copains de beuverie, et peinait à imaginer « un monde où l’amitié ne s’exprimerait pas qu’en rotant à la tête de quelqu’un ». « J’avais seize ans », nous dit-il, vingt ans plus tard. « Des gens ont rédigé de véritables hymnes sur cette période de la vie. N’avais-je pas le droit de connaître les joies, les plaisirs et l’irresponsabilité propres à cet âge, plutôt que la peur, la colère et l’ennui ? ». Seulement, voilà : on n’est pas tout à fait chez Shakespeare. On est dans une famille disloquée de l’Angleterre après Thatcher, Charlie « détest[e] » sa mère tout en souhaitant son retour, craint « que son père ne soit suicidaire », vole « de l’argent et des verres » dans la station-service où il travaille et « rest[e] éveillé la nuit, effrayé par un avenir qu’[il] ne parv[ient] pas à imaginer ».

     

    La langue est un muscle

     

    Le portrait et la métamorphose de ce sombre héros sont le fil conducteur du livre, et le prétexte au tableau que celui-ci brosse d’un âge où se mêlent puérilité, snobisme, innocence et perversité. Le tout dans un heureux mélange de tendresse, de précision documentaire, d’humour déromantisant (premier baiser : « Je ne m’étais jamais autant rendu compte que la langue était un muscle, un muscle puissant et sans peau (…). En tentant de se défendre face à celle de Sharon, la mienne avait été entraînée dans une lutte au corps à corps — on aurait dit deux ivrognes qui, se croisant dans un couloir, auraient chacun voulu pousser l’autre pour avancer »).

     

    « Hymne » à l’adolescence plutôt qu’à l’amour, contrairement à ce que le narrateur prétend dans un finale peut-être un peu longuet. Mais ce qui fait que ce roman d’environ 400 pages échappe au cliché, c’est, paradoxalement, sa volonté de tout dire, avec minutie, dans le moindre détail : gestes, mots, états d’âme… Si une vraie émotion naît de cet hyperréalisme même, c’est qu’il ne contourne pas la fascination mais, au contraire, s’y fonde — dans une démarche que confirme le regard permanent et rétrospectif du narrateur adulte. Et cet effet est renforcé par le refus, autre séduisant paradoxe, du romanesque. Scénariste à ses heures, David Nicholls n’a pas écrit là un scénario : à peine une vague péripétie, des rebondissements trompeurs… L’intérêt n’est pas là.

     

    Le songe d’une nuit d’été

     

    D’ailleurs, tout est déjà écrit, sinon joué. La pièce de Shakespeare est sans arrêt présente, d’une présence légère, cependant, qui donne à tout le roman le caractère d’une reprise souriante et nostalgique, loin des facilités du pastiche. On ne s’aperçoit qu’à peine que le récit est ponctué de fêtes initiatiques rappelant la fameuse nuit chez les Capulet. L’allusion au dialogue d’où le titre est tiré reste quasi subliminale (« — Bon, ça suffit. À lundi. — À lundi. — Salut. — Salut. Bye ! »). La tragédie fameuse devient une comédie, tout aussi shakespearienne, où le mélange des tons (« Dire qu’on pisse maintenant l’un à côté de l’autre. Quel mélange de sophistication et de grossièreté ») renvoie autant au dramaturge élisabéthain qu’à l’âge indécis qu’il fut un des premiers à peindre.

     

    Nul besoin d’être aussi sensible que moi aux charmes de cet âge tant chanté pour comprendre qu’une histoire faussement éculée donne ici un gros livre vraiment subtil. Par l’élégance avec laquelle il joue et déjoue les stéréotypes, par l’adresse funambule dont il fait montre en désignant tous les défauts dans lesquels il pourrait tomber s’il voulait s’en donner la peine — mais il aime mieux pas : un bien gracieux tour de force, en vérité.

     

    P.A.

