• www.comedie-francaise.frUn an après Les Sœurs aux yeux bleus(1), qui venait clore la saga familiale, deux ans après un premier recueil pour lequel elle a obtenu le prix de l’Académie française(2), Marie Sizun revient à la nouvelle. Quoique. Les textes rassemblés ici sont-ils tout à fait des nouvelles ? Violette déclinait le genre dans toutes ses variantes, du portrait au récit à chute. Mais les très courts récits de Ne quittez pas ! esquissent seulement des destins dont ils ne dessinent le cours qu’en filigrane, laissant le premier rôle à l’instant et à sa précision fugace.

     

    C’est dire que la musique, plus que jamais, tient une place essentielle. « Musique des ondes », comme l’annonce un des titres. Car une cohérence thématique affirmée fait la singularité du recueil : le téléphone.

     

    Destins croisés

     

    Une femme vieillissante croit, un moment, reconnaître la voix de son ancien amant, mais c’est une erreur. Un homme isolé s’étonne de recevoir, pour une fois, par erreur, lui aussi, un appel. Le coup de fil de cet amour d’autrefois tombe au mauvais moment, on ne peut pas lui parler. Avec cet autre, on a du mal à converser : manque de réseau, vraiment ?... Ces récits de communications sont, la plupart du temps, des histoires d’incommunicabilité. À moins, au contraire, qu’on n’y communique que trop bien, de cette manière sous-jacente chère à Nathalie Sarraute. Car, nous dit l’une des narratrices, si « un sourire peut mentir, un regard, un mouvement », une voix entendue au téléphone en est incapable : « La moindre inflexion nous instruit, nous dit ce que les mots taisent, ou déguisent ».

     

    Au surplus, si l’erreur ici joue un grand rôle, c’est qu’elle met en contact avec d’autres solitudes, donne l’occasion de croiser le trajet d’autres vies, motif redoublé et mis en abyme quand une conversation entre amoureux est surprise dans l’autobus, comme c’est le cas dans le seul texte franchement optimiste du recueil.

     

    Femme seule à sa fenêtre

     

    Car, pour l’essentiel, Marie Sizun aurait pu intituler son livre Les Abandonnés, si elle n’avait pas choisi un titre annonciateur de son thème et encore plus éloquent. Vous n’avez aucun message, Il n’y a plus d’abonné au numéro demandé, On vous appellera…, les autres titres « téléphoniques » donnés à de nombreuses nouvelles en disent tout aussi long. Le, ou, plus souvent, la solitaire urbaine est le personnage central de ces drames minuscules : « la voix hésitante, mal timbrée », de la locataire du cinquième dit « la peur, la peur des gens, la peur de la vie » ; à entendre telle autre voix, une narratrice imagine « tout un décor pesant de tristesse, de solitude »… La grande ville se déploie à l’arrière-plan, et, peu à peu, une atmosphère s’installe : ce qui fait le fond des romans de Marie Sizun, sur lequel se détachent les personnages, qui la passionnent et qu’elle sait rendre attachants. Ici, ils ne sont guère, la plupart du temps, qu’une voix ; ou une silhouette, figure suspendue dans un décor à la Hopper, fait pour nous rappeler que l’auteure est aussi peintre à ses heures.

     

    Dans un appartement, « le premier soleil du matin fait étinceler une vitre » ; une femme, à la fenêtre, « se demande avec lassitude comment occuper cette nouvelle journée » ; une autre, « certains après-midi, (…) reste devant la fenêtre à regarder les nuages »… Autant de tableaux qui restent dans l’esprit une fois tues les voix délicates des héros et des héroïnes de Marie Sizun. La musique, l’image… La poésie, en somme.

     

    P. A.

     

    (1) Arléa, 2019, voir ici.

    (2) Vous n’avez pas vu Violette ?, Arléa, 2017, voir ici.

