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London WC2, Gilles Sebhan (Les Impressions nouvelles)
« On n’écrit jamais que sur soi » disait-il au cours de l’entretien qu’il accordait, en janvier 2012, à ce même blog. Même quand il parle de Duvert ou de Genet (Tony Duvert, l’enfant silencieux, Domodossola, Denoël 2010), Gilles Sebhan parle en effet toujours de lui. Un tel acharnement à faire de sa vie écriture transcende le narcissisme : plutôt que de s’exposer il s’agit ici de descendre au plus intérieur, là où des obsessions qui sont à tous se nouent d’une façon toujours propre à chacun.
Celles qui structurent les livres de Sebhan sont au nombre de trois : l’enfance, le sexe et l’écriture. Aussi serait-on tenté de dire que London WC2 constitue, dans l’œuvre de ce cartographe de l’intime, un point central. Dans le même entretien Gilles Sebhan évoquait déjà un souvenir d’enfance fondateur : assis dans un « petit fauteuil en osier peint en bleu layette et coquille d’œuf », « face au lit de [sa] sœur » plus âgée, il écrit un conte destiné à ladite sœur, « par imitation », pour faire comme elle ou plutôt « pour être » elle. D’une certaine façon tout est dit. Et le livre est un piège d’abord par sa manière de paraître lâcher dès le début ce à quoi dans d’autres ouvrages on ne parviendrait qu’après de longs détours, annonçant dès la page 10 : « Cette idée (…) sur laquelle j’ai évité de me pencher durant plus de vingt ans, c’est celle de mon amour pour elle. Je ne parle pas d’attachement, de complicité, de lien (…), mais de désir ». Voilà qui est clair.
Sauf que, comme nous en sommes avertis aussi quelques pages plus loin, « il y a le centre et la marge », et « à chaque moment le centre peut devenir marge et inversement ». Aussi, à parcourir avec le narrateur cette « région intérieure » qu’il nomme sa sœur « faute de mieux », sommes-nous entraînés dans un va-et-vient incessant entre des marges qui sont autant de centres et des centres sans fin dérobés. Le premier pourrait à première vue être le couple formé vers l’âge de vingt ans par la fameuse sœur, enfuie à Londres, et celui qui allait devenir un graphiste célèbre, Neville Brody. L’enfant puis le jeune adolescent fasciné tourne autour de ces aînés que nimbent les prestiges de l’âge et de l’époque. Car la marge sur laquelle toute cette aventure individuelle se découpe, c’est Londres à la fin des années 70 et l’ultime apogée du mouvement punk. Il y a un côté faussement documentaire dans le livre de Gilles Sebhan, que semble confirmer la présence des illustrations, photos, dessins de Brody, affiches, couvertures de magazines, enveloppes portant la fameuse adresse du titre : London WC2. Le va-et-vient entre texte et image commence en effet dès la couverture, sur laquelle figurent quatre photomatons de Neville avec celle qui se surnommait elle-même Supertine. Si ces clichés qui attirent l’œil tout de suite proposent le couple et son histoire comme entrée principale du livre, le titre qui les surmonte entrouvre une autre porte. Dès le début, il est question d’odeurs. « Mélange de tabac et de pluie », « essence de patchouli et de jasmin »… Mais bientôt ces fragrances innocemment enfantines font place à des arômes plus corsés : « Ma vie sexuelle », avoue placidement le narrateur, « je l’ai découverte et inventée dans la pisse, les bruits de chasse, les odeurs de détergent ». Émerveillé d’avoir découvert « un trésor caché dans le plus trivial des lieux », le petit frère grandissant ne cesse bientôt plus de s’y ruer au fil des promenades et visites londoniennes où le convie une sœur aveugle ou indulgente.
Et c’est bien elle qui, « d’une certaine façon », l’a guidé vers ces endroits secrets où s’offrent « des visions dignes d’une apparition au fond d’une grotte ». Le désir pour la sœur, marge et introduction à un autre désir ? Mais il n’y a pas de centres, et nous sommes condamnés à un balancement permanent qui nous fait effleurer et manquer l’essentiel. À l’image du narrateur de London WC2 naviguant entre la France et l’Angleterre, l’enfance et l’âge adulte, la fille et les garçons, l’exil et le royaume, doublement dérobés puisque le titre de l’ouvrage de Camus offert à Londres par Supertine à « son petit punk » n’apparaît dans le texte qu’en anglais.
Beau geste d’adieu inconscient de la part de celle qui aura décidément été en tout une initiatrice. Puisque le monde ne s’offre que « pour mieux se refuser », il n’est d’autre solution en effet que d’écrire pour s’y creuser une manière de place. « J’ai pris la décision d’être écrivain », écrit Gilles Sebhan, « à cause des boutons, de la frustration, de la honte ». Pas de doute, il a bien fait.
P. A.
Une première version de ce texte est parue le 5 mais 2013 sur le site du Salon littéraire : link
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Commentaires
Merci de ce très beau texte, une critique enfin digne de ce nom. Le bruit commence à circuler qu'il faut avoir été chroniqué par Pierre Ahnne, et je crois bien que la rumeur ne va pas cesser d'enfler...
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Venant de l'auteur lui-même, ce compliment me touche d'autant plus !