• www.pinterest.frÀ première vue, rien de commun entre Baudelaire et Apollonie (Arléa, 2019, voir ICI) et Les Grandes Poupées : le premier roman de Céline Debayle mettait en scène des figures célèbres de l’histoire littéraire, celui-ci montre des gens modestes, garçons de café, ouvrières, dont on ne sait trop s’ils ont existé — même si l’histoire est, nous dit-on, « puisée, en partie », dans la vie de son auteure ; le couple était au centre du récit qui évoquait le poète et sa muse ; ici, il est question de la famille ; on était dans le monde de l’art, voilà qu’on plonge dans le quotidien le plus immédiat.

     

    Pourtant… Il y a, comme dans le premier opus, une stricte unité de temps et de lieu : l’été 1953, celui des sept ans de Josette ; « une maison égarée entre pins et lavandes », au lieu-dit Les Pins-Verts, près d’Antibes, où Odette, quittant précipitamment Marseille et son mari, est venue se réfugier avec sa fille. « Il y a deux femmes et deux fillettes », observe celle-ci. « Les blondes, tante Emma et Alice — sept ans aussi —, et les brunes, ma mère Odette et moi. Plus d’hommes à la maison, plus de mégots ratatinés dans le cendrier, de résultats de football à la TSF le dimanche soir ».

     

    Indochine, grenadine, jaja

     

    Mais, comme dans Baudelaire et Apollonie, des analepses pour ouvrir sur le passé et le faire tenir dans l’espace resserré du présent. Et ce passé, pour la petite narratrice déboussolée, c’est son père, ce serveur de restaurant au chômage, un peu alcoolique, un peu truand, qu’elle adore toujours et qui l’adulait. Quel a été le déclencheur exact d’une rupture qui menaçait de se produire depuis que notre homme, expulsé du restaurant Lou Pescadou, s’était mis à fréquenter le Balto avec sa fille, l’une y buvant de la grenadine, l’autre « du jaja » ?...

     

    On pourrait relever encore d’autres points communs entre l’histoire d’Apollonie et celle de Josette, telles que nous les raconte Céline Debayle… On retrouve son goût pour les perceptions, les couleurs vives et les odeurs fruitées. Et son souci de peindre une époque. Celle, en l’occurrence, où « le siècle était pile à mi-course », « l’époque de la cigarette reine, des bouteilles consignées, du beurre à la coupe, des agents au carrefour avec le bâton blanc ». Et de l’Indochine, où on mourait beaucoup de part et d’autre, mais peu de gens s’en souciaient vraiment, à part celles et ceux dont les fils y étaient, ou, comme c’est le cas pour Emma, les époux. Aux Pins-Verts, on parle beaucoup de la guerre. Alice donne des cours à Josette : « Elle m’a appris l’attaque aéroportée, le sabotage, le bo-doï (…), la différence entre cagna et barda, bérets rouges et bérets verts ». Tante Emma n’a à la bouche que son héros de mari, lequel se félicite, dans ses lettres, de casser du Viêt. « Cet oncle, je le déteste, au point de soutenir ses ennemis » avoue la nièce. « Tous, surtout les kamikazes rampant sous les barbelés, un explosif dans un bambou ».

     

    « Poivrot feignant » contre « troufion tocard »

     

    « Que de guerres, cet été-là, dans la maison féminine »… Car la mère et la tante ne cessent d’opposer le héros au « zéro », si bien qu’au conflit lointain, aux disputes des cousines, à l’hostilité de Josette pour Emma s’ajoute la guerre des images paternelles, qu’on s’envoie gaillardement à la figure : « Poivrot feignant », contre « Troufion tocard ». Mais ce conflit-ci est inégal, et Josette y est toujours perdante (« "Tu es vicieuse comme ton père", me tance Emma »).