     

    Illustration : Berthe Bovy dans La Voix humaine, de Jean Cocteau (1930)

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  • photo Pierre AhnneL’Arbre vengeur, dynamique petite maison proche de Bordeaux, veut avoir « un œil sur le patrimoine, un autre vers le présent ». Dans le champ de vision du premier de ces deux yeux, on trouve Léon Bloy, Paul-Jean Toulet, Remy de Gourmont, Bernanos, bien d’autres. Dont Bove, avec une réédition de Mes amis, ainsi que sa traduction du Conte de deux villes, de Dickens. Et, en cette rentrée, avec une longue nouvelle, parue en 1931 dans une revue mensuelle éditée alors par Fayard, Les Œuvres libres, puis réunie par Samuel Tastet, en 2018, à deux autres textes, sous le titre général de Une trilogie noire.

     

    On y trouve deux thèmes récurrents chez l’auteur d’Armand : la misère et la culpabilité. C’est le second motif surtout qui pourrait rattacher à Dostoïevski l’écrivain d’origine russe, Bobovnikoff, de son vrai nom. Comme le titre le suggère, c’est presque un pastiche que ce récit où on trouve une enquête de police, un inspecteur retors, le meurtre d’une vieille femme, une jeune femme simple et dévouée…

     

    « La vertu de l’espace »

     

    Mais on pense aussi à l’auteur de Crime et châtiment pour d’autres raisons. Il y a de l’homme du souterrain chez Pierre Changarnier, qui prend un plaisir amer à humilier Violette, sa compagne du moment (« Tu es une pauvre loque (…). Tu n’as même pas le respect de toi-même. N’est-ce pas que c’est vrai ? »). Et le thème du double est aussi au cœur de l’étrange histoire qui nous est contée. Sans le sou, évidemment, Changarnier et Violette errent dans les rues par temps de neige. Une algarade dans un café leur fait rencontrer un « petit homme », lequel leur raconte dans quelles circonstances il a assassiné sa femme et échappé à la justice. Changarnier, aussitôt, veut lui-même se livrer à la police, pour expier un crime qui reste mystérieux : « Ce qui est terrible, c’est de rester seul avec le crime que l’on a commis, c’est de fuir le châtiment, c’est de le craindre », dit-il. Or, voilà que, au détour d’une rue, il est bel et bien arrêté, et conduit au commissariat. Il en ressortira vite, disculpé du meurtre dont on le soupçonnait (une bijoutière) et délivré de l’acte qu’il n’a sans doute jamais commis.

     

    Le texte, qui, comme toujours chez Bove, tire son caractère poignant d’une apparente platitude, oscille entre ironie voisine du second degré et tragique absurde. Tous les personnages sont la proie d’une manie ambulatoire : Violette croit « à la vertu de l’espace. Sortir, pour elle, [a] toujours été l’espoir… » ; Changarnier ne cesse de s’arrêter dans des cafés pour en ressortir presque aussitôt ; nous le quittons marchant (« Plus personne ne nous barrera le passage »).

     

    « Où suis-je ? », se demandait-il dès la première page. Voilà bien la question qui habite les pâles héros de Bove : où être, dans un monde dont ils sont exclus sur un plan non seulement social, mais métaphysique. Si bien que leurs vagabondages sans but ne sont que l’allégorie des nôtres. Derrière le roman russe du XIXe siècle, Beckett et la modernité française sont là.

     

    P. A.

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  • www.vhallereau.netDans sa collection « Le Petit Mercure », le Mercure tout court, je veux dire, de France, fait paraître ses ouvrages intitulés Le Goût de… (en novembre, Le Goût de Dieu), mais aussi, parfois, de courts textes dus à des auteurs du patrimoine littéraire international. Ainsi, à côté d’Oscar Wilde (L’Auberge des songes) et de Pierre Loti (Vie de deux chattes), cette petite merveille, de Tourgueniev, à la fois drôle et déchirante, dans une traduction parue une première fois chez Gallimard en 1941, et déjà republiée par l’éditeur actuel en 1997, avec une préface de Pierre Lartigue, qu’on retrouve ici.

     

    L’œuvre est bien connue en Russie, où les chiens, de Tchekhov (La Dame au petit chien) à Gueorgui Vladimov (Le Fidèle Rouslan, voir ici), sans oublier Boulgakov (Coeur de chien), sont incontestablement des personnages littéraires. Car Moumou est un chien, une chienne, plutôt, baptisée par son maître, le sourd-muet Guerasime, des seules syllabes qu’il parvient à proférer. On a fait venir de la campagne ce paysan d’une force herculéenne sur ordre de sa maîtresse, « une veuve de haut lignage », pour qu’il occupe les fonctions de portier dans la maison qu’elle possède « tout au bout de Moscou ». Guerasime y tombe amoureux de Tatiana. Mais la vieille dame décide de la marier à Capiton, le cordonnier. Le sourd-muet sauve de la noyade et adopte Moumou. Mais la chienne trouble le sommeil de la maîtresse et doit disparaître.

     

    Lecture politique et farce paysanne

     

    La mère de Tourgueniev était, elle aussi, paraît-il, une redoutable personne « de haut lignage ». C’est cependant la lecture politique qui s’impose d’abord, et la seule que retienne Lartigue. Il rappelle, dans sa préface, que le texte fut rédigé par son auteur dans la prison de l’Amirauté, où l’avait envoyé pour quelques semaines un article consacré à Gogol, mort en février 1852. En mars 1854, Moumou paraît dans la revue Le Contemporain, mais, semble-t-il, par inadvertance de la censure. En effet, comme le dit le préfacier, « le cœur du lecteur bat pour le paysan opprimé ». Lequel, en ces années qui finiront par aboutir à l’abolition du servage, n’a le droit d’aimer librement ni une femme ni même une chienne.

     

    On peut aussi faire une lecture politique du Manteau, justement de Gogol, et dont on sait l’importance dans l’histoire de la littérature russe en ses débuts. Et le texte de Tourgueniev a bien les allures d’un hommage au grand écrivain disparu peu avant sa rédaction. C’est aussi une farce, digne des Âmes mortes, peuplée d’animaux de chair ou de pain d’épice (chevaux, bien entendu, mais aussi coq et oies ­— « l’oie est, comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi »). Quant aux humains, ce sont d’exubérantes marionnettes, mues par leurs désirs primitifs et, surtout, par ceux de la barynia. Tout cela forme un monde coloré, en proie à une agitation frénétique et vaine. Les dialogues désopilants sont bien dignes du Revizor (« Veux-tu te marier, Tatiana ? Notre dame t’a trouvé un fiancé. — Je ne dis pas non, Gabriel Andréitch. Mais qui cela ? ajouta-t-elle timidement. — Capiton, le cordonnier. —Entendu. — C’est un homme d’une conduite un peu légère, mais notre dame compte sur toi pour lui faire perdre ses mauvaises habitudes. —Entendu »).

     

    Au-delà de l’allégorie

     

    La simple et savante construction en deux temps, faisant passer Guerasime, et le lecteur, de la jeune femme à l’animal, incline le récit dans le sens de cette inquiétante étrangeté qui se mêle toujours, dans la littérature russe, à la fantaisie la plus folle. Mais, dans un monde en proie à la folie, qu’elle soit joyeuse ou grinçante, il y a une exception, et c’est celui qui constitue, plutôt que la pauvre Moumou, le héros de la nouvelle : Guerasime. Lui qui, avec sa carrure de colosse et son handicap, semblait tout désigné pour la caricature, est le seul à y échapper — et à nous faire accéder, par sa pure présence, à un au-delà de l’allégorie. Parmi les animaux et les pantins de son univers, il est l’unique homme, sur qui on peut compter en tant que tel. « Cet homme-là », dit un des personnages, « ça n’a qu’un mot, c’est pas comme nous autres ». Et quand, à la fin, il regagne à pied sa campagne, la nature, superbement évoquée en quelques lignes, paraît l’accueillir : « Guerasime ne pouvait entendre (…) le murmure nocturne des arbres (…) mais il reconnaissait l’arôme familier des blés qui mûrissaient dans les champs remplis d’ombre, il aspirait l’air vivace du sol natal qui, semblant venir à sa rencontre, lui caressait le visage, jouait dans sa barbe et dans ses cheveux ».

     

    Guerasime rejoint ainsi la cohorte des esprits simples qui illuminent tant de grands romans russes. Et qu’il y tienne une place modeste n’enlève rien à l’émerveillement qu’on éprouve à lire ce récit qui compte moins de quatre-vingts pages…

     

    P. A.

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  • www.etsy.comVoilà un livre, et, peut-être, de plus d’une manière, d’un autre temps. Et c’est ce qui en fait, pour une part, l’intérêt. En octobre 1917, Charles Plisnier a 23 ans. Son enthousiasme fait de ce jeune juriste belge un avocat dévoué à la cause du communisme, doublé d’un « agitateur » (il le dit lui-même) : militantisme effréné et quelques missions dangereuses, à la grande époque du Komintern. Puis, c’est l’exclusion, pour trotskisme, au congrès d’Anvers, en 1928. Dans une œuvre, semble-t-il, bien de son temps (Mariages, Meurtres, La Beauté des laides…), Faux passeports, prix Goncourt 1937, tranche. Pour étoffer et unifier ce qui ressemblait trop à un recueil de nouvelles, l’auteur, à la demande de son éditeur (Buchet-Chastel-Corréa), y ajoute le chapitre final, Iégor, où il évoque Anvers, le conflit entre staliniens et trotskistes, les procès de Moscou, et cet « héroïsme du déshonneur » qui poussait les accusés à s’inventer des crimes parce que le Parti le voulait.

     

    Tragique élégiaque

     

    Malgré Orwell et Victor Serge, ils n’étaient pas si nombreux, à l’époque, les écrivains aussi lucides. Est-ce là pourtant le seul intérêt du livre de Plisnier ? On y parle « de violence, de miséricorde », « de tempes trouées, de charges de cavalerie, de pendaisons », de supplices encore pires subis dans les caves des préfectures. On y rencontre des « héros durs et faibles, partisans, croyants malgré eux à la poursuite d’une lumière qu’ils mourraient plutôt que de nommer, matérialistes familiers avec le martyre et raillant les saints ». Des hommes pour qui « ce qu’on est, ce sont les actes ». Tout ça, c’est sûr, paraîtra assez peu tendance à bien des gens.

     

    On pense, inévitablement, à Malraux, autre prix Goncourt (en 1933), pour un autre roman (La Condition humaine) évoquant lui aussi les combats de la révolution en marche. Mais, ici, pas de développements philosophiques. Des portraits, d’individus aux prises avec une cause qui les habite et les dévore. Le tragique vient de là, mais un tragique étrange, et le narrateur lui-même, dans l’Adieu à [ses] créatures venant clore ce qui se donne comme un livre de souvenirs, s’en étonne : « D’où vient que, pour les évoquer, j’ai pris le ton de l’élégie ? » Peu de scènes de groupe ; la violence, l’horreur, souvent, surgissent par éclairs brefs et toujours obliques. Ça se passe dans de petites chambres où l’on boit du thé, des couloirs d’hôtel, des cafés de faubourg ; dans des villes de passage, Genève, Anvers, Bruxelles, où l’on se replie pour un temps avant de repartir à la lutte là où elle bat son plein : en Italie fasciste, en Allemagne au bord du nazisme, en Europe centrale. Loin de ces fronts, les héros en sursis goûtent « la désolation des matins vides » et la mélancolie des quartiers perdus. À Salzbourg, ils visitent la maison de Mozart. On est au mois d’août, mais il pleut. Un vieux monsieur joue du clavecin…

     

    Des héros et leurs doubles

     

    La plupart d’entre eux récuseraient une tonalité qu’ils diraient teintée de nostalgie petite-bourgeoise. Mais qu’en penseraient-ils ? Car ces porteurs de « faux passeports » sont tous des êtres partagés. Et pas seulement les lâches, qui fascinent tant le narrateur, ni les moines-soldats que leur fidélité absolue au Parti rend doubles. Le divorce intime qui est le sujet central du livre de Plisnier, c’est celui qui s’installe en tout individu pour peu qu’il s’affronte à l’Histoire. Un thème qu’on aura du mal à juger dépassé, et dont le traitement, en tout cas, mérite qu’on s’y arrête.

     

    Car la contradiction que l’écrivain belge scrute et sonde sans complaisance romantique s’exprime d’abord dans la structure de son livre. Non seulement il est fait de fragments refusant de se fondre dans un flux romanesque traditionnel, mais ceux-ci n’en finissent pas de se morceler pour mieux répercuter une fêlure secrète. Il y a l’histoire de Pilar, qui ne peut se déprendre de sa classe ; l’histoire de Ditka la martyre, et de Multi, le lâche, amoureux d’elle ; celle de Carlotta l’intransigeante, qui aime et fait tuer Alessandro, le traître ; celle de Corvelise, spectateur fasciné, mais toujours empêché, de la lutte des classes, qui finit par se sacrifier pour sauver son double héroïque ; il y a, enfin, l’amitié du narrateur et de son double à lui, Iégor, le stalinien sans illusions, épris de sa compagne folle, Daria.

     

    La vision est toujours indirecte, biaisée, démultipliée, sans fin réajustée, dans un effort fiévreux pour saisir le secret de l’héroïsme absolu ou le point, impossible à trouver, où il se réconcilierait avec la tendresse humaine. Plutôt qu’un hymne à la révolution, c’est son tombeau, chaotique et désespéré, qu’a écrit Plisnier en cette fin des années 1930. Des temps si loin de nous, vraiment ?

     

    P. A.

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  • traezhhatevenn.blogspot.comBien qu’en déclin, le roman biographique ne se porte encore pas trop mal. L’écrivain anglais Rupert Thomson fait ici, si l’on peut dire, d’une pierre deux coups. Quoique… Si c’est bien deux vies qu’il raconte, celles-ci, toujours associées, se sont vouées à l’être au point de n’en former (presque) qu’une. Quand Lucie Schwob et Suzanne Malherbe se rencontrent, elles ont respectivement quatorze et seize ans. Lucie est la nièce de Marcel, et son père dirige un journal nantais. Suzanne, fille d’un grand médecin de la ville, est la lointaine descendante de François. Entre les deux jeunes filles, la passion est pratiquement instantanée. Coup de chance : le père de l’une, divorcé, épousera la mère, devenue veuve, de l’autre. Leur statut de nouvelles demi-sœurs permettra à nos héroïnes de vivre d’abord leur liaison avec la discrétion requise en province dans les années 1930.

     

    Les voilà cependant bientôt à Paris. Lucie devient Claude Cahun, Suzanne se réinvente en Marcel Moore. La première écrit et photographie, la seconde peint, sculpte, colle. Toutes deux fréquentent l’avant-garde artistique et sont proches des surréalistes.

     

    Les gens qu’il faut connaître…

     

    Troisième acte : en 1937, au grand étonnement de leurs amis, elles vont s’installer à Jersey. C’est là que la guerre les surprend. Fidèles à l’esprit libre et poétique de leur jeunesse, elles sèment à travers l’île occupée des tracts défaitistes rédigés en allemand et signés « Le soldat sans nom ». Arrêtées, elles sont condamnées à mort. Mais la France est déjà libérée, Jersey n’est qu’une poche provisoire, dont les occupants ne tiennent pas à aggraver encore leur cas : on renvoie Claude et Marcel, redevenues depuis longtemps Lucie et Suzanne, dans leur grande maison au bord de la mer. Elles y passeront encore quelques heureuses années d’après-guerre, jusqu’à ce que Lucie, en 1954, meure, laissant Suzanne seule jusqu’à sa propre disparition en 1972.

     

    Voilà les vies dont Rupert Thomson écrit le roman, par l’entremise d’une Suzanne / Marcel revoyant son existence avant de la quitter. Roman d’une époque, et quelle époque. L’auteur, par-dessus l’épaule de sa narratrice, fait tout pour la rendre accessible à ceux qui auraient des trous dans leur culture : effets de la Première Guerre mondiale sur l’évolution des mœurs, dadaïsme, surréalisme… les élèves de terminale tireront incontestablement profit de ces fiches bien rédigées. Tout cela centré cependant sur les personnages plus que sur les idées. Claude et Marcel sont là où il faut être et rencontrent les gens qu’il convient de connaître : Michaux, Dali, Crevel, Adrienne Monnier… Les noms propres pleuvent.

     

    En plus, ça tombe bien, les deux amies, longtemps oubliées mais en train, paraît-il, de devenir ce qu’on appelle, je crois, des icônes, ont toutes les idées qu’il est bon d’avoir aujourd’hui : Breton est pontifiant ; Desnos est sympathique ; plus qu’Aragon, qui est un vilain stalinien… Surtout, elles sont irréprochablement modernes côté genre — un mot qu’elles n’ont sûrement jamais employé qu’en son acception la plus grammaticale, et que Thomson met sans cesse dans la bouche de l’une et sous la plume de l’autre, au sens actuel : « C’est quoi, le genre, de toute façon ? », « Ce qui me passionne le plus, c’est votre façon de jouer avec le genre », etc.

     

    L’art des à-côtés

     

    Mais il est vrai que, si elles sont bien de notre temps, elles tranchaient clairement sur le leur. Par leur homosexualité affirmée, bien sûr ; par la liberté de leurs allures, dont témoignent les photos de Claude, crâne et sourcils rasés ; par l’indépendance de leurs vies et de leur vie — à commencer par le retrait dans une île « peu commode et bizarrement farouche » : « une anomalie. Comme nous ».

     

    La belle trouvaille de Rupert Thomson est d’adopter, pour faire parler ces deux  femmes toujours à côté, une écriture faite d’à-côtés elle-même, et qui glisse sans cesse de l’action et des figures vers le décor et l’atmosphère, sur lesquels elle sait s’attarder rêveusement. C’est un après-midi de printemps à Nantes, « au-dehors, la place [est] blanche, décolorée par la lumière du soleil, mais à l’intérieur du café il [fait] obscur et frais » ; Lucie, fantasque, volontiers suicidaire, a disparu, Suzanne la cherche, mais remarque, « sur la table de la cuisine (…) un pot bleu rempli de prunes d’un vert poudreux ». Jusque dans les bureaux de la Gestapo, elle note que « ce [sont] les arcs prononcés de ses narines » qui donnent à son interrogateur « l’air dédaigneux ».

     

    À cela s’ajoute un véritable art du dialogue et de la scène : scènes d’amour, dans ce livre qui est aussi celui d’une passion, ou, plutôt, d’une « reconnaissance », dont deux jeunes filles sentent, au premier regard, « le déclic puissant mais subtil ». Mais aussi scènes quotidiennes. Et les conversations de Suzanne avec un déserteur allemand ou un plombier de Jersey donnent lieu à des pages parmi les plus émouvantes du roman.

     

    Car, oui, alors, on oublie l’époque, les mérites des héroïnes, le souci d’édification, en un mot : la biographie. On se laisse emporter en toute liberté par le roman.

     

    P. A.

     

    Illustration : Claude Cahun et Marcel Moore, Autoportrait, 1928

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