• www.jije.orgQu’est-ce qu’Ogliano ? Un village qui n’existe pas. « Une construction de pure fiction », avoue, dans une Note au lecteur, Elena Piacentini, qui « est corse et vit à Lille », a publié « plusieurs polars », et dont c’est le « premier roman en littérature blanche ».

     

    Qu’est-ce que la « littérature blanche » ? On ne sait pas trop. Dans le doute, probablement, notre auteure prend l’expression, d’une certaine manière, au pied de la lettre, et installe sa fiction dans un cadre spatio-temporel étrangement désincarné. Où sommes-nous ? en Corse ? Aucune référence précise, et des noms plutôt italiens. Quand sommes-nous ? On porte des « parkas », des « t-shirts », on passe le bac afin d’aller en fac faire des études de médecine ou de droit ; mais il n’est pas question d’ordinateurs ou de téléphones portables, on se déplace parfois à cheval, un baron et un chef de clan se partagent le pouvoir sur des paysans semblant tout droit sortis du Guêpard, et qui croient aux fées.

     

    Libero, Raffaele et Antigone

     

    « Pour ceux dont les chemises [ne sont] pas brodées à leurs initiales, Ogliano n’offr[e] pas plus de perspectives qu’un mouroir ». Soit. Cependant, la critique sociale, qui, on le sait, s’épanouit dans le réalisme du polar, s’accommode mal de l’abstraction. L’indignation qu’expriment les héros d’Elena Piacentini gagnerait en crédibilité communicative si les grandes phrases qu’ils aiment à prononcer visaient des cibles tangibles et clairement identifiables. À partir de là, on peut toujours généraliser. L’inverse est plus difficile. Pourtant notre auteure a choisi l’inverse. Et pour enfoncer encore le clou, si j’ose dire, de l’intemporalité, elle donne comme livre de chevet à ses deux jeunes gens Antigone, de Sophocle — d’où ils tirent des sentences éclatantes dont on peine un peu à voir le rapport avec l’histoire qui nous est contée.

     

    Ses deux jeunes gens : Libero, fils sans père (à moins que…) de l’institutrice ; élevé par son grand-père, homme droit, comme il sied ; révolté, ainsi qu’il convient à son âge, et rêvant de fuir le village, mais amoureux de la jeune et seconde baronne ; Raffaele, fils d’un premier mariage du baron, frère d’un jumeau qui s’est suicidé, romantique et romanesque à souhait, lisant Antigone. L’un veut faire médecine, l’autre droit.

     

    Un troisième larron, Gianni, incarne une possibilité différente pour qui est pauvre à Ogliano et peu porté sur les études : travailler pour le clan des Carboni, dominé par le diabolique Dario. Seulement, Gianni aussi est un rebelle : il tue son oncle, qui était un des hommes de main du capo, et enlève Raffaele, dont il espère tirer rançon, on verra pour quoi faire. Libero s’en aperçoit, se lance à leur poursuite dans la montagne. Alors…

     

    Signes de piste

     

    … alors vous verrez bien. Qu’il vous suffise de savoir qu’il y aura des bourrasques, des grottes, de la passion inattendue, des bagarres, des morts, un chien fidèle. Et aussi des révélations et coups de théâtre en pagaille. Elena Piacentini cherche à sortir du polar, mais par quelle porte ? Celle du polar quand même, avec ses mafieux et sa haine des puissants ? Ou celle du « roman d’aventures » et de formation qu’annonce la quatrième de couverture ?... Elle hésite, et de ses hésitations naît une sorte de Grand Meaulnes un peu mouvementé, qui n’est pas sans évoquer (avec plus de sexe, tout de même, et d’envie de tuer le père) les romans qui paraissaient jadis dans la collection « Signe de piste ».

     

    Quand notre auteure oublie un peu la critique des inégalités et le tragique façon Parrain, on se laisse aller au charme de ces péripéties qui nous ramènent à nos lectures préadolescentes, justement : ces escalades, ces poursuites, ces évasions, ces blessures, ces soins qu’on se prodigue entre amis dans des souterrains… Et on goûte aussi les évocations d’une nature dont on se résigne à ce qu’elle ne soit de nulle part. On suit volontiers, par les yeux de l’esprit, cette « chevêche » qui nous fait découvrir les lieux, on la voit bien « raser les frondaisons des chênes, marauder dans les anciens pâturages, puis fondre dans la fraîcheur des ravines et remonter le vent par le flanc nord du pic du Moine ». Il ne faut pas avoir peur des images : « La tempête se déchaînait autour de nous comme elle grondait en moi », « Mes colères passées et présentes fusionnèrent en un magma bouillonnant ». Mais quoi ! c’est romanesque…

     

    Évidemment, on s’agace un peu de constater que le narrateur croit qu’une guêpe perd son dard quand elle pique (pour un enfant de la campagne…), confond marier et épouser, morbide et macabre, amener et apporter, pense que « les nuages (…) bombardent des gouttes [d’eau] ». Rappelons-nous cependant qu’il n’a que dix-huit ans au moment des faits qu’il rapporte. À cet âge on est exalté et peu porté sur la grammaire. L’adolescence, encore elle… Elle passe. Attendons la suite.

