• photo Pierre AhnneAvec les îles, c’est compliqué. Surtout avec Ouessant. Je m’en suis expliqué dans les pages mêmes de ce blog(1). J’ai dit pourquoi c’était à mes yeux l’île idéale, avant que la manie de la nature, parallèle à sa destruction, ne frappe les familles obsédées par le VTT ; sans parler de la manie de la culture — salons du livre et autres festivals. Bref, c’est avec un peu de réticence, je l’avoue tout de suite, que j’ai ouvert un livre qui ne pouvait qu’ajouter, ne serait-ce qu’un peu, à la notoriété fâcheuse du bout de rocher qui met un point vraiment final au Finistère.

     

    C’est difficile, les îles, et Ouessant, en dépit de son caractère, serait-on tenté de penser, littéraire à l’extrême, n’a eu, malgré Savignon(2) et Queffélec(3), que peu de chantres. Et, prudents, ceux-ci avaient recours à la fiction. C’est encore plus périlleux d’aller, comme l’a fait Gwenaëlle Abolivier, passer trois mois sur l’île dans le but explicite d’y écrire un ouvrage qui lui soit consacré.

     

    Les hommes, les femmes, le monde…

     

    Un tel ouvrage navigue inévitablement entre plusieurs écueils : le style guide touristique, le lyrisme, les considérations philosophiques tendance new age. L’ancienne journaliste à France Inter n’en évite, disons-le, aucun. Mais au moins a-t-elle le mérite de les aborder franchement, honnêtement, sans prétention et, pour ainsi dire, en toute candeur. Et puis, je suis injuste, il y a quand même un énorme récif qu’elle contourne assez gracieusement : l’autobiographie. Elle ne prend pas prétexte d’Ouessant pour parler de soi, c’est déjà beaucoup.

     

    Donc, visite guidée et petit historique des lieux. Ouessant, île des femmes, lesquelles, « pendant trois siècles, (…) ont tenu et façonné l’île à une époque où les hommes étaient contraints de la quitter pour servir la Royale ou le Commerce ». Et, en même temps, Ouessant, île des hommes, pour qui « la mer, c’est la grande affaire », et qui, « au bar-tabac de la Poste », égrènent ensemble des noms qui font rêver, Djibouti, Saïgon, Port-Saïd, Dar es Salam… Ces anciens marins ont fait « entrer le monde entier dans leurs maisons, devenues, au fil de leurs retours, de véritables cabinets de curiosités » — jolie contradiction qui fait, d’un lieu restreint et clos, le résumé du tout.

     

    Ouessant (autrefois) île des naufrageurs ? C’est évidemment un point plus délicat — et, du reste, controversé. On ne fera donc que l’effleurer, les insulaires, de jadis ou de maintenant, devant rester, quoique rudes, sympathiques, forcément sympathiques… Il est, du reste, de fait que les témoignages recueillis et relatés par Gwenaëlle Abolivier (ex-marins au long cours, ex-gardiens de phare…) sont ce qu’il y a de plus émouvant et de plus instructif dans son livre.

     

    Entre ciel et mer

     

    Mais il n’y a pas que les hommes, il y a la nature… Les tempêtes, les naufrages, les eaux de l’Atlantique et celles de la Manche se divisant à la pointe de l’île. L’auteure était logée dans l’ancien « sémaphore » se dressant au pied du fameux Créac’h, une des nombreuses tours qui font d’Ouessant l’île aux phares. Le « sémaphore » aussi est une tour, à peine plus modeste, « trois étages, chapeauté d’un toit-terrasse », avec une « chambre de veille », « balcon quasi circulaire qui flotte comme une auréole entre le ciel et la mer ». Dans ces conditions, difficile, évidemment, de résister à la tentation de la poésie. Chaque fois que Gwenaëlle Abolivier y cède, mieux vaut sauter. Mais quand elle se cantonne dans la description minutieuse, elle devient vraiment poète. Et elle parvient, en évoquant « les syncopes du vent », à composer une vraie petite musique. Quand elle parle des « vagues couleur ardoise », du ciel en « lavis gris-jaunâtre », de l’océan lorsqu’il « n’est plus qu’un mur d’une blancheur phosphorescente », on éprouve l’envie de voir ces aquarelles qu’elle dit par ailleurs exécuter au coin des landes et des criques. Et on se prend à regretter qu’elle n’ait pas creusé la belle idée, venue face à la mer, d’une écriture « antérieure à l’acte d’écrire » et venant « de plus loin ».

     

    Mais ce n’était pas le propos. Et c’est déjà assez pour qu’on se sente prêt à pardonner bien des « lâcher-prise », des « via » fautifs, des « lieux de vie ». Et à refermer ce petit livre avec l’envie d’aller, ou de retourner, voir sur place au plus tôt. C’était bien son but, non ?

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) André Savignon, Filles de la pluie, Grasset, 1912

    (3) Henri Queffélec, Un homme d’Ouessant, Mercure de France, 1953

     

    Illustration : le phare du Créac'h, à Ouessant

     

     

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  • photo Pierre AhnneGeorges Allary le souligne dans l’Avant-propos, quand Vialatte, très vite, « abandonnera les rimes pour la prose », ce sera « une prose où la poésie ne cessera d’être présente ». Oui, si par poésie on entend un mode d’écriture où la manière de dire en dit plus que ce qui est dit. Il paraît cependant assez normal que tel soit le cas de façon pour ainsi dire exacerbée dans les vers que l’encore tout jeune auteur écrivit entre 1920 et 1923, puis dans les quelques poèmes composés par l’écrivain confirmé après 1950.

     

    Le Dilettante republie aujourd’hui ces textes, que l’Association des Amis de Vialatte rassembla en 1987 dans le numéro 14 de ses Cahiers, et qui furent ensuite réédités en 1990 par La Différence et en 2000 par Les Belles Lettres. Le poète de vingt ans y pratique délibérément l’art du pastiche, et l’on pense souvent à Laforgue, à Apollinaire (« L’Amiral fouille l’horizon avec sa lunette / Et les matelots le regardent si bien habillé sur la dunette »), à Verlaine (« Un petit faune en terre cuite / Dans un rayon doré… »), à bien d’autres.

     

    Affiches

     

    De façon générale, on est dans un second degré systématique, et l’évocation ou la célébration d’images l’emporte sur ce que celles-ci représentent : « Dans les gares du P. L. M. / Nous irons, ô mon âme, / Chercher sur les belles réclames / La couleur des Sachems ». Le poème s’intitule, sans détours, Affiches, et semble annoncer la « réclame » qui, trente ans plus tard, donnera son titre au roman Les Fruits du Congo. Car il n’est qu’un seul thème, pour le jeune Auvergnat qui renonce, en ces années 1920, pour cause de mauvaise vue, à l’École navale : l’exotisme — non en tant que tel, mais en tant que thème, littéraire autant que populaire, et qu’objet obsessionnel des rêveries adolescentes. « Je veux comme un enfant sauvage / Courir dans les tristes palais / Où mon cœur contemple en image / Mademoiselle de Galais », dit le poète. Mais ce Grand Meaulnes-là s’exalte aux « récits bleus et or de l’antique marine », et les enfants, dans ses vers, savent « que là-bas les pays coloniaux / Les attendent avec la fièvre et la famine / Pour combler leurs espoirs et bâtir leurs tombeaux ».

     

    Songes d’époque, qu’un Mac Orlan, par exemple, retravaillera à sa manière (1). Et qui, plutôt que les pays dont ils parlent, sont le vrai sujet des poèmes, comme ils seront celui des romans ultérieurs, dans ce vertige d’une nostalgie de la nostalgie qui constitue une des singularités de Vialatte. Parfois, la mécanique s’emballe, en une avalanche de noms et d’images où l’impression d’absurde et d’autodérision naît de l’accumulation de clichés contradictoires et de sonorités cacophoniques. Ainsi du finale d’un poème intitulé J’ai trouvé mon adolescence… :

     

    « Mon cœur était un petit homme

    Tout habillé de gris

    Qui fut à la chasse aux perdrix

    De Paris jusqu’à Rome.

     

    Ex-capitaine de corvette

    À bord du Carabi

    Il fredonnait La Pomponnette

    Et rossait les Arbis.

     

    C’est à la cour de Saladin

    Qu’il mangea des bananes

    Et pour l’amour d’une tzigane

    Qu’il se fit baladin.

     

    Dans un décor de carton peint

    Il joue Polichinelle

    Et va chantant des ritournelles

    Sur des airs de Chopin. »

     

    Chanson

     

    Alors, insidieusement, quelque chose s’inverse… L’ironie, les blagues de collège et le décadentisme en viennent à exprimer une authentique et poignante mélancolie, si ce n’est un désespoir profond. Tous nos rêves d’adolescence, et, peut-être, nos rêves tout court, ne seraient vraiment que pacotille ? On glisse (déjà) dans cette tonalité où le zeugma (plutôt que l’oxymore, trop romantique) apparaît comme la figure vialattienne par excellence, associant, en un accord grinçant, le concret au lyrique et la trivialité au rêve :

     

    « Qu’importe à leurs désirs, qu’importe à leur audace

    La camarde marine et la terreur d’un soir ?...

    Sous les abat-jour verts de la petite classe

    Ils ont l’âge du rêve et des tabliers noirs ».

     

    Cette logique du zeugma (2) se donne libre cours dans la « complainte de la mort de Dora », qui viendra conclure, en 1951, Les Fruits du Congo, et qu’on retrouve ici en fin de volume. Après le dénouement tragique du roman et l’enterrement (à tous les sens du mot) des songes de jeunesse, l’Auvergnat a placé cette longue chanson, proprement hilarante, qui relate le crime terminal dans le style des chanteurs des rues. L’assassin y est traité de « serpent systématique », de « vautour en faux col », et « Les professeurs du Collège (…) / Flétrissent en mots choisis / L’attitud’ de ce bandit ».

     

    C’est sur cette mélodie pour orgue de barbarie que Vialatte a voulu conclure son grand roman. Quant au recueil, il se fermera, pour ceux qui auraient mal compris, sur le poème qui lui donne son titre :

     

    « Le monde joue à pigeon vole

    Au son du tambourin

    Tout va, tout vient, chante et s’affole,

    Tout disparaît soudain.

     

    Tout va, tout vient, chante et s’envole

    Comme le baladin,

    Les jours, les mois, ton cœur frivole,

    Ton jupon blanc, ta tête folle,

    Et la paix des jardins. »

     

    P. A.

     

    (1) Voir mon billet consacré à cet auteur.

    (2) Voir, à ce propos, mon article consacré à Vialatte et Les Fruits du Congo.

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  • picclick.fr.jpgLe problème, avec les recueils de nouvelles, c’est que certaines sont toujours meilleures que les autres. On n’est pas toujours captivé quand Sergi Pàmies disserte à propos du divorce, prend le train, raconte l’histoire d’un romancier qui va régulièrement chercher l’inspiration à l’aéroport. Mais dès qu’il aborde ses grands sujets, l’atmosphère change… Quand il évoque son enfance, parle paternité, héritage, passage d’une génération à l’autre, il nous emporte.

     

    Il faut dire que ses parents ne sont pas tout à fait comme les autres. Ce n’est pas anodin d’être le fils de Teresa Pàmies, célèbre écrivaine engagée, et de Gregorio López Raimundo, commissaire politique pendant la guerre d’Espagne, exilé, clandestin, arrêté, torturé, dirigeant du PSUC (1), élu député après le retour de la démocratie. Un tel environnement familial laisse inévitablement des souvenirs d’enfance un peu spéciaux. On ne voit pas impunément cohabiter à la maison « une communiste bagarreuse, défenseure de la pluralité » et « un membre de la nomenklatura, marqué par les servitudes de la discipline du parti ». Quoique, après tout… Vous allez, comme tout un chacun, avant Noël, au Printemps, pour voir les jouets, avec votre père. Et si celui-ci « s’arrêt[e] de temps en temps pour vérifier que personne ne [vous] sui[t] », ça vous paraît habituel et normal.

     

    Roman familial

     

    C’est seulement à l’âge de onze ans que le petit Sergi quittera, avec ses parents, Paris pour Barcelone, où il apprendra enfin le catalan. Langue dans laquelle il écrit aujourd’hui, et parle d’un passé où l’on trouve, évidemment, quelques placards secrets. Comme celui où l’auteur-narrateur, devenu adulte, conserve « un imperméable Burberry avec une doublure en laine à motifs écossais » ayant appartenu à son géniteur. Sa corpulence, nous dit-il, lui interdit de porter « avec la désinvolture et l’élégance de [son] père, de Jorge Semprun et de tous les hommes qui plaisaient à [sa] mère » ce vêtement qui donne son titre au recueil et auquel est consacrée la plus longue et la plus belle des douze nouvelles qui le composent. Les hommes « qui plaisaient » à Teresa, « Humphrey Bogart, Jean Gabin, Robert Taylor, Albert Camus », d’autres encore, « savaient porter l’imperméable avec une élégance incontestable ». Et l’imperméable, uniforme de l’homme d’action, constitue une composante essentielle de l’idéal du moi, pour celui qui, à l’adolescence, a élaboré un roman familial dans lequel il s’imaginait fils naturel probable de Jorge Semprun. Lequel, porteur d’imperméable s’il en est et ami de Teresa Pàmies, fut exclu du PCE, à la grande époque stalinienne, à l’initiative, entre autres, de Raimundo.

     

    La partie et le tout

     

    Où nous mènent les imperméables… Au meurtre du père, ni plus ni moins. Mais ce n’est pas le seul objet à jouer un rôle central dans les récits de ce petit recueil. Pàmies a l’écriture oblique. Si l’imper ne pouvait que conduire au père, c’est un bocal d’urine, sur la banquette arrière d’une voiture, qui, dans une autre histoire, offrira l’occasion à un père de parler de sa fille. Et il y aura aussi un faux billet, un pistolet à air comprimé pour enfants… Dans chaque nouvelle, la phrase ironiquement minutieuse du Catalan tourne autour d’un objet, avec une obstination élégante et retorse. Et c’est dans ces détours qu’il parle de l’essentiel. Faisant de l’anecdote « la métaphore d’un tout, telle l’analyse de sang qui, à partir d’un petit échantillon, explique le passé, le présent et éventuellement le futur d’un organisme ».

     

    C’est dit dans un texte malicieusement intitulé, à l’intention des distraits, Poétique. Et qui n’offre qu’un des exemples de mise en abyme dans le recueil. L’auteur catalan est dans la tradition, bien ibérique, du baroque. On sait ce qui en constitue, surtout quand il est espagnol, le thème central… Dans ces histoires dont le seul vrai sujet est le travail du temps, le narrateur meurt à deux reprises, en direct, à la première personne du singulier. Ce n’est pas si fréquent. Et c’est compter sans les morts minuscules vécues à chaque fois qu’il se retourne vers son passé ou envisage son avenir — comme cela arrive à bien des pages d’un livre faussement léger et authentiquement grave.

     

    P. A.

     

    (1) Parti socialiste unifié de Catalogne, le pendant du Parti communiste espagnol.

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  • photo Pierre AhnneC’est à la fois le roman par excellence et pas un roman du tout. Un homme quitte une femme (« Là, il vient de dire calmement "Écoute, voilà, je m'en vais" »). Elle souffre. Puis elle commence à souffrir moins (« Au début elle ne veut pas, elle y tient, à lui ou plutôt à l’absence et à la douleur qui l’incarnent. Mais ça se détache qu’elle le veuille ou non »). Elle rencontre un autre homme. Elle reprend vie.

     

    Voyage d’hiver

     

    Amour, chagrin, rencontre…, tout le romanesque est là. Mais, déjà dans Ce genre de filles (Arléa, 2018, voir ici), Sylvie Bocqui ne partait de la tradition romanesque (en l’occurrence, celle de l’éducation sentimentale) que pour déconstruire systématiquement la forme roman en tant que telle. Si les thèmes de son récit sont caractéristiques du genre romanesque, ils le sont aussi de la poésie, et on songe, à lire Paulownia, à ces cycles que Schubert ou d’autres ont mis en musique, et qui content les passions malheureuses d’un narrateur-poète. Comme Müller dans La Belle meunière ou Le Voyage d’hiver, l’écrivaine strasbourgeoise dissémine l’aventure de son anonyme héroïne en  instantanés juxtaposés, fragments d’une vie que la séparation a fait voler en éclats et qui se réassemble peu à peu. Les « images de plage, de vagues, de châteaux de sable, de baisers » deviennent autant de parcelles de temps arrêtées et saisies chacune, en deux ou trois pages, dans la fulgurance de leur réapparition et du deuil qu’elles ravivent — car « les souvenirs contiennent des souvenirs et des souvenirs, elle peine à demeurer à la surface du présent des choses ».

     

    On n’est pas dans la psychologie : la sensation domine, et, minutieusement explorée, se fait le signe de l’émotion. À moins que l’héroïne n’y revienne, ne « la précise en la pétrissant de vocabulaire », pour retrouver en elle la saveur de l’amour physique — « les pleins, les plis, les angles, le laiteux, le salé, le laqué ». Et quelquefois aussi la perception s’affranchit de toute association et de tout état d’âme, pour rester là, énigmatique, symbole dont la signification s’est absentée. Ainsi de ces poireaux mis à refroidir dans de l’eau et que la femme abandonnée contemple comme on le ferait d’une toile abstraite — « Ça va du vert pulpé de la feuille du pourpier jusqu’à la transparence fuyante de l’albumine frais ».

     

    Dans le manque d’un mot

     

     

    Pas de hasard, cependant, dans la disposition et l’ordonnance de ces éclats de vie, mais une construction d’autant plus rigoureuse qu’elle est moins chronologique que verbale. Le titre mystérieux ne désigne rien d’autre ici qu’un trou de mémoire : le nom de l’arbre aux fleurs mauve, perdu au moment de la rupture, alors que celle qui restait seule le contemplait par la fenêtre, lui revient vers la fin du livre (« Mais où étais-tu ? »). Alors, « quelque chose se met en place absolument. S’emboîte, s’épouse, s’achève comme une pièce de puzzle insérée dans la découpe qui l’attendait ». « Quelque chose » qui n’est autre que le texte lui-même, écrit dans la béance ouverte par le manque d’un mot. Et, de façon quasi lacanienne, ce mot manquant semble renvoyer lui-même à un autre mot, qui ne sera jamais prononcé, « ce mot de la vie qu’il [l’homme qui est parti] a emporté avec lui en partant ».

     

    Comment dire le manque, l’absence ? Plutôt que de les raconter, Sylvie Bocqui, à la manière des poètes ou des peintres, les montre. Et continue ainsi de pousser le roman dans ses limites les plus intrigantes et les plus singulières.

     

    P. A.

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  • photo PIerre AhnneC’est un roman d’amour. Et on sait que l’amour se passe rarement comme dans les romans. Tout le charme du livre de Bernard MacLaverty est de s’en souvenir aussi.

     

    Stella et Gerry ne sont plus tout jeunes. Il a été architecte, elle, prof, d’abord dans leur Irlande du Nord natale, puis en Écosse, où ils sont allés vivre — comme l’a fait l’auteur lui-même. Ils ont un petit-fils, qui demeure avec ses parents au Canada. Elle est pieuse et organisée, il est athée, cynique et sérieusement porté sur le whisky. Cet homme se sent rassuré quand il a une bouteille de Jameson à sa disposition, qui lui jettera pour cela la pierre ? Sûrement pas moi.

     

    Break or not break ?

     

    Tous deux ont décidé de prendre de courtes vacances d’hiver, un Midwinter Break, comme dit le titre anglais, qui suggère en même temps l’idée de rupture. Car si Stella a choisi, plutôt qu’une destination plus lointaine et plus chaude, Amsterdam, c’est qu’elle avait « une idée derrière la tête ». « Je fais du surplace », explique-t-elle, « Ça ne peut pas être terminé, si ? Il me reste dix ou vingt ans, disons. On a mal découpé le patron de notre vie ». Pour donner un sens à l’existence qu’il lui reste et fuir l’alcoolisme toujours plus pesant de son époux, elle a imaginé de s’installer dans un béguinage, repéré lors d’un voyage précédent. Mais elle est déjà trop vieille pour être acceptée. Et, de toute façon, il n’y a pas de place.

     

    Au retour de leur court séjour, Gerry et Stella prendront-ils quand même la décision de se séparer ? C’est le seul suspense de ce roman où, pour le reste, les interrogations du lecteur sont orientées vers le passé et trouveront leurs réponses au fil des retours en arrière auxquels s’abandonnent tantôt l’un, tantôt l’autre des deux héros. On s’approchera ainsi progressivement d’un souvenir central, lequel expliquera en partie les rêves de sainteté de Stella, ainsi que les opinions des deux personnages sur un pays où, comme tous les catholiques, ils ont subi les discriminations et la violence : si Gerry voit dans l’Irlande du Nord « une sorte de version extrême de l’Espagne franquiste », il déteste, comme Stella, les chants de l’IRA, et estime que « chacun [a] sa part de responsabilité dans tout ce cauchemar ».

     

    Canaux et miroirs

     

    Le livre de MacLaverty n’a cependant rien d’un roman historique ou politique. Il campe résolument sur le terrain de l’intimisme, et, si les réflexions des héros glissent parfois dans le monologue intérieur, si l’auteur s’amuse à faire de Gerry, après une errance alcoolisée dans les couloirs nocturnes de son hôtel, un « Ulysse enfin de retour chez lui », ce sont là des clins d’œil plutôt qu’une parenté revendiquée avec l’écrivain irlandais le plus fameux. MacLaverty et Joyce partagent cependant au moins une problématique : comment captiver le lecteur par un (plus ou moins) gros roman (300 pages quand même, en ce qui concerne Jours d’hiver) où il ne se passe à peu près rien. Je ne me risquerai pas à entrer dans le détail des réponses qu’on trouve dans Ulysse. Mais celle que propose Jours d’hiver est simple et efficace : en accentuant et approfondissant systématiquement le vide. On prend ici le temps d’écouter les « petits craquements » émis par un emballage de cellophane « cherchant à reprendre sa forme initiale » ; d’observer une main baguée et savonneuse, couverte de mousse « comme de l’écume printanière, avec un petit reflet doré au centre » ; de noter, dans un escalier mécanique, « la main courante en caoutchouc noir »…

     

     

    Ces détails minuscules composent un hyperréalisme du quotidien, lequel, loin d’ennuyer, suscite une étrange fascination. Sous son emprise, on ne peut plus quitter Stella et Gerry. Ils se désirent et le prouvent, ils s’aiment, ça ne fait pas de doute, et ils ne parviennent plus à vivre ensemble. Comme bien des couples plus jeunes. Mais l’originalité est de les montrer aux prises avec ces contradictions à un âge dont on ne parle guère dans les vrais romans. L’hiver de leurs vacances ou, peut-être, de leur rupture, c’est celui de leurs vies. Et le huis clos du décor amstellodamois est le discret miroir de toute leur histoire. S’en tenir à elle, sans chercher à la rendre plus tragique, plus haletante ou plus cocasse qu’elle n’est, c’est ce qui fait la grâce et l’élégance de ce beau livre mélancolique.

     

    P. A.

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