     

    Deux guerres ou plus, deux pères, que « la vie (…) a jetés aux antipodes, action et inactivité, règle et désordre, bon et mauvais exemple »… Comment, pour une fillette, s’arranger d’un père dégradé et universellement vomi ? Comment faire avec l’amour pour un tel père, si aimant, si aimé (« Sa peau, j’en raffolais, la pétrissais comme une pâte à modeler. Et sa chevelure ? Mon jouet préféré »). « Pourquoi c’est un salopard ? » Car ce n’est pas, en tout cas, un père abusif, et le roman de Céline Debayle n’est pas un récit supplémentaire d’enfance violée. Du moins pas comme ça. Le seul viol a eu lieu par l’image, quand Papa a emmené Josette dans un endroit un peu spécial, mais bien décoré : « Je dévorais les images, plus marrantes que Bécassine fait du scoutisme. Il y avait des bagues aux orteils, des anneaux aux chevilles, des culottes rigolotes… ». « — Tu ne t’ennuies pas, princesse ? — Non ! Je joue avec les pin-up ! ».

     

    Le meilleur du livre se tient sur cette ligne de crête entre vision de l’enfant et, dans un discret surplomb, entre les lignes, regard de l’adulte. Un équilibre délicat, qui n’est pas sans rappeler, parfois, en moins sombre, le Luc Dietrich du Bonheur des tristes. De temps en temps, il est rompu. Mais jamais pour longtemps, et toujours sans lourdeurs. On revient vite à Josette, à l’écriture colorée, toute en sauts et en ruptures, qui dit ses pétulances et ses angoisses. Car l’équilibre est aussi celui du ton, toujours alerte, souvent drôle, et, par l’effet même de cette légèreté apparente, réellement déchirant et grave. « J’en apprends tant cet été-là. Des mots de guerre lointaine, et des mots de guerre proche (…) devant une assiette de farcis ou le Journal de Lisette ». En effet. Drôle (de roman) d’éducation.

     

    P. A.

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  • apahau.orgLa première réussite, c’est le titre. Non seulement par sa simplicité efficace et sa limpidité trompeuse, mais parce qu’il annonce tout d’un livre dont il ne dévoile pourtant rien.

     

    Oui, bien sûr, c’est l’histoire d’une fille, puis d’une femme, et de la « perte de chance » initiale à surmonter que cela représente dans une société faite par et pour les hommes. Cette fille s’appelle Laurence, comme Camille, mais n’a pas le même nom de famille. Elle est née à Rouen, contrairement à l’auteure, qui y a cependant enseigné. Son père, médecin et protestant, aurait rêvé d’avoir un fils. Pour lui, « C’est une fille » sonnera, à trois reprises, comme « Ce n’est pas un garçon ». En partant de sa naissance, on suit Laurence au long d’un parcours par étapes, réparties sur trois chapitres de longueurs inégales. Le plus long et le plus brillant est consacré à son enfance. Premier moment fort : la mort, à quelques jours, d’une petite sœur, et la culpabilité qu’elle déclenche (« Elle t’a fait tomber des bras maternels ? À mort ! »). Culpabilité que viendra ranimer, quelques années plus tard, le quasi-viol subi de la part d’un oncle. Angoisses, efforts pour être « impénétrable », mais aussi découverte du fantasme et de la jouissance : « Elle a découvert un truc extraordinaire, un genre de grotte d’Ali Baba, une lampe d’Aladin qu’il suffit de frotter ».

     

    Le corps, le héros

     

    Jusqu’à ce qu’au seuil de l’adolescence le désir fasse son apparition, ce « manque [qui] la rend vivante, tandis que la nuit la fait morte ». Encore quelques années, et un avortement, dans les conditions de l’époque et grâce au MLAC, vient clore cette première partie. La seconde raconte, bien des années plus tard, la mort à la naissance du fils de Laurence, Tristan, provoquée indirectement par un complot de pères. Encore plus tard naîtra Alice, qui mettra fin à l’histoire en réconciliant sa mère avec le destin.