     

    P. A.

     

    Illustration de Joubert pour la collection « Signe de piste »

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  • https://fr.wikipedia.orgIl doit rembourser une grosse dette : un prêt étudiant contracté pour financer ses études de cinéma. Le voilà donc condamné à gagner de l’argent. Comme il peut : à coups de petits boulots mis bout à bout. On le verra ainsi successivement serveur, faux consommateur censé pousser les vrais clients à boire certaine marque d’apéritif, ouvreur dans un théâtre, livreur, assistant caméra sur un tournage…

     

    Des métiers où on s’agite beaucoup. D’ailleurs, même quand il ne travaille pas, il arpente frénétiquement la ville. Et le livre, du début à la fin, suscite, à l’image de la vie de son héros anonyme, une impression tout à la fois de mouvement et de surplace. Pas d’indication de genre littéraire en première page. Est-ce, comme le prétend pourtant la quatrième de couverture, un (premier) roman ? Ou plutôt une suite de tableaux ? Un poème urbain ? Un peu tout ça, le texte naissant de la tension entre ces différentes formes.

     

    Marcher dans la ville

     

    Du roman qu’il aurait pu être subsistent quelques traces en forme de fictions esquissées : une vengeance (modérée) contre le banquier du prêt étudiant, retrouvé dans un bar ; une fille qui tente (en vain) de s’immoler par le feu. Car il y a aussi une fille, elle restaure des statues, jusqu’à ce qu’elle perde son emploi quand « les rues se vident pour faire passer la maladie ».

     

    Des rues, une ville, quelle ville ? On y trouve une « Grande-Place », un « front de mer », des ascenseurs, une cathédrale qui brûle, un métro, bref, comme dans le film au tournage duquel participe le héros, « la ville sert de décor mais il ne faut pas la reconnaître ». C’est une cité de maintenant, en équilibre instable entre passé et présent, prospérité et précarité. Des restaurants branchés ouvrent dans d’anciens faubourgs, « mélange pendant longtemps de misère, de prostitution et d’ateliers d’artisans ». « Beaucoup de beaux appartements (…) servent maintenant de bureau », et le quartier du port juxtapose « un centre commercial, (…) des bureaux, une salle de spectacle, des restaurants (…), un musée ».

     

    Le corps et les choses

     

    Une ville dans laquelle se fondre comme dans un corps. Une ville en mouvement, comme le corps du héros. Une ville où « cacher sa tête contre les façades », où « prendre le coin de rue comme on tourne autour de sa nuque ». Lors d’un accident de vélo, le personnage « embrasse le béton froid avec son œil. Choc, à cet endroit précis où les néons se croisent. Douleur multicolore ». Le livre de Guillaume Collet se déploie dans l’infra-espace des sensations, ce sont elles qui disent l’empoignade avec le social. Car le texte se fonde sur le double refus du réalisme et du discours. La référence récurrente au cinéma n’est pas un hasard, où ce sont les mouvements de caméra et les cadrages qui expriment une vision du monde. Du septième art, notre auteur garde surtout deux choses : la lumière (toujours présente, souvent nocturne) et, avant tout, le montage. Un montage, disons, à la Dziga Vertov, fondé sur l’art du décousu, de la notation décalée — « Les nuages se retirent sans que l’on sache d’où souffle le vent » ; « Dans son dos, l’eau fait un bruit de braise ». Un désordre savant et systématique règne, que rendent encore plus sensible les phrases courtes, le rythme syncopé : « Rue étroite et vieux colonel sabre au clair. S’embrasser pour ne pas se sentir étouffer » ; « Les jambes de chaque côté et une caresse qui remonte loin dans la gorge. Rabattre la couverture, les voisins tapent. Marcher, suivre le désordre des trottoirs »…

     

    Le corps et les choses, la ville et les êtres, l’individuel et le social s’échangent et se mêlent, emportés dans le même mouvement incontrôlable. Ce phénomène s’appelait jadis aliénation. Guillaume Collet le décrit sans l’expliquer, à sa manière, nerveuse, moderne et si parlante.

     

    P. A.

     

    Illustration : