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Le Tort du soldat, Erri De Luca (Gallimard) et Usage communal du corps féminin, Julie Douard (P.O.L)
À côté des livres dont on ne voit pas l'intérêt existe une autre catégorie, moins connue : celle des livres dont on voit trop l'intérêt. Le hasard m'a mis récemment dans les mains deux ouvrages entre lesquels le seul rapport est la symétrie qui les range chacun dans un de ces deux groupes.
Usage communal du corps féminin, de Julie Douard, appartient sans conteste au premier. C'est une histoire de concours de miss dans une petite ville de province qui justifie le titre, lequel a sans doute été pensé en vue d'attirer le chaland — d'ailleurs il y réussit, j'en suis la preuve. On commence donc à lire avec curiosité et, au début, un certain amusement cette suite loufoque de péripéties minuscules. Qu'elle soit quasiment impossible à résumer semble également plaider en faveur de l'ouvrage. Au fil des pages on attend cependant qu'autre chose vienne s'ajouter au plaisir vite usé des purs enchaînements narratifs ; en vain. Ah, si, pardon, il y a la satire sociale. J'allais l'oublier. Elle s'exprime à travers un défilé de personnages dont le seul qui ne soit pas complètement abruti est d'une méchanceté de livre d'images. La première phrase, en nous apprenant que l'héroïne a « toujours été un peu gourde », donne le ton : c'est celui de l'ironie condescendante, de A à Z (enfin, je crois, j'ai déclaré forfait en route). Pour donner plus de piquant à ce qu'il faut sans doute considérer comme un portrait grinçant de la France profonde, Julie Douard compte à l'évidence sur le style, qui se veut précis, primesautier et grammaticalement correct. Seulement quand on joue là-dessus il faut effectivement être impeccable. Il ne faut pas, par exemple, écrire « tout du moins », confondre « rien qui ne dépassât » et « rien qui dépassât », ou croire que « soi-disant » peut s'employer à la place de « prétendument »…
Avec Erri De Luca on passe évidemment à tout autre chose. Ici les fantaisies linguistiques ne peuvent être mises au compte que de la traductrice, Danièle Valin, à laquelle, entre autres réussites, il faut rendre hommage pour une superbe « volonté de ne vouloir aucune explication ». Ce Tort du soldat, coup de cœur probable de maint libraire, met justement en scène un traducteur, mais de littérature yiddish. Il croise dans une auberge un touriste allemand âgé, lequel paraît si perturbé de l'avoir vu penché sur des lettres hébraïques qu'il a aussitôt après un accident d'auto fatal. Dans une seconde partie, la fille du défunt prend la parole pour nous apprendre que son père était un criminel de guerre paranoïaque et qu'elle-même a échappé à l'accident.
La manière dont s'ajustent les deux récits manifeste un incontestable talent dans la narration. Mais tout est tellement souligné, surligné, encadré, fléché en tout sens, qu'on en éprouve vite un certain agacement. Dans les blancs du texte Erri De Luca ne cesse de murmurer très fort : « Attention, je vous parle de choses essentielles ». Et pour être sûr de ne rien oublier il a tout mis : la montagne, la mer, les cinq sens, un sourd-muet dont les doigts sont « des lucioles dans le noir » ; le yiddish, le golem, le ghetto de Varsovie, la kabbale, Auschwitz (dont on apprend au passage, avec quelque surprise, que le nom polonais d'Oswiecim est un mot yiddish…). Tout ce qu’il aime. Car on a beau savoir les choix et les itinéraires de l’auteur italien, on ne peut se défendre d’un certain malaise à sentir la délectation indubitable qu’il éprouve à écrire ces mots et ces noms. Le mal, c’est sûr, est fascinant. Et si l’expression du mal absolu que constitue pour nous la destruction des juifs d’Europe suscite quelquefois une forme de fascination, c’est sans doute humain. Mais de là à se complaire dans cette fascination au point d’en faire le moteur principal d’un livre…
Moralité, on me l’avait dit, j’ai longtemps refusé de le croire : les extrêmes, parfois, se touchent.
P. A.
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Tags : Erri De Luca, Julie Douard, roman français, roman italien, 2014
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