     

    (1) « Parting is such sweet sorrow / That I shall say goodnight till it be morrow”, Roméo et Juliette, II, 2

     

    Illustration : Roméo et Juliette, film de Franco Zeffirelli, 1968

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Pierre AhnneLes livres d’Anne Serre ont ceci de particulier qu’ils se situent tout entiers à l’intérieur de la littérature, qui en constitue le sujet principal, voire unique. Quand l’écrivaine se met en scène, c’est en tant qu’écrivaine — et cet ouvrage-ci ne fait pas exception à la règle, dont l’une des narratrices avoue, au détour d’une page, mettre dans le fait d’écrire un « enjeu professionnel ». Une telle posture a ses conséquences sur une œuvre que certains taxeraient peut-être de cérébralité ou de froideur, tandis que d’autres lui reconnaîtraient le caractère vertigineux qu’ont parfois les jeux, les énigmes, les récits à fonds multiples de Raymond Roussel ou de Lewis Carroll ­— sous le patronage de qui, ne serait-ce que par son titre, se placent les nouvelles d’Au cœur d’un été tout en or. Lesquelles, bien entendu, ne sont pas des nouvelles. Et ont néanmoins été couronnées par le Goncourt 2020 réservé à ce genre.

     

    Histoires impalpables

     

    L’auteure de Qu'est-ce qu'une femme ? y poursuit l’autoportrait par bribes et lambeaux qu’elle construit aussi, si on peut dire, d’un titre à l’autre. Y évoquant son déjà très piégeant roman Voyage avec Vila-Matas. Et disposant çà et là, comme autant de balises, les motifs et les personnages qui lui sont habituels : beaucoup de sœurs, de cousins, de maisons à la campagne, de parents, d’amants, d’amies toujours fascinantes et souvent perverses. Mais les voix qui racontent ne sont pas toujours les mêmes, l’identité sexuelle, pardon, le genre de ceux ou celles qui parlent varie aussi, et les autres auxquels ils sont confrontés semblent autant de miroirs partiels et déformants.

     

    De toute façon, Anne Serre est trop exigeante et trop retorse (voir plus haut) pour s’en tenir à une approche autofictionnelle, même savamment truquée. Que racontent ces trente-trois histoires ? Voilà la vraie question. Rien que des choses impalpables : rendez-vous manqués, reconnaissances douteuses, abîmes soudain ouverts où le très familier se fait étranger, absences, oublis, souvenirs qui se dérobent… Il y a des récits de rêves, où l’humour du signifiant se donne carrière — comme dans ce songe où la narratrice se rend à Genève pour y assassiner le directeur de la maison d’édition Héros -Limite, lequel n’a pas répondu à un envoi de manuscrit (« Il y a tout de même des limites »). Mais, rêve ou pas, l’humour est partout, avec l’inquiétante étrangeté qui toujours l’accompagne. Et l’impression insistante de s’être déjà rencontrés, « dans des sortes de plis du temps », plane souvent.

     

    Petit miroir sorcier…

     

    Cette étrangeté, cette inquiétude, ce sont celles aussi auxquelles est confronté, bien que souriant, le lecteur lui-même. « Dans les nouvelles, les romans, il y a souvent des chutes en forme d’explication qui permettent d’avaler une histoire et de bien la digérer. Dans la vie, parfois, il n’y en a pas ». Dans les nouvelles d’Anne Serre non plus. À l’issue de chacune, on se demande si, comme dans le texte qui est le sujet de l’une d’entre elles, « il manque quelque chose ». Ou plutôt si, comme la jeune héroïne d’un faux et ironique récit policier, l’auteure ne dessine pas « des choses qui semblent être autre chose ». Mais quoi, se demande-t-il, le lecteur, et le soupçon lui vient que c’est justement de ce questionnement, autrement dit de sa frustration, de sa perplexité, de sa lecture, en somme, qu’il est question avant tout dans ces trente-trois petites machines à intriguer, où Anne Serre élève la fin en queue de poisson au rang d’un art. D’ailleurs, notre lecture, c’est peut-être aussi sa lecture, ses lectures, puisque, sur trente-trois récits, vingt-cinq ont pour première phrase celle d’un livre tiré de sa bibliothèque — et indiqué en fin de volume.

     

    Trente-trois petits miroirs sorciers pour renvoyer celui qui lit (et celle qui écrit) à sa propre quête à travers les mots, c’est agaçant. Mais bien dans la manière d’une romancière qui va souvent chasser sur les terres du conte. Et puis, en des temps où ce qui se veut littérature apporte souvent au lecteur plus qu’il ne voudrait — plus d’explications, de commentaires, de réflexions, d’idées en tout genre… il n’est pas si désagréable de se laisser agacer ainsi.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • twitter.comL’intérêt aurait pu être avant tout historique. Et, dans ce cas, un peu limité… Soit Ursula Winfield, jeune et belle. Sa mère, mondaine faussement écervelée, est remariée au très britannique colonel Hibbert, un modèle de conservatisme. Tout prédisposerait notre héroïne, dans le Londres élégant de 1908, à une vie frivole et sans soucis. Mais voilà : elle a la passion de la chimie. Et passe le plus clair de son temps, dans son « laboratoire » installé sous les toits, à réaliser ce que sa mère appelle « d’horribles expériences » portant sur « la séparation de l’azote et de l’air ». Elle rencontre bien quelques problèmes, en tant que femme, pour se faire reconnaître du milieu scientifique. Cependant cela ne l’empêche pas de désapprouver hautement l’action des suffragettes qui s’activent dans tout le royaume pour faire obtenir aux femmes le droit de vote.

     

    Comédie britannique

     

    Partant de cette situation, le roman nous raconte en détail l’évolution d’Ursula, laquelle, par une suite de hasards, va en venir à changer d’idées, s’engager de plus en plus dans le mouvement féministe, devenir une de ses plus brillantes oratrices. Manifestations, arrestations, grèves de la faim, alimentation forcée… Jusqu’à ce que la guerre vienne rebattre les cartes, laisser aux femmes, restées à l’arrière, la place que l’on sait, et aboutir, en Grande-Bretagne, en 1918, à une première loi leur accordant le droit de vote (pourvu qu’elles ou leurs maris soient propriétaires fonciers…). Le conflit éveillera aussi le pacifisme d’Ursula, révoltée par la sottise meurtrière des hommes, et la ramènera à la science, pour la mise au point d’un extincteur destiné à combattre l’effet des lance-flammes dans les tranchées, qu’elle parviendra non sans mal à imposer à des autorités militaires masculines et sceptiques.

     

    S’il n’y avait que cela, ce livre paru en 1924 et dans lequel Edith Zangwill, née Ayrton, s’inspire de la vie de sa belle-mère, une scientifique, comme de sa propre expérience de suffragette, serait un pur roman militant. Qui n’aurait bien sûr pas perdu toute actualité, mais n’apprendrait pas grand-chose à un lecteur déjà convaincu. Seulement, on ne tient pas sur 450 pages avec pour tout moteur une cause, pour juste qu’elle soit. Ce qui rend Forte tête lisible, et, qui plus est, avec plaisir, c’est son étonnant mélange de genres. Le professeur Smee, mentor d’Ursula, est amoureux d’elle, et on le comprend encore mieux une fois qu’on connaît son épouse. L’austère Ursula, de son côté, succombe (sur la paillasse de son labo) au charme du beau Tony, pur produit d’Eton et très anti-vote des femmes. On a là tous les éléments d’une comédie sentimentale et mondaine à l’anglaise, avec dénouement élégamment mélodramatique. Rien n’y manque, ni l’humour, ni les personnages pittoresques, ni les scènes vivement enlevées ou les jolies peintures de groupe — « Les visages (…) étaient engloutis par la toile chatoyante de coussins et d’ombrelles colorées, de robes blanches et de costumes en flanelle. Les arbres et les prairies qui bordaient les deux rives offraient un répit au milieu de ce tableau kaléidoscopique ».

     

    Roman tout court

     

    Entendons-nous : on n’est pas chez Virginia Woolf. Prose classique, solide point de vue omniscient à l’ancienne. Le tout, cependant, primesautier. Le roman était resté inédit en France jusqu’à présent, si bien que, contrairement aux habitudes de l’excellente collection [vintage], la traduction, qui comble indéniablement un manque, est d’aujourd’hui. Ça se voit, hélas. Passé simple d’atteindre ? Ben, « elle atteint ». Tel que est une manière plus élégante de dire comme. « Chevalerie » signifie esprit chevaleresque, « faire grâce de » équivaut à infliger à. Et ne disons rien du superbe « nous nous avons » qui clôt l’ouvrage (je m’ai, tu t’as, il s’a…). Mais ne soyons pas grincheux, toutes ces fantaisies (et bien d’autres) ne suffisent pas à gâcher complètement le plaisir. Auquel ajoute encore ce qu’il faut bien appeler une réelle subtilité psychologique et un refus des gros clichés. La mère futile se révèle intelligente et presque profonde ; l’épouse acariâtre devient, à la lumière de la guerre, énergique et vaillante, tandis que le pauvre mari montre de bien vilains côtés ; le bellâtre apparent n’est pas non plus celui qu’il semblait être. Et l’auteure tire de tout cela un parti narratif très sûr, transformant les contradictions des uns et des autres en renversements et en péripéties dignes d’un roman sans thèse ni cause. Edith Ayrton Zangwill : forte tête et belle plume.

     

    P. A.

     

    Illustration : Dante Gabriel Rossetti, 1874

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • www.jeparsaucanada.comElle ne serait pas d’accord, mais il y a là deux livres. Elle : Tanya Tagaq, dont c’est le premier roman, mais qui est connue par ailleurs comme photographe, peintre et, surtout, chanteuse de gorge. Il y a plusieurs types de chants de gorge, nous parlons ici du mode de chant diphonique que pratiquent les femmes inuites dans l’Arctique canadien (1), région d’où notre auteure est originaire (2).

     

    Tipp-Ex et odeur de pierres

     

    Elle nous raconte l’enfance et l’adolescence d’une jeune fille dont nous ne savons pas le nom, dans une petite ville quelque part entre banquise et toundra, où il fait nuit la plus grande partie de l’année. On se chausse de peau de phoque, on mange du caribou, et il faut, dans certaines circonstances, prendre garde aux ours. Les enfants traînent dans les rues quand le soleil cesse de se coucher ; ils se livrent à des jeux brutaux, inhalent du butane, du diluant, du vernis à ongles et du Tipp-Ex ; les adultes, qui passent beaucoup de temps à boire en écoutant de la musique country, sont obnubilés par l’idée d’introduire leurs mains dans les culottes des plus jeunes ; « J’ai fait comme si de rien n’était » est une phrase clé.

     

    Cette violence omniprésente va de pair avec une impression de vitalité intense. « Meute humaine aux cheveux noirs », nos jeunes héros s’ébattent, « englués dans l’infâme torrent des désirs ingrats ». Les filles aiment tout ce qui est fluo, moulant, et AC / DC. La question est de savoir si leur poitrine va s’épanouir. Soudain, la narratrice a dix-sept ans. « On [l’a] renvoyée à la maison après [sa] tentative de suicide au pensionnat » — nous n’en saurons pas plus. Elle réussit à attirer l’attention du « Plus Beau Gars », avec qui elle traîne « sur les réservoirs à Diesel » ou « vole du hasch, de la bière et des chips » pour des fêtes dans des lieux abandonnés. Tout cela en courts chapitres, sur le mode du flash, sans noms propres, selon une temporalité désarticulée. Ce chaos dynamique dans un cadre naturel extrême aurait pu suffire. On se contenterait bien de notations telles que celle-ci : « Les odeurs libérées par le dégel printanier soulèvent en nous un furieux besoin de mouvement. L’air est si propre qu’on peut flairer la différence entre la pierre lisse et la déchiquetée ».

     

    Renards, lait vert et énergie cosmique

     

    On discerne quand même une espèce d’histoire : enfance, premières amours, grossesse précoce ; des jumeaux naissent ; fin tragique ; peut-être… Car il faut aussi parler du second livre. Il alterne avec le premier, avant de prendre progressivement sa place, à l’image de ce qui est censé advenir dans la vie de l’héroïne commune aux deux. D’abord, il se cantonne pour l’essentiel dans les poèmes qui viennent s’intercaler entre les chapitres, et qu’on dirait, en effet, écrits par une préadolescente : « Regarde avec pitié les autres humains.  / Pourquoi sont-ils opprimés à ce point ? / … / Regardons avec pitié la terre stigmatisée / Que lui avons-nous fait ?... » Etc. C’est curieux, depuis quelque temps, dans certains livres, cette manie de mettre des poèmes (voir par exemple ici et ici).

     

    Mais bientôt il ne s’agit plus seulement de poèmes. Notre jeune amie a d’étranges visions, perçoit des êtres qui proviennent « des couches d’énergie qui échappent à notre perception physique » et ne rêvent que de s’introduire en elle. Elle a des rapports privilégiés avec les renards, dont l’un ou l’autre, parfois, « assis comme un homme sur une chaise », lui présente « un phallus énorme, orange et noir ». Pourtant, c’est avec une aurore boréale qu’elle perd sa virginité, mettant ensuite au monde des créatures issues d’un fonds cosmique probable, cachées sous l’apparence des deux jumeaux mentionnés ci-dessus, qu’elle nourrit du lait vert sourdant de son sein.

     

    « Le Plus Beau Gars » passe évidemment pour leur père, d’ailleurs ils lui ressemblent un peu. Mais cette ébauche de fantastique ne suffit pas à rattraper une esthétique qui, de plus en plus, oscille entre la bande dessinée de science-fiction et la romance new age (« Je sens se sculpter des colonnes de clarté tourbillonnantes qui surgissent de mon corps pour s’allonger haut dans le ciel et creux dans l’eau »). Elle ne rattrape surtout pas les discours pompeux pleins de majuscules : le Corps, le Mental, la Volonté… : « Le crâne est notre prison. Notre chair cache des secrets. Nos cellules naissent et meurent, poussées par la force qui forme les galaxies et les défait. Contexte. Perspective. Échelle ».

     

    Tanya Tagaq sait pourtant l’art de la suggestion et de l’ellipse. Elle le montre bien dans ce que j’ai appelé son premier livre. Ah, que ne s’en est-elle tenue là. Mais elle voulait exposer in extenso sa vision du monde… Dommage.

     

    P. A.

     

    (1) Pour en écouter un exemple, cliquer ici.

    (2) Pour la voir et l’entendre sur scène, cliquer ici.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.kerry-coastal-cottages.comLe Kerry, en Irlande, est un bien bel endroit. Et l’Irlande tout court, c’est-à-dire tout entière, a bien des charmes. Je me suis déjà demandé plusieurs fois d’où procède la fascination qu’inspire le vert pays des harpes : situation à l’extrême pointe du monde occidental ? histoire tragique ? splendeur des paysages ? multiplicité des grands écrivains (lesquels, bien souvent, se sont empressés de fuir la mère patrie) ? un peu tout ça ?

     

    Martha aussi se pose la question : qu’est-ce qui « l’attire tant dans ce petit pays » ? Car, comme Sue Hubbard, elle est, quoique anglaise, indéniablement sous le charme. Mais, contrairement à l’auteure, elle n’est pas poétesse. Elle n’est qu’enseignante, et son mari, Brendan, galeriste, marchand de tableaux, spécialiste de l’art contemporain, vient de mourir. C’était lui, l’Irlandais du couple. Un Irlandais très londonien, mais qui allait quand même séjourner de temps à autre dans le Kerry de son enfance. À présent, il faut bien vider le vieux cottage où Martha, depuis des années, ne voulait pas revenir. Comme elle le craignait, son retour sur les lieux va réveiller en elle les souvenirs d’un autre deuil et d’un autre disparu : leur fils, Bruno, mort accidentellement, encore enfant.

