•  Le Tort du soldat, Erri De Luca (Gallimard) et Usage communal du corps féminin, Julie Douard (P.O.L)À côté des livres dont on ne voit pas l'intérêt existe une autre catégorie, moins connue : celle des livres dont on voit trop l'intérêt. Le hasard m'a mis récemment dans les mains deux ouvrages entre lesquels le seul rapport est la symétrie qui les range chacun dans un de ces deux groupes.

     

     Usage communal du corps féminin, de Julie Douard, appartient sans conteste au premier. C'est une histoire de concours de miss dans une petite ville de province qui justifie le titre, lequel a sans doute été pensé en vue d'attirer le chaland — d'ailleurs il y réussit, j'en suis la preuve. On commence donc à lire avec curiosité et, au début, un certain amusement cette suite loufoque de péripéties minuscules. Qu'elle soit quasiment impossible à résumer semble également plaider en faveur de l'ouvrage. Au fil des pages on attend cependant qu'autre chose vienne s'ajouter au plaisir vite usé des purs enchaînements narratifs ; en vain. Ah, si, pardon, il y a la satire sociale. J'allais l'oublier. Elle s'exprime à travers un défilé de personnages dont le seul qui ne soit pas complètement abruti est d'une méchanceté de livre d'images. La première phrase, en nous apprenant que l'héroïne a « toujours été un peu gourde », donne le ton : c'est celui de l'ironie condescendante, de A à Z (enfin, je crois, j'ai déclaré forfait en route). Pour donner plus de piquant à ce qu'il faut sans doute considérer comme un portrait grinçant de la France profonde, Julie Douard compte à l'évidence sur le style, qui se veut précis, primesautier et grammaticalement correct. Seulement quand on joue là-dessus il faut effectivement être impeccable. Il ne faut pas, par exemple, écrire « tout du moins », confondre « rien qui ne dépassât » et « rien qui dépassât », ou croire que « soi-disant » peut s'employer à la place de « prétendument »…

     

    Avec Erri De Luca on passe évidemment à tout autre chose. Ici les fantaisies linguistiques ne peuvent être mises au compte que de la traductrice, Danièle Valin, à laquelle, entre autres réussites, il faut rendre hommage pour une superbe « volonté de ne vouloir aucune explication ». Ce Tort du soldat, coup de cœur probable de maint libraire, met justement en scène un traducteur, mais de littérature yiddish. Il croise dans une auberge un touriste allemand âgé, lequel paraît si perturbé de l'avoir vu penché sur des lettres hébraïques qu'il a aussitôt après un accident d'auto fatal. Dans une seconde partie, la fille du défunt prend la parole pour nous apprendre que son père était un criminel de guerre paranoïaque et qu'elle-même a échappé à l'accident.

     

    La manière dont s'ajustent les deux récits manifeste un incontestable talent dans la narration. Mais tout est tellement souligné, surligné, encadré, fléché en tout sens, qu'on en éprouve vite un certain agacement. Dans les blancs du texte Erri De Luca ne cesse de murmurer très fort : « Attention, je vous parle de choses essentielles ». Et pour être sûr de ne rien oublier il a tout mis : la montagne, la mer, les cinq sens, un sourd-muet dont les doigts sont « des lucioles dans le noir » ; le yiddish, le golem, le ghetto de Varsovie, la kabbale, Auschwitz (dont on apprend au passage, avec quelque surprise, que le nom polonais d'Oswiecim est un mot yiddish…).  Tout ce qu’il aime. Car on a beau savoir les choix et les itinéraires de l’auteur italien, on ne peut se défendre d’un certain malaise à sentir la délectation indubitable qu’il éprouve à écrire ces mots et ces noms. Le mal, c’est sûr, est fascinant. Et si l’expression du mal absolu que constitue pour nous la destruction des juifs d’Europe suscite quelquefois une forme de fascination, c’est sans doute humain. Mais de là à se complaire dans cette fascination au point d’en faire le moteur principal d’un livre…

     

    Moralité, on me l’avait dit, j’ai longtemps refusé de le croire : les extrêmes, parfois, se touchent.

