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Gilles Sebhan, aimez-vous parler de vos livres ?
Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.
Gilles Sebhan, qui fut le premier à accorder un entretien à ce qui était alors La Petite Revue littéraire d’Ahnne et Pétel, a aussi été le plus rapide. Son œuvre littéraire (il est également peintre) compte à présent une quinzaine de titres. Elle a commencé sous le signe de l’autofiction (La Dette, Gallimard, 2006, London WC2, Les Impressions nouvelles, 2013), dont, pendant longtemps, elle s’est peu éloignée : même quand il évoque Duvert (Tony Duvert, l’enfant silencieux, Denoël, 2010) ou Genet (Domodossola, le suicide de Jean Genet, Denoël 2010), celui qui écrit n’est jamais bien loin, et se montre souvent penché sur son modèle. Depuis quelques années, cependant, Gilles Sebhan s’est lancé dans une série policière intitulée Le Royaume des insensés et publiée aux éditions du Rouergue (quatre volumes parus à ce jour). Mais ses thèmes et ses centres d’intérêt sont toujours les mêmes : l’art, la transgression, la vie de ceux que la société échoue à faire entrer dans ses cadres : enfants, fous, migrant, créateurs…
Pseudo
1.
Longtemps mes élèves n’ont pas su que j’écrivais. Pourtant, l’intuition ne leur manquait pas. Ils me répétaient souvent vous devriez être acteur, vous devriez travailler à la télé mais surtout vous devriez écrire des livres et bien sûr quelque chose en moi n’a pas résisté, et j’ai fini par répondre qu’est-ce qui vous dit que ça n’est pas déjà le cas ? Est-ce l’hubris qui a parlé en moi ? Pourquoi voulais-je être reconnu d’eux alors que la teneur même de ce que j’écrivais, des récits pour le moins intrépides, me condamnait à l’enfer des bibliothèques ? Je trouvais ça étrange et pourtant je devais admettre que ma littérature était du genre qu’on ne met pas entre toutes les mains.
Il y avait bien sûr une jubilation à jouer double jeu. C’était presque comme un tour de magie et ce que j’avais d’abord pris comme une amputation, celle de mon nom, se révélait une source de plaisir. Un comédien veut-il ôter son masque ? Il regarde à travers celui-ci le monde et savoure les mines que font les spectateurs aux facéties de son personnage. Il s’amuse de la confusion. Il sait que ce qu’on regarde, ce n’est jamais lui mais un double imaginaire. De même, je prenais plaisir à ce que tous, élèves, collègues, agents de service aussi bien que proviseur, s’adressent à moi en ne voyant que la moitié de moi, tandis que l’autre se cachait dans l’ombre.
Au fond, il y avait quelque chose d’assez puéril là-dedans. C’était encore le fantasme du héros aux pouvoirs secrets. Je me souviens que ma mère m’avait dit pour me rasséréner lors de l’achat de ma première paire de lunettes que je ressemblais à Clark Kent, le journaliste qui se transforme en Superman. Je me voyais tel un Clark Kent professeur qui doit prendre garde à ne pas laisser dépasser sa cape de superhéros. Ces fantasmagories de gosse ne nous quittent pas avec l’âge. Elles prennent simplement des formes inattendues, parfois drôles mais aussi pathétiques. Je me disais qu’un immense succès m’attendait. Solennellement je remercierais mes élèves en leur disant que je les quittais. Et contrairement à ce professeur qui s’était jeté par la fenêtre, je m’envolerais majestueusement avec ma cape bleue vers le ciel de la renommée.
2.
En somme, l’usage d’un pseudonyme m’apparaissait à présent comme une bonne solution. Si l’on m’appelait au téléphone, je savais immédiatement qu’on s’adressait à l’écrivain et pas au client souhaitant faire remplacer ses fenêtres ou changer son abonnement Internet. Ce pseudonyme me constituait entièrement comme une personne nouvelle, ce n’était pas l’équivalent d’un personnage, car j’étais bien réel en tant qu’écrivain. Mais je ne devais cette identité qu’à moi-même. C’était un sentiment de liberté d’autant plus fort que cette part-là échappait à l’administration. Ce pseudonyme n’avait ni grade ni échelon, ni numéro de sécurité sociale, il n’appartenait pas à ce monde. Il existait dans une vie parallèle où l’importance des choses était strictement inversée.
Mais ce pseudonyme était un secret. Et comme tout secret, il continuait de me brûler les lèvres. Il m’incitait à jouer avec le feu. Un petit jeu s’était ainsi établi cette année-là avec un groupe d’élèves à qui j’avais eu le malheur de lâcher l’aveu que j’écrivais des livres. C’étaient trois ou quatre garçons qui venaient régulièrement en fin d’heure me supplier de leur révéler ce que j’avais écrit. Ils étaient allés en librairie en donnant mon nom, mon vrai nom, évidemment sans succès. Je ne sais plus s’ils avaient regardé sur Internet. Mais ils étaient rentrés bredouilles et cette énigme, je le sentais bien, les rendait fous. Cela avait créé un phénomène étrange, une surchauffe qui rejaillissait sur l’atmosphère des cours et faisait frémir d’une façon particulière tout ce que je pouvais dire, comme si se cachait au milieu des propos les plus anodins la clé d’une énigme. Dans cette quête du saint Graal, les élèves chevaliers avaient décidé de suivre chacun sa route. En catimini, l’un ou l’autre venait me voir, me faisait une sorte de cour effrénée, me jurant le plus absolu silence au cas où je leur confierais la vérité. Que cherchaient-ils ? Pourquoi était-ce si important pour eux ?
Parmi eux se trouvait un garçon qui, ne suivant aucun de mes conseils, est devenu à son tour professeur de français et a fini par écrire plusieurs critiques sur mes livres. J’en ai souri. Finalement cela avait eu lieu. Mes élèves, dans un vertige temporel, étaient devenus mes lecteurs. Ils avaient relié les deux faces de ma personnalité et n’en avaient pas été traumatisés. Mais cela ne valait que pour le passé. Au présent, chaque fois que cela se produisait, chaque fois que des élèves apprenaient que j’étais écrivain et découvraient ce que j’avais écrit, cela créait comme un mini-séisme dont je devais endurer les conséquences en espérant que tout ne finisse pas par s’effondrer.
3.
Car il était illusoire de penser que je resterais caché durablement sous un nom d’emprunt. Mon anonymat n’a pas fait long feu. J’avais eu la faiblesse, mais comment faire autrement, de poser pour des photos de promotion et l’une d’elles s’est retrouvée, sans que je sois du tout averti, dans un magazine qui circulait dans les foyers un peu bourgeois de la ville. Je me souviens que nous étions au mois de juin, j’ai reçu un appel d’une collègue qui se trouvait dans la confidence. Elle m’a téléphoné comme dans ces films où une femme derrière des verres fumées avertit un agent secret qu’il est grillé. Elle venait de voir mon portrait photographique accompagnant un article sur le présentoir de la médiathèque. Elle s’était arrangée pour le subtiliser et avait arraché la page en question. J’ai dit tu as bien fait, sans songer que ce magazine existait à plusieurs milliers d’exemplaires et allait se diffuser dans toute la ville.
C’est Jim G*** qui le premier est tombé sur l’article. C’était un élève brillantissime qui est devenu philosophe. A l’époque, je me souviens qu’il tournait un petit film avec quelques amis et je ne sais plus pour quelle raison nous nous étions retrouvés sur un terrain vague près d’un cirque pour fêter la fin d’année avec sa classe de terminale. Il savait. Je l’ai tout de suite compris. Le sujet n’est pas venu immédiatement mais finalement il m’a dit monsieur j’ai vu votre article et je tenais à vous féliciter. Au lieu de sourire et de le remercier, là sous le soleil, près de ce cirque de banlieue, je me suis senti devenir pâle comme un mort et j’ai balbutié que je préférais ne pas en parler.
On ne peut mesurer la force de la rumeur. Elle a débuté il y a une vingtaine d’années, ce jour de juin près d’un chapiteau au milieu d’un terrain vague et elle n’a pas cessé depuis. Elle m’environne et me guette, elle déboule sans cesse et sans prévenir. Au fil du temps, c’est devenu un bruit de fond. Nous sommes plusieurs semaines après la rentrée, j’attends comme habituellement les élèves de seconde, plutôt sympathiques, mais quand ils arrivent ils semblent surexcités sans raison et font un raffut incroyable en s’installant. Ils me regardent de biais et font des mines. Voilà, il ne m’en faut pas plus pour savoir qu’ils viennent d’apprendre la rumeur, qu’ils m’ont découvert. Je sais qu’ils savent. On tente de m’en parler. On veut m’extirper des informations. Au choix je réponds je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler ou bien avez-vous votre carte de presse. J’accompagne toujours ma répartie d’un sourire entendu. Pour qu’on sache bien que c’est du second degré. Et cela suffit généralement à désamorcer les demandes trop pressantes. Parfois on tente le tout pour le tout. C’est en fin d’heure, un élève s’approche pour se faire dédicacer un livre. Le problème, c’est que ce que renferme ce livre est d’une telle indécence que l’idée même que l’élève ait pu poser les yeux sur de telles pages me fait rougir. Mais je n’ai pas le cœur de refuser cette dédicace qui pourtant est un aveu.
Gilles Sebhan
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