     

    La vie des gens

     

    Autour de cette femme éplorée apparaissent divers personnages. Eugene, qui profite à plein du miracle celtique (on est en 2007), rêve de faire construire un luxueux complexe hôtelier sur les falaises battues des vents ; il n’est pas purement odieux, mais pas non plus très sympathique. Paddy O’Connell, qui, comme son nom le suggère, s’accroche à sa terre et à son mode de vie traditionnel, est franchement sympa. Quant à Colm, qui, revenu à la terre après quelques années de fac à Dublin, chante dans les pubs sa propre poésie, il est non seulement sympa mais séduisant.

     

    Martha se sait « prisonnière du passé, mais n’os[e] pas avancer vers un avenir inconnu. Elle [a] atteint le point fatidique qui sépare l’existence du néant ». Et ce moment d’équilibre se distend, se prolonge, presque tout au long d’un livre qui ne la voit évoluer que quasi insensiblement, jusqu’aux dernières pages, où des événements indéniables, mais somme toute minces, vont provoquer un dénouement. Avant, le récit se maintient, c’est là son originalité, dans une immobilité aussi granitique que les paysages qu’il évoque. Ce roman oscille entre ethnographie et poésie.

     

    L’ethnographie, c’est le moins bon côté. Beaucoup de descriptions de l’existence campagnarde d’antan, de discours à propos de la vie des gens « qui se [sont] battus contre les broussailles et les tourbières afin de tailler des lopins aujourd’hui abandonnés ». Puis, la modernité, avec ses « constructions [qui] défigurent cette côte autrefois sauvage », est arrivée. « Il y a peu », les habitants du Kerry « étaient des paysans qui apportaient leur lait au marché sur une charrette, croyaient aux fées et au péché originel, à l’Immaculée Conception et aux statues qui pleurent. Maintenant, ils veulent tous être agents immobiliers ». C’est triste.

     

    « Dans la nuit anthracite »

     

    Il serait pourtant injuste de taxer Sue Hubbard de passéisme sans recul. Elle se méfie, malgré les apparences, des mythes, du bon vieux temps et de l’exaltation new age. Et elle charge le jeune Colm de rappeler que « l’Irlande a toujours été pleine de familles dysfonctionnelles, de vies tristes et sans amour, de maladie, de vieillesse, de religion opprimante et de pluie ».

     

    N’empêche que le vrai cœur du livre n’est pas dans ces considérations socio-historiques mais, comme son titre, y compris en anglais (Rainsongs), l’indique, dans ce qui le rattache au poème plutôt qu’au roman. Un bref chapitre nous propose une curieuse mise en abyme. Martha a proposé à Colm de lire ses écrits, et lui donne, dans une lettre, son opinion : l’enseignante endeuillée parle au poète en devenir ; quand elle le cite, c’est l’auteure confirmée qu’elle cite — comme celle-ci l’avoue en fin de volume. Et c’est par la plume de Martha que, s’adressant à elle-même sous les traits de Colm, Sue Hubbard nous délivre ce qui constitue sans doute un art poétique : « Quand vous décrivez la lande sombre, les falaises et les tourbières, vous ne semblez pas (…) créer des symboles mais plutôt (…) révéler l’essence des choses. Et cette essence (…) est l’individualité intrinsèque et la solitude innée de toutes les choses animées et inanimées ».

     

    Cette « solitude innée » est le vrai centre d’un livre auquel, grâce à elle, on n’en voudra pas d’être par ailleurs un peu trop long et parfois bavard. La spiritualité athée qui s’y affirme répond à celle, mystique, et souvent évoquée, qui poussa, au haut Moyen Âge, des moines à s’isoler sur les farouches îles Skellig, au large des côtes du Kerry. Elle imprègne l’évocation des paysages de pierre et d’eau, le plus souvent lavés de pluie, où « la mort est à portée de main », présente dans les « cottages délabrés » près desquels « un corbeau solitaire becquette la carcasse d’un agneau ». À les parcourir, on a le sentiment, pour parler comme « Colm », que « la vie n’est que cet instant / à minuit : une bougie vacillante / et un vent terrible / hurlant à travers un large détroit / comme un être perdu dans la nuit anthracite ».

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique