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Forte tête, Edith Ayrton Zangwill, traduit de l’anglais par Catherine Gibert (Belfond [vintage])
L’intérêt aurait pu être avant tout historique. Et, dans ce cas, un peu limité… Soit Ursula Winfield, jeune et belle. Sa mère, mondaine faussement écervelée, est remariée au très britannique colonel Hibbert, un modèle de conservatisme. Tout prédisposerait notre héroïne, dans le Londres élégant de 1908, à une vie frivole et sans soucis. Mais voilà : elle a la passion de la chimie. Et passe le plus clair de son temps, dans son « laboratoire » installé sous les toits, à réaliser ce que sa mère appelle « d’horribles expériences » portant sur « la séparation de l’azote et de l’air ». Elle rencontre bien quelques problèmes, en tant que femme, pour se faire reconnaître du milieu scientifique. Cependant cela ne l’empêche pas de désapprouver hautement l’action des suffragettes qui s’activent dans tout le royaume pour faire obtenir aux femmes le droit de vote.
Comédie britannique
Partant de cette situation, le roman nous raconte en détail l’évolution d’Ursula, laquelle, par une suite de hasards, va en venir à changer d’idées, s’engager de plus en plus dans le mouvement féministe, devenir une de ses plus brillantes oratrices. Manifestations, arrestations, grèves de la faim, alimentation forcée… Jusqu’à ce que la guerre vienne rebattre les cartes, laisser aux femmes, restées à l’arrière, la place que l’on sait, et aboutir, en Grande-Bretagne, en 1918, à une première loi leur accordant le droit de vote (pourvu qu’elles ou leurs maris soient propriétaires fonciers…). Le conflit éveillera aussi le pacifisme d’Ursula, révoltée par la sottise meurtrière des hommes, et la ramènera à la science, pour la mise au point d’un extincteur destiné à combattre l’effet des lance-flammes dans les tranchées, qu’elle parviendra non sans mal à imposer à des autorités militaires masculines et sceptiques.
S’il n’y avait que cela, ce livre paru en 1924 et dans lequel Edith Zangwill, née Ayrton, s’inspire de la vie de sa belle-mère, une scientifique, comme de sa propre expérience de suffragette, serait un pur roman militant. Qui n’aurait bien sûr pas perdu toute actualité, mais n’apprendrait pas grand-chose à un lecteur déjà convaincu. Seulement, on ne tient pas sur 450 pages avec pour tout moteur une cause, pour juste qu’elle soit. Ce qui rend Forte tête lisible, et, qui plus est, avec plaisir, c’est son étonnant mélange de genres. Le professeur Smee, mentor d’Ursula, est amoureux d’elle, et on le comprend encore mieux une fois qu’on connaît son épouse. L’austère Ursula, de son côté, succombe (sur la paillasse de son labo) au charme du beau Tony, pur produit d’Eton et très anti-vote des femmes. On a là tous les éléments d’une comédie sentimentale et mondaine à l’anglaise, avec dénouement élégamment mélodramatique. Rien n’y manque, ni l’humour, ni les personnages pittoresques, ni les scènes vivement enlevées ou les jolies peintures de groupe — « Les visages (…) étaient engloutis par la toile chatoyante de coussins et d’ombrelles colorées, de robes blanches et de costumes en flanelle. Les arbres et les prairies qui bordaient les deux rives offraient un répit au milieu de ce tableau kaléidoscopique ».
Roman tout court
Entendons-nous : on n’est pas chez Virginia Woolf. Prose classique, solide point de vue omniscient à l’ancienne. Le tout, cependant, primesautier. Le roman était resté inédit en France jusqu’à présent, si bien que, contrairement aux habitudes de l’excellente collection [vintage], la traduction, qui comble indéniablement un manque, est d’aujourd’hui. Ça se voit, hélas. Passé simple d’atteindre ? Ben, « elle atteint ». Tel que est une manière plus élégante de dire comme. « Chevalerie » signifie esprit chevaleresque, « faire grâce de » équivaut à infliger à. Et ne disons rien du superbe « nous nous avons » qui clôt l’ouvrage (je m’ai, tu t’as, il s’a…). Mais ne soyons pas grincheux, toutes ces fantaisies (et bien d’autres) ne suffisent pas à gâcher complètement le plaisir. Auquel ajoute encore ce qu’il faut bien appeler une réelle subtilité psychologique et un refus des gros clichés. La mère futile se révèle intelligente et presque profonde ; l’épouse acariâtre devient, à la lumière de la guerre, énergique et vaillante, tandis que le pauvre mari montre de bien vilains côtés ; le bellâtre apparent n’est pas non plus celui qu’il semblait être. Et l’auteure tire de tout cela un parti narratif très sûr, transformant les contradictions des uns et des autres en renversements et en péripéties dignes d’un roman sans thèse ni cause. Edith Ayrton Zangwill : forte tête et belle plume.
P. A.
Illustration : Dante Gabriel Rossetti, 1874
Tags : Edith Ayrton Zangwill, Forte tête, roman anglais, féminisme, vintage
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Commentaires
Merci beaucoup, Pierre, moi qui me suis mise à la littérature anglaise du 19e siècle, je vais avancer un peu dans le temps, mais je le vois là, avec le même plaisir assuré... J'ai noté les références pour la réouverture de Tropiques, ma librairie de quartier.
Ce qui est très curieux est ce mélange de roman à thèse et de joyeuse comédie mondaine...