• photo Daniel FaureEn 2018, elle publiait, aux Impressions Nouvelles, Apparitions de Jean Genet (voir ici), écrit en marge de ses recherches préparatoires à l’exposition Jean Genet, l’échappée belle (1), dont elle avait été la commissaire. Pour cerner la figure d’un écrivain aussi volontiers insaisissable, Emmanuelle Lambert confirmait alors son talent et son goût du pas de côté et de la digression. À tel point que je croyais pouvoir parler d’un livre « sur les pouvoirs et les pièges de l’absence ».

     

    Giono, c’est trop

     

    Eh bien, là, c’est un peu la même chose et, pourtant, c’est tout le contraire. Giono, furioso est né, à nouveau, de la mise au point d’une exposition : la rétrospective Giono, qui doit ouvrir en octobre prochain, au Mucem de Marseille (2). À nouveau, la commissaire parle de ses recherches, de son travail dans la maison-musée de l’écrivain, à Manosque, du dévouement des bénévoles, de l’accueil chaleureux que lui réserve Sylvie Giono, du temps passé dans le train et à l’hôtel. Et elle note un point commun aux deux Jean : leur rapport « strictement, rigoureusement intime » à la langue et à la littérature, qu’ils n’ont pas (ou si peu) approchées par l’école.

     

    Mais ce point commun est le seul. Ce n’est pas à l’absence que notre narratrice se heurte dans son effort pour approcher de plus près l’auteur de Colline et de Regain. Les difficultés, ici, tiennent plutôt à l’excès de présence. Giono, c’est le trop-plein permanent. Trop d’œuvres, et de toutes sortes, des romans « paysans » du début aux « chroniques » faulknériennes de l’après-guerre. Trop de souvenirs, racontés partout, dans Jean le bleu, à la radio… ­— alors que « le souvenir est loin de la vérité », c’est bien connu. Trop d’idées reçues, surtout, autour du personnage : « Giono, c’est la poésie, la Provence », « la chaleur », « l’humanité »… Jusqu’à son nom qui « sonne et claque, deux syllabes, une rime interne, un rêve de rondeur ». « Derrière sa pipe, à demi caché dans la fumée », le natif de Manosque, avec sa « plume », son « sous-main » et son « plaid » apparaît à la postérité dans toute la majesté du grand écrivain — et c’est un des intérêts du livre d’Emmanuelle Lambert que de s’attaquer à cet exemple-type d’une figure en voie de disparition.

     

    Détours

     

    Pour franchir le rideau d’images chatoyantes ou noires (Giono « le collabo ») qui enveloppe son sujet, elle a recours à ses moyens favoris. Le détour, d’abord. Un ordre chronologique capricieux, qui évite 1914-1918 (« Que pourrions-nous savoir, nous qui en sommes vierges ») et repousse 1939-1945 loin dans l’ouvrage ; les boucles et virevoltes d’une écriture apparemment vagabonde ; le passage, surtout, par l’autobiographie. À la recherche de la bonne distance pour observer son grand modèle, notre narratrice parle d’elle — souvenirs d’une grand-mère à Avignon ; d’un professeur de collège, en banlieue parisienne, qui lui fit découvrir Le Chant du monde ; ou, et c’est peut-être le plus émouvant, portrait de son père sur un lit d’hôpital, au moment où elle se penche sur les rapports entre Giono et le sien, que, « gentiment et sans bruit », il a su « aider à partir ».

     

    Il y a aussi les photos, qu’Emmanuelle Lambert scrute avec l’acuité et la pénétration extrêmes qu’elle met toujours à cet exercice. Il y a surtout, bien sûr, les livres. Et le sien est sans doute d’abord un autoportrait en lectrice de Giono, si la règle qu’elle formule à propos de son modèle (« Chaque fois qu’il fait le portrait des autres, il fait le sien ») est générale.

     

    « Mauvais esprit »

     

    Quoi qu’il en soit, le Giono qui apparaît au gré des plongées, où Lambert nous entraîne, dans des œuvres connues ou moins connues, est bien différent du « pâtre provençal » auquel certains croient encore pouvoir le réduire. Elle peut le résumer en trois mots : « style, syntaxe, mauvais esprit ». Car, elle n’hésite pas à le dire, contrairement à l’ « idée commune [qui] voudrait que les écrivains, les poètes, les artistes soient de braves gens tout occupés à notre consolation », le grand homme, en l’occurrence, est antipathique. Loin d’être imprégnée de chaleur humaine et d’optimisme solaire, son œuvre est noire, grinçante, pleine d’une violence qu’annonçait l’invocation à Pan sous laquelle il plaçait ses trois premiers romans.

     

    Il « ne célèbre pas la vie comme le ferait un joyeux drille ou un bon vivant. Plutôt, il le fait comme un mort vivant ou un mort de faim ». Car « il obéit à une loi du corps, que la raison méconnaît, celle d’un désir qui prend toujours hommes et femmes à la manière de bêtes : sans prévenir ». À telle enseigne que la générosité même, pour lui, « revient à une forme de prédation de l’autre ». Son grand homme ? Machiavel, à qui il a consacré une préface intitulée : « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé ». Tout est dit.

     

    Le Giono d’Emmanuelle Lambert n’est pas un écrivain fréquentable. Relisons-le donc, et d’urgence. C’est bien ce qu’elle voulait nous dire, dans ce livre faussement et vraiment lumineux.

     

    P. A.

     

    maisonsecrivains.canalblog.com

     

    (1) Au Fort Saint-Jean, à Marseille, en 2016.

    (2) En prélude aux commémorations du cinquantenaire de la mort de Giono, en 2020.

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  • www.liberation.frVoici un livre bien étrange. Le charme et l’intérêt qu’on trouve à ce premier roman d’une jeune écrivaine suisse sont à proportion de sa bizarrerie.

     

    Une narratrice anonyme, qui a été bibliothécaire, se fait embaucher comme veilleuse de nuit dans une fabrique d’emballages au bord de la fermeture. Elle demande à y habiter, dans un local désaffecté. On a vu un loup sur le terrain. Toute la nuit, en alternance avec son collègue Clemens, l’héroïne fixe les écrans de surveillance. Pas de loup. Jusqu’à ce qu’il se mette à apparaître, de temps à autre, dans un coin de la pièce où la veilleuse dort.

     

    Tartares et Skiapodes

     

    Qu’est-ce que ça raconte ? Un Désert des Tartares nouvelle manière ? La folie progressive d’une jeune femme un peu spéciale ? Son amour inavoué pour son camarade de travail ? La fin d’une usine ? Il y a aussi l’histoire d’un homme tombé d’un train d’atterrissage, dont on a découvert le corps dans les environs. Et celle d’un braquage qui vaudra des soupçons à la narratrice, tant elle ressemble au portrait-robot de la voleuse. Sans compter les multiples récits inventés par elle, mini-mythes où il est question d’îles et de Skiapodes (un seul pied, ils se font de l’ombre avec).

     

    De quoi est-ce que ça parle ? Du travail et de la perte d’emploi ? De la disparition de la nature ? Des migrants ? De la communication, du double, des rapports entre réalité et fantasme ?...

     

    Faute de repérer un fil narratif principal ou un sujet, on distingue des thèmes. Au premier rang desquels celui qui est peut-être, en fin de compte, le sujet, dont la présence constante explique qu’aucun sujet, parmi tous ceux qui précèdent, ne s’impose. Surface / surfaces : tout ici est ramené au plan. Y compris les histoires, nombreuses, d’avions où l’on monte, d’où l’on tombe, ou de fosses qu’on creuse. Et la narratrice le dit : « Plus je suis dans cette usine, plus souvent je pense qu’il serait plus simple de se représenter le monde comme un disque dont le bord est net, avec le monde et ce qui n’est pas le monde ».

     

    « Rien n’est sûr »

     

    C’est l’écriture, d’abord, qui travaille à ramener la réalité décrite à deux dimensions. L’usage permanent du présent, la juxtaposition, le caractère essentiellement factuel des notations vont dans ce sens. Comme y contribue le regard d’une narratrice elle-même dépourvue d’arrière-plan ou de passé (« Je ne sais presque rien de toi », lui dit Clemens. « Tu ne parles presque pas de toi »). Et pour mieux orienter le lecteur vers l’essentiel, c’est-à-dire la page, Gianna Molinari a parsemé son texte de croquis, de dessins, désopilants et poétiques, qui contribuent, avec les photos de Christoph Oeschger, à la singularité et à la drôlerie de l’ouvrage.

     

    Rien d’étonnant si écrans, portaits-robots, images peintes ou imprimées de toute sorte y foisonnent. La frénésie finale de l’héroïne, cherchant à s’enfouir elle-même dans le piège creusé censément pour le loup, ressemble à l’expression d’une impossibilité. Un monde tout de surfaces est une illusion : « Rien n’est sûr, ni le sol sur lequel nous nous trouvons, ni davantage les avions à bord desquels nous montons, ni l’autre côté des frontières ». Pourtant, peut-être nous acharnons-nous à vivre dans un tel monde. Un monde sans profondeur ni sens, où Tout est encore possible, autrement dit, où rien n’est encore arrivé. Page blanche. L’étrangeté de cet univers plat, comme du livre qui le déploie sous nos yeux, est bien inquiétante.

     

    P. A.

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  • www.etsy.comPour fêter une enfance… On songe souvent à ce titre et à ce recueil de Saint-John Perse, en lisant le livre, ponctué de photos, que Michaël Ferrier consacre à ses dix ou douze premières années, passées dans un pays d’Afrique. On y pense pour la langue, poétique et musicale, pour les courts paragraphes, éclats de souvenirs où tous les sens sont convoqués, la « pourpre des flamboyants » ou les « capsules roses et rouges du savonnier » répondant aux sons des voix féminines et aux parfums des onguents et des fards, qui composent « une fête florale, un poème parfumé ». On y pense aussi pour le ton, lequel sait, sans emphase, se faire incantatoire et rythmé : « L’enfance : le temps passait, les années se suivaient, traversées par les cris des oiseaux, gorgées de papayes et de mangues »…

     

    De l’enfance à la guerre

     

    Le décor où s’inscrivent ces souvenirs paradisiaques, c’est le Tchad à la fin des années 1970. Le général-président Félix Malloum fait face à une rébellion venue du nord et soutenue par la Libye, « tout le monde a le doigt sur la détente ». Et on ne peut se défendre de trouver un peu trop univoquement lumineux le tableau, que brosse l’auteur, d’une époque extasiée où tout était beau et bon — le pays, les hommes, le père (militaire), la mère, le frère…

     

    Mais cette idéalisation apparente dévoilera brusquement son caractère nécessaire lorsqu’elle fera place à son antithèse absolue. Car « la guerre est ce moment où nous nous rendons compte que nous n’avons absolument aucune chance d’obtenir les réponses aux questions que nous nous posons ». Le scrabble du titre se révélera alors, on ne dira pas ici pourquoi, une nécessité narrative, par-delà la fonction d’image-programme qui est aussi la sienne tout au long du récit.

     

    La case étoilée

     

    « Je me revois dans la cour », écrit le narrateur, « assis avec mon frère devant les lettres et les lignes, soupesant chaque mot pour en connaître la place et le chiffre ». La partie qui se joue, c’est celle des souvenirs. À mesure qu’ils s’entrecroisent, on avance dans le temps, et l’espace se déplie en cercles concentriques : la maison, la cour, l’école, la ville… On passe ainsi du dedans au dehors, du cercle familial au monde du boy, du gardien et de leurs épouses, de l’enfance aux portes de l’univers adulte, où l’irruption du conflit armé précipitera le jeune héros, témoin effaré des meurtres et des atrocités commis en pleine rue.

     

    Les visions enchantées qui précèdent montrent alors rétrospectivement leur vraie nature : débris d’un paradis perdu, elles constituaient aussi un écran protecteur devant des images insoutenables. Sous l’immédiateté et la limpidité apparentes, c’était un jeu baroque et trompeur qui se déroulait autour « d’une case centrale étoilée », comme au scrabble. Le passe-temps innocent des enfants et des vieilles dames fournit ici bien plus qu’une métaphore astucieuse : pièce dans le jeu des souvenirs et jeu lui-même, il superpose, au travail de la remémoration, celui des mots, et, à la figure de l’enfant, celle de l’écrivain. De ce véritable écrivain de la mémoire que, après François, portrait d'un absent, Michaël Ferrier, décidément, se révèle.

     

    P. A.

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  • fr.wahooart.comPlutôt que d’une disparition, c’est l’histoire d’un évanouissement. La première, aussitôt que nommée, apparaît achevée, close, de l’ordre du fait accompli : mais le second, sans limites bien nettes, n’en finit pas d’advenir… Une femme disparaît. C’est l’été, la Provence, une fête dans un beau jardin. En fin de soirée, sans un mot, Anne plante là son mari et son fils de cinq ans pour suivre le mari d’une autre, laquelle se retrouve elle-même seule avec sa fille du même âge. C’est net et sec, sans fioritures. Mais, et peut-être pour cela même, l’événement se répercute, tout au long de ce court premier roman, dans la vie des personnages qui y ont été mêlés de près ou de loin.

     

    Grain de beauté et taches lumineuses

     

    Il y a le fils d’Anne, Jean, devenu adulte et médecin, la femme abandonnée, la bonne, une ancienne maîtresse de l’homme trahi, une amie d’Anne, un invité… Ils prennent plus ou moins longtemps la parole, à tour de rôle, et l’entrecroisement de leurs voix suffit à ménager au centre du livre un espace vide qui en est le vrai moteur, d’où tout part et où tout revient.

     

    Que ce point aveugle renvoie à quelque chose d’indicible, qu’il dessine la place d’un objet refusé, l’auteure le suggère nettement mais sans insistance. Comme en passant, au détour d’un chapitre, elle frôle le thème de l’inceste frère-sœur, et celui-ci apparaît aussitôt comme la métonymie probable d’un autre désir incestueux, refoulé, bien sûr, mais sans doute conservé par la volatilisation soudaine de celle qui en était alors l’objet.

     

    D’ailleurs, la métonymie joue ici un grand rôle. Les émotions les plus fortes et les plus chargées de sens s’associent à des objets, des détails, élevés au rang de signes énigmatiques : un grain de beauté près des lèvres d’une femme, l’image de bougainvilliers, un mur « éclaboussé de taches lumineuses » semblent ainsi porteurs de mystérieux messages.

     

    Hasards et coïncidences

     

    Car rien de cérébral dans tout ça. Le roman baigne dans un climat sensuel, méridional, estival, comme si la luxuriance de la nature masquait, et, par contraste, désignait le vide essentiel qui est le vrai sujet. Pas de commentaires ni de gloses, mais des images récurrentes, des souvenirs qui reviennent obsessionnellement, tout cela composant peu à peu une mélodie entêtante.

     

    Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien hors l’événement déclencheur. Au contraire. Comme on n’en a jamais fini avec les évanouissements, celles ou ceux qu’on croyait perdus de vue pour toujours ne cessent ici de ressurgir pour mieux disparaître. La femme qui faisait le service lors de la fatale fête avait justement été la nourrice d’Anne, et détient des secrets qu’on ne dévoilera pas ici. La femme au grain de beauté rencontrée par Jean adulte est peut-être la petite fille de ce soir-là, jumelle imaginaire et, on le découvrira, demi-sœur possible. Et cette femme même, entrevue une première fois, perdue à nouveau, reviendra, selon la logique d’un livre semé de coïncidences, de hasards objectifs, de retrouvailles tranquillement improbables.

     

    L’atmosphère autorise tout cela, magique un peu à la manière d’Alain-Fournier et de ses « fêtes étranges ». La Provence est loin de la Sologne, certes. Mais que le « jardin d’été » d’Hélène Veyssier fasse penser, même à distance, au « domaine mystérieux » de son illustre prédécesseur, voilà qui suffirait à prouver la réussite de ce roman discret et subtil.

     

    P. A.

     

    Illustration : Cézanne, Maisons en Provence, près de Gardanne (1886)

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  • photo Pierre AhnneÇa commence comme un conte de fées. D’ailleurs, il y a toujours un peu de conte de fées dans les livres de Claudie Hunzinger. Celui-ci, qui place Perrault en exergue, s’ouvre sur une histoire de clé : celle de la cabane que Léo, ouvrier dans une papeterie et photographe animalier, a construite près de la maison de la narratrice pour observer et photographier les cerfs vivant sur son terrain. C’est toujours le même terrain, la même maison. « De roman en roman, je lui donne un autre nom. Une fois Bambois (1). Une fois La Survivance (2). Nous voilà aux Hautes-Huttes ». Ainsi parle celle qui prétend, avec insistance, écrire un authentique roman, mais n’a peut-être jamais, depuis Les Enfants Grimm (3), été si proche de l’autofiction.

     

    Sortir de soi

     

    Elle s’appelle ici Pamina, et vit avec Nils, son compagnon bougon (dans La Survivance, il se nommait Sils), dans une ferme perdue au milieu des forêts vosgiennes. Au début, elle rappelle leur installation, leur pas de côté, leur retrait obstiné dans les marges du monde socialisé, avec ce qui pourrait apparaître comme un soupçon d’autosatisfaction. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Comment soutenir un tel projet s’il ne se fondait sur la revendication, inévitablement orgueilleuse, d’une différence ? D’ailleurs, Claudie Hunzinger-Pamina est trop fine pour s’enfermer dans ce confort-là plus que dans les autres : « Je ne savais pas », nous dit-elle au début du roman, tirant par avance le bilan de son entreprise, « que j’allais me retrouver face à l’insoluble, moi qui m’étais retranchée dans ma parcelle de beauté et de refus, dans la radicalité de la solitude, sa simplicité, sa facilité ».

     

    Quelle entreprise ? Observer et raconter la vie, pendant à peu près une année, d’un clan de cerfs : « Quelle épopée, ai-je dit, l’histoire de ce clan traqué. Il faudrait l’écrire. (…) Et j’ai sauté sur cette idée. Un livre ». Ça semble tout simple. Mais ça ne l’est pas, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’on est dans un livre de Claudie Hunzinger et qu’il s’agit, comme toujours, de « [s’]extraire de [soi]-même ». Et, en l’occurrence, la démarche apparaît comme spécialement radicale. Celle qui parle ne se contentera plus, comme dans La Survivance, d’être « une boule de présence au monde prête à jaillir ». Contempler des cerfs, ce sera, pour elle, « connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles… »

     

    Pamina guette et piste les cerfs, ce faisant, elle devient cerf elle-même, et nous, lecteurs, suivons à notre tour sa piste, jusqu’au cœur secret des forêts : « C’est alors que cinq cerfs sont sortis de la brume, comme en lévitation, ils flottaient, ils s’avançaient vers nous sur une seule ligne et d’un seul mouvement très lent et très doux, et leurs cinq corps étaient couronnés d’une seule forêt en marche… »

     

    « Face à l’insoluble »

     

    Contes, magie, mythologies… Ovide et Lucrèce sont des modèles revendiqués. Mais échappe-t-on au monde tel qu’il va ? Ce qui semblait si simple se révèle décidément complexe : il y a les chasseurs, il y a l’ONF (Office national des forêts), qui leur donne le droit de tuer, il y a Léo, qui consacre toute sa vie aux cerfs mais copine avec les riches adjudicataires, propriétaires des lots de chasse. Chacun a ses raisons, qui ne sont pas toutes absurdes. Et le roman en train de s’écrire ne peut demeurer seulement poétique. Ou alors, c’est bien une poésie à la Lucrèce qui s’impose, d’une précision quasi scientifique, rigoureuse tant pour décrire les rituels de l’observation et l’existence des animaux, leurs rites, leurs excréments, leurs cycles, que pour déplier dans leur détail les rapports sociaux dont ils sont l’enjeu et les révélateurs.

     

    Ainsi, ce qui aurait pu être un hymne naïf à « la vie verte » se révèle un texte touffu et ramifié, à l’image de ces bois qui illustrent L’Affût (4), première mouture du récit, parue un an plus tôt. C’est l’histoire d’un clan de cerfs, bien sûr. C’est la chronique d’une amitié, que chahuteront les contradictions de l’un (Léo) et l’entièreté de l’autre (Pamina). C’est une réflexion sur la disparition, en cours, de la sauvagerie, et sur la place de l’homme, si proche et si loin de l’animal. C’est, enfin, l’autoportrait d’une écrivaine, dont la manière singulière de vivre devient emblématique de la position de l’écrivain en général, dans et hors de la société, toujours aux frontières de lui-même. « Comment parler du monde et de ce que l’écrivain y a découvert et qui le ronge, puisque c’est le monde d’aujourd’hui qui le passionne, qu’il veut connaître et faire savoir ? »

     

    Moralité : il faut se méfier des cerfs. On était pourtant prévenu : créatures de songe aux apparitions toujours plus ou moins miraculeuses, on ne sait jamais où ils nous emmèneront pour peu qu’on les suive. Très loin de chez nous, ou tout près. Mais, dirait peut-être Claudie Hunzinger, c’est la même chose.

     

    P. A.

     

    (1) Voir Bambois, la vie verte (Stock, 1973)

    (2) Voir La Survivance (Grasset, 2012)

    (3) Bernard Barrault, 1989

    (4) Claudie Hunzinger, L’Affût, photographies de Fernande Petitdemange (Éditions du Tourneciel, 2018)

     

    N. B.

    Les Moments littéraires

    La revue Les Moments littéraires présente, dans son numéro 42, paru en juin dernier, un passionnant dossier Claudie Hunzinger. On y trouve notamment un inédit de l’auteure, et un long entretien qu’elle a eu avec Gilbert Moreau, le maître d’œuvre de cette belle entreprise qui se consacre, depuis des années, à « l’écrit intime ». D’autres textes, dont de très curieux cahiers tenus par la mère de Claudie Hunzinger lorsque celle-ci et ses frères et sœurs étaient enfants, complètent ce dossier.

     

    À signaler, dans le même numéro, des extraits des Carnets de Stéphane Lambert, placés sous le signe drôle et désespéré d’Oblomov.

     

    https://lesmomentslitteraires.fr

     

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