     

    On le voit, ce récit d’initiation est d’abord une odyssée physique, où le corps est le héros le plus apparent. L’angoisse et la violence y sont contrebalancées par l’humour, souvent grinçant, toujours présent. Ainsi de la désopilante leçon de choses donnée par le père soucieux d’initier Laurence et sa sœur, Claude, aux mystères de la vie : « Le cohit consiste en la pénétration du pénis du garçon, appelé aussi verge (zizi, bite, zob, traduit Claude qui a déjà reçu pas mal de lettres [de garçons], vit, dard, membre, traduit Lolo qui a déjà lu pas mal de Sade) dans le trou de la fille, appelé vagin (chatte, moule, temple de Vénus, autel de la nature)… » Et, bien sûr, cette odyssée physique est aussi une saga historique, où cinq générations de femmes défilent, de l’arrière-grand-mère de l’héroïne jusqu’à sa fille, des années 1960 à nos jours.

     

    L’aventure d’un mot

     

    Cependant il y a, en plus du brio et de la justesse, autre chose, qui fait de Fille plus qu’un témoignage ou un livre à sujet dans l’air du temps : une véritable œuvre littéraire. C’est-à-dire une œuvre de langage, et dont le langage est le personnage essentiel. Ce n’est pas le cas ici seulement au niveau de l’énonciation, où le jeu admirablement réglé des changements de pronoms personnels articule le passage d’une étape à l’autre, le je relayant le tu quand la jeune enfant commence à parler, puis disparaissant derrière le elle quand le sujet Laurence est barré par le viol, avant de renaître quand le désir lui rend sa place. Les expressions toutes faites et les mots de la chose jouent aussi un grand rôle (« J’attends mes machins, t’a tes ragnagnas, elle a reçu sa lettre mensuelle, nous avons nos histoires, vous avez vos périodes, elles ont leurs mickeys, leurs coquelicots, leurs ours, les Anglais ont débarqué, je reçois mes parents de Montrouge, le Cardinal est arrivé, l’Armée rouge est en ville, le ketchup est servi… »).

     

    Mais, plus encore qu’un récit où les mots tiennent leur place, le livre tout entier est l’aventure d’un mot. Ce mot de fille, que le titre énonce, génère, en se déclinant, les moments de la vie de Laurence, comme l’annonce une de ses premières découvertes linguistiques : « Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère (…). La fille ne sort jamais de la famille ». De ses « souvenirs de fille », on passera à sa vie de (jeune) fille, puis de femme (mais « le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens "une femme" et, le cas échéant, "la femme de" »). Jusqu’à ce qu’elle soit enfin mère d’une fille à son tour, et que celle-ci, devenue jeune fille, choisisse comme objet d’amour une autre fille…

     

    Bien sûr, on est dans l’autofiction, et cette histoire, c’est l’histoire intime d’une écrivaine, qui, découvrant Racine et Corneille, comprend que « l’amour, c’est quand on veut mourir » mais qu’au théâtre « quelque chose empêche qu’on le fasse (…) : c’est la rime ». Pourtant c’est aussi l’histoire intime de toutes les femmes — et des hommes en plus. Tant il est vrai que c’est le langage qui découpe le réel et balise les corps, les occultant et les révélant à la fois. Camille Laurens le sait bien, c’est ce qui lui permet de s’avancer sans crainte ni rupture d’intensité sur les terrains les plus glissants (la maternité, la petite enfance, les rapports mère-fille…). Et d’y faire naître, comme en plus, par la grâce de l’écriture, une vraie émotion. Bravo l’artiste.

     

    P. A.

     

    Illustration : Lucas Cranach, Allégorie de la justice, 1537

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  • www.pinterest.frS’est-on jamais complètement remis du naturalisme ? Ce rêve : dire la réalité de manière assez aiguë pour qu’on croie la toucher du doigt, tant dans sa densité matérielle que dans son épaisseur historique et sociale, et si c’était au fond le grand rêve du roman ?... Beaucoup en tout cas continuent à tourner autour, si on y prend garde. Sans pouvoir se résoudre davantage à reproduire l’idéal qu’à y renoncer, et y ajoutant toujours d’autres dimensions : psychologie, philosophie, supplément d’âme… Notre époque craint la matière brute.

     

    Brigitte Pilote, dont c’est le troisième roman, procède de façon plus originale : par soustraction. S’emparant du roman à la Zola, elle en retire ce qui en faisait justement l’originalité et la puissance : la matière. Mais, du coup, le résultat de l’opération est un produit assez original aussi, à sa façon : un roman naturaliste évidé.

     

    Hors-sol

     

    Les Sever, qui portent bien leur nom, père (Émile) et fils (Florian), vivent seuls dans leur ferme. Émile, souvent désigné comme « le veuf », l’a été jeune. Quand la poliomyélite a frappé Florian encore en bas âge, le laissant avec un pied déformé et paralysé, ce père a frôlé le suicide avec son enfant. Puis, se reprenant, il a décidé de devenir plutôt riche et puissant afin de « préparer l’entrée en scène » d’un fils habitué dès toujours à se passer des autres et de leur jugement. Cependant quelque chose manque pour qu’Émile puisse entrer dans « le cercle fermé des patriarches qui ont traversé la vie et n’ont plus d’autre aspiration que celle de regarder vivre leur descendance avant que la mort ne vienne les chercher ». Il embauche donc une jeune servante. Et c’est parti : le huis clos déplie une à une à peu près toutes les possibilités dont il était riche. Le mariage programmé a lieu ; mais il reste blanc, car, dans la vie de Florian, il y a Joe, le cordonnier ; pourtant, un héritier voit le jour ; car, sans qu’on comprenne très bien pourquoi, la jeune femme, avant d’épouser le fils, est allée trouver dans sa chambre le père, que cependant elle déteste et qui le lui rend bien. Ainsi de suite jusqu’au dénouement tragique, et à l’épilogue ouvert sur un nouvel avenir, comme de juste.

     

    Tout cela se déroule dans une campagne au climat rude, où il y a des murets de pierre entre les champs. Mais encore ? Ceux qui, au vu de la « guirlande de fleurs de lys » ornant les nappes du repas de noces, seraient tentés de songer au pays d’où nous vient Brigitte Pilote, devraient vite y renoncer en voyant Florian envisager de fabriquer et de vendre du sirop d’érable « comme on en fait au Canada ». Pourtant, Émile se félicite d’avoir échappé aux « tranchées où ont péri tant d’hommes sur le continent ». Grande-Bretagne, alors ? Pour tout simplifier, il y a des « icônes » à l’église, la maison est une « longère » et elle est couverte de « lauzes ». Allez vous y retrouver.

     

    Les tranchées… À quelle époque sommes-nous ? Il n’y a pas de téléphones, portables ou fixes, pas d’ordinateurs, la radio, mais la télé bien tard. On bat le blé au fléau et on se déplace dans des carrioles attelées, car les paysans de l’endroit, qui « résistent au remembrement », ne veulent pas de tracteurs. Et, en même temps, comme qui dirait, on installe des éoliennes, tandis que pointent çà et là d’indéniables signes de modernité écolo-bobo. Où et quand est-on donc ? Dans une étrange campagne hors-sol, dans un rêve de pure campagne, toujours aujourd’hui telle qu’en elle-même, intemporelle, vaguement biblique. De la « femme qui rit » (ce n’est pas à prendre au pied de la lettre), laquelle n’a pas de nom et presque pas de passé, on sait seulement qu’elle a vécu dans un couvent. C’est pourquoi elle connaît les simples : couvent = culture des simples. Et sur un vitrail de l’église, où figure un arbre de Jessé, « on dirait que son histoire est déjà écrite ».