     

    P. A.

     

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  • Jean-Marie Argelès a traduit de nombreux ouvrages de l’allemand, dont le magnifique roman La Découverte de la lenteur, de Sten Nadolny (Les Cahiers rouges, Grasset, 1985). Certains de ces livres, comme Une enfance africaine et Une jeunesse allemande, de Stefanie Zweig (Éditions du Rocher 2002 et 2003) ont été de véritables best-sellers sans attirer pour autant l’attention de la presse. D’autres, comme La Corde, de Stefan aus dem Siepen (Écritures, 2014), dont j’ai moi-même dit ici tout le bien que j’en pensais, ont été encensés par la critique sans susciter pour autant l’engouement d’un vaste public. Ainsi vont les choses dans le monde littéraire…

     

    Quoi qu’il en soit, après m’être entretenu dans le cadre de ce blog avec un certain nombre d’auteurs mais aussi avec un libraire, un agent, une directrice de revue…, il m’a semblé qu’il était temps, en cette période d’intérêt pour l’Europe, de rencontrer un traducteur. Que celui-ci travaille sur l’allemand, cette langue qui a produit certains des plus grands textes de la littérature européenne, était un argument de plus.

     

    Entretien avec Jean-Marie Argelès, traducteur de l'allemand

     

     Comment êtes-vous devenu traducteur de l’allemand ?

     

     D’abord, l’allemand… Je suis devenu germaniste par défaut. J’étais attiré par l’Histoire, alors que je n’ai jamais été un bon linguiste même si, au lycée, j’aimais les versions. Mais je faisais du sport de haut niveau, et comme je me disais que j’aurais de la peine à mener de front sport et études, j’ai choisi d’étudier l’allemand, en me disant que de vivre quelques années en Allemagne et en Autriche me permettrait de perfectionner mon allemand tout en me livrant à mon activité sportive très prenante.

     

    J’ai fini par avoir le Capes, ce qui m’a permis d’entrer comme traducteur à l’Institut national des sports, où j’ai traduit beaucoup d’articles et d’ouvrages, comme ce livre sur L’Éducation de la pensée tactique chez les enfants, par un maître de conférences à l’Université Humboldt de Berlin-Est, Friedrich Mahlo, qui est devenu une référence.

     

    Tout cela me laissait beaucoup de temps pour la politique… Si bien qu’ensuite, pendant six ans, j’ai été permanent du Parti communiste. Quand je l’ai quitté j’ai demandé un poste d’enseignant et j’ai par la suite enseigné dans divers établissements scolaires jusqu’à ma retraite. Mais à l’époque je ne me sentais pas assez sûr de moi. J’ai donc repris des cours en fac, à Vincennes, où on m’a conseillé, pour me remettre dans le bain, de m’exercer en traduisant Franz Fuhmann, encore un auteur d’Allemagne de l’Est. J’ai traduit quelques nouvelles de lui, et elles ont été publiées par les éditions Alinéa. Entre-temps j’avais entendu dire que chez Belfond on cherchait un traducteur pour Albert Speer ou la fin d’un mythe, de Matthias Schmidt. (Dans les années 80, Speer, – l’architecte de Hitler, ndlr – était un personnage très à la mode.) Je me suis proposé, j’ai fait vingt pages d’essai et j’ai été refusé. Mais ils n’avaient personne d’autre sous la main si bien que l’éditrice qui m’avait accueilli est revenue à la charge auprès de Pierre Belfond. Il a fini par accepter que, profitant de ses corrections manuscrites, je fasse la traduction du livre.

     

    Voilà comment, petit à petit et à force de hasards, je suis devenu traducteur…

     

     Peut-on vivre de traductions ?

     

     Moi, en tout cas, je n’en vis pas. J’ai des amis, comme Bernard Kreiss (traducteur, notamment, de Thomas Bernhard, ndlr), qui arrivent à en vivre. Pour les traducteurs techniques, c’est plus facile. Mais la traduction littéraire rapporte peu. On est payé 18 euros par page de 1500 signes. Du temps des machines à écrire on pouvait gagner un peu sur les fins de phrases, de paragraphes, de chapitres… Mais l’ordinateur compte les signes, et ce n’est plus possible. Sur ces 18 euros on paye encore 10 % de droits. Vu le temps nécessaire pour traduire, tout cela revient à peu près au salaire d’une femme de ménage. On touche un à-valoir correspondant en gros à 30 000 exemplaires et si les ventes dépassent ce chiffre, on gagne un peu plus. Mais ce n’est que très exceptionnellement le cas…

     

     Quelles sont vos relations avec les éditeurs ? Vous contactent-ils ? Est-ce vous au contraire qui leur proposez de traduire tel ou tel texte ?

     

     Maintenant, je ne demande plus rien à personne. Avant… C’était souvent, là encore, une question de hasard. À une certaine époque j’ai fait beaucoup de lecture pour les éditeurs en quête de textes allemands à publier. Cela m’a permis des rencontres qui ont ensuite débouché parfois sur des offres de traduction. Mais j’ai rarement démarché, parce que ce n’était pas mon métier et que je n’en avais pas besoin pour vivre.

     

    Un exemple de ces hasards dont je vous parlais… Antonin Liehm cherchait des traducteurs pour sa revue, La Lettre internationale. J’ai traduit pour lui plusieurs articles. Un jour, il me donne une pièce de théâtre consacrée à la vie de Georg Lukács. Mais je n’avais pas l’habitude du théâtre… André Markowicz (traducteur, notamment, de Dostoïevski, ndlr), a repris le texte avec moi, et cela a d’ailleurs été une magnifique leçon de traduction. Par la suite le directeur de L’Arche a lu le résultat, qui lui a plu. Il m’a alors proposé de traduire un livre de Lukács, Pensées vécues, mémoires parlés (L’Arche, 1986, ndlr).

     

     Quelles sont vos relations avec les auteurs ? Les rencontrez-vous ? Interviennent-ils dans le processus de traduction ?

     

     Ils n’interviennent que rarement. Ç’a été le cas pour La Corde, dont l’auteur, Stefan aus dem Siepen, parle français. Il a demandé à lire le manuscrit et a apporté des corrections. Dans le cas du livre d’Ernst Nolte, qui a fait polémique, j’ai voulu moi-même soumettre la traduction à l’auteur (il s’agit de : La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000, et Librairie académique Perrin, collection « Tempus », 2011, ndlr).

     

    Il arrive aussi que je cherche à rencontrer certains auteurs en particulier. J’ai ainsi noué des relations avec Nadolny, l’auteur de La Découverte de la lenteur, avec Stefanie Zweig ou avec Klaus Schlesinger, un écrivain originaire de RDA, qui avait écrit un petit livre sur le squat où il habitait à Berlin-Ouest (Matulla et Busch, La Nuée bleue, Jean-Claude Lattès, 1990, ndlr). J’avais trouvé le livre très beau, je l’avais traduit, et, étant à Berlin, j’ai contacté l’auteur. Il vivait effectivement dans le fameux squat, où j’ai été hébergé après vote en assemblée générale. Schlesinger, sur qui mon fils travaille à présent, est devenu un ami. Comme Mahlo. J’ai fait la rencontre très agréable de aus dem Siepen à l’occasion de la sortie de son roman.

     

    Les auteurs à succès sont évidemment moins désireux de nouer de telles relations…

     

     Avez-vous des rapports avec d’autres traducteurs ?

     

     Très peu. Ce n’est pas mon métier, et pour ce qui est des congrès et des réunions, j’en ai eu une overdose du temps où je faisais de la politique. Mais je crois qu’il y a beaucoup de jalousies dans ce milieu, de rivalités…

     

     Vous avez surtout traduit des romans. Seriez-vous tenté de vous attaquer à d’autres genres, comme la poésie, par exemple ?

     

     Non. Ni la poésie ni la philosophie. Pour cela il faut à mon avis être poète ou philosophe. J’ai traduit une étude lexicographique sur le terme « extrêmes » (Uwe Backes, Les Extrêmes politiques. Un historique du terme et du concept de l’Antiquité à nos jours, Les éditions du Cerf, 2011, ndlr) : c’est la seule de mes traductions qui s’apparente à ce qu’on pourrait appeler de la « théorie ». Mais j’ai aussi traduit beaucoup d’ouvrages historiques. Cela représente à peu près un tiers de mes traductions.

     

     Est-ce une œuvre littéraire en soi que de traduire ?

     

     Je ne sais pas… Je ne crois pas, dans la mesure où ce n’est pas nous qui inventons : nous sommes seulement porteurs d’une interprétation. Il s’agit d’un travail d’écriture, bien sûr, mais sur un canevas fourni. Écrire m’est beaucoup plus difficile que de traduire car c’est un travail sans filet. Le traducteur a toujours un filet.

     

    Cela dit, il y a des traducteurs de génie, et, dans leur cas, on peut sans doute bien parler d’œuvre. Je pense à Jaccottet, à Markowicz… Mais je ne me range pas dans cette catégorie.

     

     Que traduisez-vous en ce moment ?

     

     Un énorme roman qui se passe en Nouvelle-Zélande, et beaucoup de policiers. Depuis La Corde (paru début 2014, ndlr), j’en ai traduit deux, des psycho-thrillers. Plus des articles, que je reçois au compte-gouttes, pour une encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, chez Laffont.

     

     Que rêveriez-vous de traduire ?

     

     Je ne lis pas assez pour avoir des rêves de traductions. Et j’ai encore moins de désirs de retraductions. Je comprends qu’on en ait, qu’on songe par exemple à reprendre Goethe ou Schiller, mais pour cela il faut avoir une haute idée de soi-même. Encore une fois, il arrive qu’on puisse en avoir une à juste titre. Mais ce n’est pas mon cas. Il y a des génies, il faut aussi des tâcherons. Je me range dans cette dernière catégorie sans dépit : ce que je fais me plaît.

     

    Il y a cependant des textes dont j’aurais aimé qu’on me les confie. Le livre de Maxim Léo, Histoire d’un Allemand de l’Est, par exemple (traduit par Olivier Mannoni, Actes Sud, 2010, ndlr). Il y raconte l’histoire de son grand-père, lui-même fils d’un avocat juif qui avait prouvé que le pied bot de Goebbels, contrairement à ce que celui-ci prétendait, n’était pas la conséquence d’une rixe avec les communistes. Pour cela, il avait produit une photo de Goebbels bébé sur laquelle on voyait clairement qu’il était déjà affligé d’une malformation du pied. Bien entendu le « coupable » a dû quitter l’Allemagne dès 1933. Son fils, résistant, arrêté par la Gestapo, libéré par le Maquis alors qu’on le transférait à Paris, a été agent de la RDA à l’Ouest puis a dû être rapatrié à Berlin-Est quand son réseau a été découvert. Je l’ai connu. J’ai connu beaucoup de gens appartenant à cette époque et à cette mouvance. C’est ma vie. Je songe d’ailleurs à écrire dessus un jour…

     

     

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  • La Petite Foule, Christine Angot (Flammarion) Tout commence par ce qu’on appellera, au choix, une énorme bourde ou un lapsus révélateur. Christine Angot place en exergue de son dernier livre une citation tirée de La Bruyère. Ce sont les premiers mots de la préface des Caractères. Rappelons-les ici : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage… » Seulement, à la première page de La Petite Foule, on lit ceci : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ai emprunté de lui la manière de cet ouvrage ». C’est moi qui souligne, bien sûr. Quand, comme c’est mon cas, on aime bien Christine Angot, on ne voudra pas la soupçonner de mal connaître les classiques qu’elle se donne la peine de citer… On restera longtemps surpris, une fois de plus, en songeant aux éditeurs, correcteurs et autres lecteurs qui ne se seront selon toute apparence aperçus de rien. Puis on en viendra peut-être à se demander si cet aveuglement général n’est pas sans raisons.

     

    Plus de manière que de matière dans le dernier livre d’Angot ? Ce qui est sûr, c’est qu’en maint endroit elle y pastiche consciencieusement l’auteur de Ménalque : « S’il la croise dans le hall d’un théâtre, il la suit. Dès qu’elle fait un pas, même pour aller aux toilettes, il l’arrête, sur son chemin, dans l’escalier, à n’importe quel moment où elle est accessible » ; ou encore : « Vous avez rendez-vous avec lui dans un restaurant. Il vous attend à l’extérieur, bien que vous soyez à l’heure (…), et pour ne pas prendre le pied sur vous il dit qu’il ne savait pas où s’asseoir »… On reconnaît le il, le vous, la juxtaposition, la phrase sèche. On reconnaîtra aussi, bien sûr, le dispositif : des fragments en forme de portraits, annoncés chacun par un titre (« La petite fille sur les planches à Deauville », « La motarde »…). Ces chapitres sont de longueurs très variables, du mini-roman (« La fille seule »), au quasi haïku (« Le fils de quarante ans »). Une telle formule incite évidemment à un mode de lecture aléatoire et lacunaire : on s’arrête sur un morceau dont le titre accroche, on en saute un autre… Pour le « travail de narration novateur » dont parle le prière d’insérer, et qui ferait « se répond[re] » et « s’oppos[er] » ces portraits en un jeu de « miroirs », c’est raté. On est devant un « à la manière de » dont le caractère indispensable ne saute pas aux yeux tout de suite.

     

    Et puis le problème est toujours le même avec les fragments : il y en a de bons et de moins réussis. Ce que Christine Angot fait le mieux, ce sont les miniatures, à tous les sens du terme. Elle excelle dans les enfants — ces « gamines », par exemple, avec leur plaisanterie rituelle chaque fois qu’elles passent devant une maison dont la façade « leur évoqu[e] une poissonnerie » ; ou cette « petite fille qui donne la main », peinte en une seule longue phrase sans arrière-plan ni commentaire. Elle réussit aussi très bien les « petit[s] chien[s] affolé[s] ». Et même dans les chapitres plus longs, on retrouve souvent son sens du gros plan, qui faisait en partie  la force de l’excellent Une semaine de vacances : « Les yeux soudain brumeux elle met ses doigts comme un petit tipi, dressé au milieu de sa poitrine, au creux des seins, pour abriter son plexus, l’endroit vulnérable qu’elle veut protéger ».

     

    Quand elle ne se soucie ainsi que de détails, saisis dans leur densité énigmatique, Angot est elle-même et son phrasé obsessionnel et obsédant prend le dessus (« La femme qui pleure », « L’analysante »…). Là où ça se gâte, c’est quand elle a des choses à dire. Peut-être en fin de compte est-ce l’excès de matière qui la tue, et son lapsus initial doit-il se lire comme une sorte d’inconscient exorcisme. Car quand elle se prend, comme le dit toujours, et sans rire, le quatrième de couverture, pour une « radiologue du genre humain », ou, en tout cas, de la « société française contemporaine », elle glisse irrésistiblement dans ses grands travers habituels. Veut-elle peindre « L’ouvrière du textile » ou « L’aide-cuisinière » ? À tout coup, malgré elle, elle devient condescendante. Se lance-t-elle dans la satire de la bourgeoisie intellectuelle ? On retrouve aussitôt une de ses grandes spécialités : le snobisme par antiphrase. Je connais tous ces gens, ces écrivains, ces éditeurs, ces journalistes, ces « cinéaste[s] reconnu[s] dans le monde entier », je les fréquente, c’est ma vie, nous clame-t-elle d’entre les lignes, toute fière, en faisant semblant de cracher dans la soupe. On ne peut pas s’empêcher de l’entendre. Mais elle-même peut-être n’y entend réellement pas malice. Elle en est bien capable, avec cette innocence qui fait souvent toute sa force, et parfois, hélas, sa faiblesse.

     

    P. A.

     

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  • Le Brigand, Robert Walser, traduit de l'allemand par Jean Launay (L'Imaginaire-Gallimard)« Un jour, dans cette autre petite salle, il a mangé un poulet, arrosé de Dôle. Nous disons cela simplement parce que rien de plus important pour le moment ne nous vient à l'esprit. Une plume préfère écrire une chose incongrue plutôt que de se reposer ne fût-ce qu'un moment ». Ainsi s'exprime le narrateur du Brigand, formulant au détour d'une page ce qu'il faut sans doute considérer comme un art poétique. Car ce texte, paru plus de vingt ans après la mort de l'auteur et que Gallimard a publié en français une première fois en 1994, pousse la pratique systématique du décousu jusqu'aux limites de l'association libre : « Pourquoi dois-je penser maintenant à une foule de manteaux de dames ? Où faut-il les ranger ? Des lueurs me viennent et s'éteignent ». Si la phrase : « Nous  y reviendrons » constitue ici un véritable leit-motiv, c'est que celui qui écrit s'interdit absolument de rejeter toute nouvelle idée qui se présente, ce qui l'oblige à courir perpétuellement après son propre roman (« C'est comme ça quand on promet beaucoup de choses »). Et les questions, rhétoriques ou pas, qui ponctuent le texte, apparaissent comme le symptôme du mouvement vertigineux qui l'anime : où est le récit proprement dit ? où est la narration, dont le sujet semble perpétuellement se dérober ?

     

    Tout se passe comme s'il s'agissait d'appliquer à l'écriture le principe de la promenade, activité chère à Walser comme on le sait, et dans laquelle ce serait un contresens de ne voir qu'un passe-temps frivole. N'est-elle pas exemplaire d'un certain rapport au monde consistant à se maintenir dans une disponibilité absolue à ce qui s'offre à tout moment ? Attitude possible seulement grâce à une forme de naïveté revendiquée et pour ainsi dire radicale. « Je crois qu'il se pourrait bien que vive en moi une sorte d'enfant », dit le brigand du titre.

     

    Car il y a bien un sujet, après tout, et le livre pourrait à bon droit se résumer comme un « Portrait de l'auteur en brigand ». Certains traits de caractère s'y dessinent : le refus des conventions bourgeoises (« Le brigand aimait bien les gens grossiers ») ; la manie de la persécution (« Le persécutait-on à cause de la fugacité de ses demandes en mariage ? À cause de sa façon brouillonne d'être sérieux ? ») ; l'amour des femmes autoritaires (« J'entrais dans une excitation amoureuse chaque fois que je m'imaginais en serviteur »). Cependant le dispositif choisi interdit au commentateur de se rabattre sur des catégorisations aussi rassurantes que celles d'autobiographie ou de récit d'éducation. Un narrateur anonyme prétend en effet nous raconter l'histoire d'un brigand qui l'est d'ailleurs aussi ; mais tous deux ne font qu'un, si bien que l'auteur prétendu du « récit » peut écrire : « Voilà revenu (…) ce sot brigand, et moi qui disparais devant lui » ; ou déclarer gravement : « Aujourd'hui le brigand (…) est tout pâle d'avoir tant écrit, car vous pensez s'il m'aide bravement dans la rédaction de ce livre ». Cette scission de l'un en deux atteint fatalement chacun des éléments du couple. Ainsi le brigand se moque de sa propre main puis « se trouv[e] lui-même méchant de rire. "Mais tu es la mienne", se dit-il et lui dit-il ». D'ailleurs, lors d'une visite désopilante chez le médecin, après avoir affirmé qu'il était « une sorte de petit garçon », il ajoute : « Quant à me prendre pour une fille, cela m'est arrivé quelquefois ».

     

    Désopilante, disions-nous, car tout cela est drôle, d'une drôlerie étrange où l'ironie que suppose une telle distance par rapport à soi-même et aux autres se mêle à la naïveté dont je parlais plus haut. En même temps, comme cela nous est dit aussi, il s'agit d' « un livre sérieux », qu'on ne peut lire sans songer qu'il fut écrit quatre ans avant l'entrée de l'auteur dans cet asile psychiatrique où il allait passer le reste de sa vie. Dans sa postface, Jean Launay, auteur également de la magnifique traduction, nous explique comment Le Brigand a été découvert des années après la mort de Walser, dans la masse des manuscrits rédigés au crayon, sur des supports divers et en caractères minuscules, qu'il laissa derrière lui lors de la fatale promenade de 1956. L'année 1925, celle de la rédaction, était, nous dit-il, une « année de crise ». Et à propos de son brigand, le narrateur du roman écrit : « Il y avait comme pour dire des voix intérieures qui ne le laissaient pas en paix », ou encore : « On a toujours essayé de provoquer en lui un sentiment de doute, de division, de désaccord avec lui-même ». Ce genre de notations ajoute aux harmonies complexes du texte de Walser une note tragique, en nous rappelant de quel prix le grand écrivain suisse devait payer la liberté à laquelle il a su s'abandonner dans l'écriture de son œuvre admirable.

     

    P. A.

     photo Pierre Ahnne

     

    Ce texte est paru une première fois le 1er mai 2014 sur le site du Salon littéraire

     

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  •  Le Grand Chambard, Mo Yan, traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, éditions du Seuil, collection "Points""Logiquement, je devrais commencer par écrire sur ce qui s'est passé après 1979, mais voilà…" Ainsi commence le récit autobiographique de Mo Yan, et tout est déjà dans ce début. Il aurait dû commencer par l'année 1979, mais n'y viendra que soixante-dix pages plus loin. Il devrait raconter ses souvenirs mais, même si on assiste aussi, accessoirement, aux débuts de la carrière du futur Prix Nobel, le "personnage principal de ces chroniques" est, dit-il, non pas lui mais son camarade de classe He Zhiwu. Qu'on ne verra pas pendant la plus grande partie du livre. Et à qui un camion dispute la vedette, un Gaz-51 de fabrication soviétique, lequel, après avoir fasciné les écoliers du village de Gaomi, ressurgit à intervalles réguliers au cours du récit avant de terminer sa carrière dans le film Le Sorgho rouge, tiré d'une œuvre de Mo Yan lui-même, où il est maquillé en véhicule japonais. On voit qu'en parlant d'autobiographie on allait un peu vite. Pourtant, l'auteur l'affirme : "Le présent texte, pour l'essentiel, relève du genre 'mémoires' ". Il est vrai qu'il ajoute aussitôt : "… et si certains passages ne sont pas conformes aux faits avérés, c'est que, avec le temps, mes souvenirs se sont altérés".

     

     Le Grand Chambard repose ainsi sur tout un jeu de décalages faits pour déjouer les habitudes et les attentes du lecteur. Et qui s'expliquent peut-être aussi par des raisons de prudence politique, car le vrai sujet du livre, c'est la Chine, et son histoire tourmentée, vue de biais et par fragments à travers les yeux des petites gens qui la vivent au jour le jour, des années soixante jusqu'à l'époque actuelle. À l'école, le petit Mo regarde "quelques jolies filles" sélectionnées pour participer à un tournoi de ping-pong "au niveau du district" : "Ce sont toutes des filles de cadres de la ferme d'État, jouissant d'une bonne alimentation, elles ont bénéficié d'un excellent développement physique, elles ont la peau blanche ; (…) on voit au premier coup d'œil qu'elles n'appartiennent pas à la même classe sociale que nous autres, petits galopins de pauvres". De toute façon l'auteur sera bientôt renvoyé car on le soupçonne d'avoir surnommé "Liu-le Crapaud" son instituteur, "Fils de martyr" et de surcroît "vice-président du comité révolutionnaire de l'école". Que faire ? "Si tu ne peux devenir cadre ou apprendre à conduire, il faut au moins trouver un moyen pour entrer au Parti", lui dit son père. Mais lui, lors de "la guerre d'autodéfense contre le Vietnam", pense plutôt à "devenir un héros" : "Si je mourais au champ d'honneur, mon père et ma mère auraient alors le statut de 'parents de martyr', cela changerait la situation politique de la famille et, du coup, ils ne m'auraient pas mis au monde ni élevé pour rien".

     

    Les choses évoluent, pourtant. "Le mouvement estudiantin" de 1989 fait l'objet d'une phrase en passant mais l'arrivée sur le devant de la scène des hommes d'affaires douteux est signifiée spectaculairement par la réapparition de He Zhiwu, chassé de l'école à peu près en même temps que le narrateur, et dont celui-ci se demandait dès le départ : "Notre camarade était-il un grand voyou ou un grand héros ?" Le vieux camion soviétique fonçant en bringuebalant vers un avenir incertain, l'ancien condisciple devenu entrepreneur corrompu et ne parlant plus que "dépenses, amitiés, petites pertes et gros profits faciles", représentent à l'évidence les deux idéaux successifs du pays le plus peuplé du monde, depuis 1949. Et le passage de l'un à l'autre est clairement signifié lors de la première visite du narrateur à Pékin, où il contemple la dépouille de Mao : "Autrefois, même en rêve, nous n'aurions pu imaginer que le Président pouvait mourir un jour, et pourtant il était bien mort". Après quoi il va visiter le Musée d'histoire naturelle, dans lequel, note-t-il, "le squelette d'un énorme dinosaure" lui fait "grande impression".

     

    On l'aura compris, sous les apparences du brouillage de pistes, du désordre et de la nonchalance, le récit de Mo Yan obéit à une construction extrêmement savante. Au départ, une balle de ping-pong, qui, "comme dotée de vision, entre dans la bouche de l'instituteur", le fameux Liu-le Crapaud. Hasard burlesque et métaphore probable… Toujours est-il qu'au terme d'un parcours faussement chaotique on en reviendra, dans une boucle impeccable, à cette balle initiale, à l'enfance et au vieux camion. Entre-temps on aura été emporté par un tourbillon d'incidents, de lieux, de personnages cramponnés chacun, avec quelle énergie, à une existence dont le contrôle leur échappe. On ne comprend, il faut le dire, pas toujours tout, et les proverbes drolatiques qui parsèment l'ouvrage ne sont pas forcément d'un grand secours. Certes il faut éviter d'imiter "la pousse de soja tombée dans les latrines et qui essaie de se faire passer pour un asticot à longue queue" ; ou, quand "le cochon bien gras donne de la tête contre la porte", s'imaginer "que ce sont les griffes d'un chien qui la grattouillent" ; mais on a beau dire, "Si le canard monte sur un support, c'est qu'il y est contraint" et, en tout état de cause, "Fille en grandissant change grandement".

     

    Que joue le charme, ici paradoxal, de l'exotisme, est inévitable. Mais l'impression qu’a le lecteur de ne pas tout maîtriser va bien, ruse suprême, dans le sens de ce que veut montrer ce livre jubilatoire, mélancolique, plein de sophistication et gonflé de vitalité. Car la vie en Chine de Mao à nos jours c'est, à n’en pas douter, un sacré chambard.

     

    P. A.

    photo wikimedia.org

     

    Ce texte est paru une première fois le 31 mars 2014 sur le site du Salon littéraire

     

     

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