     

    Bœufs de dictionnaire

     

    Pourquoi pas. Seulement, cette volonté d’abstraction se répercute à tous les niveaux du livre. Ce qui, en principe, devrait donner densité et chair à ce type de récits, c’est la description. Et tout spécialement celle de la nature, dont on a coutume de dire, en pareils cas, qu’elle constitue un personnage à part entière. Or, difficile d’imaginer plus épuré que ce monde rural-ci. On voit des « feuilles chahutées par le vent », mais des feuilles de quoi ? Quelqu’un « observe les rangs de blé mûr onduler » ; on aimerait bien les voir aussi, nous autres, seulement personne ne prend la peine de nous les montrer. Même les vaches et les bœufs surgissant, la nuit, dans l’étable, sous le faisceau d’une lampe torche, restent de purs concepts bovins, des animaux de dictionnaire.

     

    Est-ce fait exprès ? Qui peut le dire ? La relative pureté de la langue (malgré l’observer onduler ci-dessus) ajoute encore à l’impression d’évoluer dans un lieu impalpable et dépourvu de couleurs, un dessin où l’univers se réduirait à quelques lignes, élégantes mais simplement indicatives. C’est troublant.

     

    Que reste-t-il, une fois soustraite ainsi la substance des choses ? « Un monde terrien où les êtres se débattent avec eux-mêmes », dit la quatrième de couverture. Pour le monde terrien, c’est raté. Des êtres qui se débattent et se battent, ça, oui. À coups de points de vue alternés, et selon un mode de narration qui contribue, s’il en était besoin, à l’étrangeté de l’ensemble : ellipses, petites touches, informations arrivant souvent après coup et comme en passant. C’est d’ailleurs cette manière de raconter qui soutient l’intérêt et intrigue quand même : on suit le jeu de piste en se demandant comment tout cela va finir. Mais quand arrivent les crises, la violence elle-même est indiquée plutôt que montrée ou ressentie.

     

    Bref, voilà un objet littéraire assez singulier, y compris par le soin et la précision de sa facture. On l’examine, et l’on est tenté de se demander, perplexe : à quoi ça sert ? Que voulait dire et faire exactement Brigitte Pilote ?... Écoutez : lisez, et, si vous avez une hypothèse, donnez-la moi.

     

    P. A.

     

    Illustration : Rosa Bonheur, Labourage nivernais, détail (1849)

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  • www.moreeuw.comJe me souviens encore du jour d’hiver, déjà lointain, où j’ai découvert, dans une salle du musée d’Ostende, l’existence de Léon Spilliaert. J’étais tombé en arrêt devant, si je ne me trompe, l’Autoportrait au miroir de 1908, qu’on trouve reproduit, avec vingt autres tableaux ou dessins, en regard du texte inédit qu’Arléa fait paraître dans sa collection de poche.

     

    Je ne savais rien alors de ce que Stéphane Lambert nous y apprend dans une rapide note biographique en tête de volume : la naissance de l’artiste à Ostende en 1881 ; le père parfumeur ; la passion pour la littérature symboliste et pour Nietzsche ; les études à Bruges, l’amitié avec Verhaeren et Ensor, les dix années d’inspiration intense qui prendront fin avec la Première Guerre mondiale, trente ans avant la mort du peintre. De ces années datent les lavis très noirs que l’on connaît, où se débat une réalité devenue quasi fantomatique.

     

    Poèmes en prose

     

    C’est pour que les choses soient dites, cette note en tête de volume — et pour pouvoir se plonger en toute liberté dans ce qui compte vraiment. À savoir l’obscur objet que Stéphane Lambert poursuit, de peintre en peintre, dans les livres qu’il a consacrés à Nicolas de Staël, Rothko, Monet ou Goya (voir ici). Ces gens-là cherchaient à saisir ce qui est au-delà des apparences. Et leurs œuvres éveillent en chacun le pressentiment de cet invisible qui fait la trame de fond du monde. « Point de ralliement avec l’autre » (Visions de Goya), le tableau ouvre donc aussi un espace intermédiaire entre soi et soi, la peinture et les mots, la profondeur et la surface.

     

    Pour y accéder, Lambert varie à chaque fois l’angle d’approche. Dans Visions de Goya, il tentait le faux journal de voyage. Les courts chapitres du volume d’une centaine de pages qu’il consacre aujourd’hui à l’artiste belge tiennent, quant à eux, du roman biographique en lambeaux (dont seuls resteraient quelques instants significatifs), du recueil de nouvelles et de la suite de poèmes en prose.

     

    « La même densité qu’un homme qui dort »

     

    Roman biographique, quand le narrateur cède la parole à Spilliaert lui-même ou à ceux qui l’ont connu. Courts récits fantastiques comme cette étrange visite dans un musée désert, ou l’apparition peut-être rêvée d’une dame en rose, dans le train entre Bruxelles et Ostende. Mais l’essentiel, ce sont les épiphanies poétiques d’une ou deux pages, qui font songer à Baudelaire (la Belgique, peut-être ?). Il y a là des tableaux du peintre, plutôt évoqués que décrits, et des paysages des Flandres peints, en mots, par l’écrivain. Il y a des comptes rendus d’expériences nocturnes qui peuvent être celles de l’un ou de l’autre, et qui, par leur tonalité hallucinée, tiennent autant de Maldoror que de Maeterlinck (« Les rafales de vent froid éveillent les morts disloqués. Particules de vies décomposées, échouées sur les côtes, prêtes à renaître. Les châteaux de sable ne survivront pas à la nuit »).

     

    Peu à peu, les effets du commerce hypnotique avec un peintre mort en 1946 se font sentir : « Les lieux familiers tout à coup s’épaississent d’une doublure invisible », écrit le narrateur. « Leur passé désoriente ma présence. Un vide s’ouvre sous mes pieds ». Mais ces effets, ce sont ceux que ressent tout le monde, lecteur compris. On sent s’entrouvrir la porte de cette dimension que les perceptions cachent et révèlent. « Parfois je reste des après-midi entiers dans le laboratoire paternel », disait le peintre. « Je regarde, médusé, les flacons de parfum. Ils ont la même densité qu’un homme qui dort ». Et ailleurs : « Entrer tranquillement dans la connaissance des choses, pousser sans trembler les éléments connus jusqu’à leur point de ralliement avec le mystère ». C’est un peu de ce mystère qu’on trouve, capturé par Stéphane Lambert, dans les pages de ce petit livre élégant, sombre et lumineux.

     

    P. A.

     

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    Illustrations : Autoportrait (1907) et La Chambre à coucher (1908)

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  • photo Pierre AhnneQu’est-ce qu’un livre culte ? Des exemples viennent à l’esprit : Les Fruits de Congo, de Vialatte, La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Le Grand Meaulnes aurait pu être un livre culte, mais il est devenu trop célèbre : le livre culte exige une relative obscurité ; pour qu’il y ait culte, il doit y avoir mystère.

     

    Le livre culte n’est pas nécessairement unique, mais c’est tout comme. Il émerge, écrasant un peu les autres productions de son auteur. C’est le signe de sa caractéristique principale : la singularité. Le livre culte est, avant tout, bizarre.

     

    Les Saisons, de Maurice Pons, paru chez Juillard en 1965, réédité, depuis 1975, plusieurs fois par Christian Bourgois jusqu’à cette parution en poche de juin 2020, pourrait être un exemple type. Scénariste, journaliste, éditeur d’occasion, réalisateur et même acteur de temps à autre, l’auteur a écrit et publié d’autres choses. Mais Les Saisons restent. Et, pour ce qui est de la bizarrerie, on a de quoi faire.

     

    « Par chez nous… »

     

    Du passé de Siméon, on saura seulement qu’il est tragique ; que le héros a vu bien des horreurs dans les camps où il a été détenu, sous le soleil du désert, et où il a assisté à la mise à mort d’une sœur aimée (on se rappellera au passage que Pons fut, en 1960, un des signataires de l’Appel des 121 contre la guerre d’Algérie). Le personnage surgit « vers le seizième mois de l’automne ». Car, dans cette vallée reculée, les saisons sont spéciales : quarante mois de pluie, puis quarante mois de gel. Seul mode de chauffage : se trouver à temps un animal à fourrure et se l’attacher autour du ventre. Le temps, de façon générale, connaît un écoulement particulier. Que fait-on ? Rien. On récolte vaguement des lentilles, qui constituent l’unique production et la seule nourriture. Et on se livre parfois à des jeux et des fêtes où le concours d’extraction de comédons tient une grande place.

     

    On n’a jamais vu d’étranger. Aussi le visiteur suscite-t-il d’emblée une méfiance hostile. Surtout lorsqu’il annonce qu’il veut être écrivain, et croit avoir trouvé dans « ce lieu de grâce et de merci » l’endroit où créer sa première œuvre. La citation, empruntée à Saint-John Perse (Neiges), suggère assez que notre personnage a de grandes ambitions : « Les hommes s’y sont mal pris pour faire leur monde », et « celui qui veut essayer de reconstruire quelque chose, il faut qu’il reparte de rien ». Les gens du pays, ravis de l’apprendre, sont ce rien. Et Les Saisons constituent le récit des souffrances, des humiliations et des mutilations que Siméon subira parmi eux, perdant successivement un pied, une main, un autre membre… Bref, son entreprise est un échec. Les espérances que, tout de même, il aura fait naître, se muent en déception et se retournent contre lui. « Tu voulais quoi ? », lui demande l’un des autochtones, « Enrichir le monde avec tes monuments, avec tes petits paniers de voyelles et d’consonnes… Et pis quoi encore ?... L’amour au bord des fontaines, des papillons pour les collectionneurs ? Ça s’peut pas, par chez nous… (…) C’est Pourriture qui gagne, et qui fait la loi ! »

     

    Grotesque triste

     

    « Pourriture » est en effet le maître-mot de ce qui semble une fable très noire sur la solitude de l’artiste et sur la condition humaine. Mais, pas plus qu’on ne peut réduire à l’allégorie les récits de Kafka ou (montagne, ici, oblige) de Ramuz, on ne rend compte, à l’interpréter, ni de l’extrême étrangeté du roman de Pons ni du plaisir très particulier qu’on prend à le lire. L’alliance du réalisme le plus minutieux et d’une fantaisie qui devient vite toute naturelle en est une des causes. À laquelle s’ajoute l’usage du comique. Comique de mots, parfois pris au pied de la lettre : pour son chauffage individuel, la jeune Louana a choisi le chat : « Siméon ne pouvait manquer de voir, entre les petites cuisses blanches, la grosse touffe de poils noirs que formait l’animal endormi ».

     

    Le corps, ses fonctions, sexuelles et autres, ses organes, jouent un grand rôle dans ce récit où se déchaîne aussi un grotesque extrême. C’est Rabelais, moins l’optimisme. Dans un hilarant contraste avec la dignité compassée de l’écrivain de service, les tableaux de foules frénétiques, grouillantes et secouées de rires homériques ou de cris de rage se succèdent. Auxquels répond l’âpreté tout aussi hallucinante, mais silencieuse, du décor : à la pourriture des chairs correspond la boue omniprésente, soudain remplacée par une neige annonciatrice d’aucune pureté, par la glace, avec, au fond de tout cela, la roche : « Un désert vertical de pierrailles, sans une aspérité, sans un arbre. Le haut de la vallée, barré par une impressionnante muraille glaciaire, se [perd] dans la brume ».

     

    Violence de la nature, cruauté et fragilité des hommes, solitude et inutilité de l’artiste… Ce n’est pas gai. Mais c’est si drôle !...

     

    P. A.

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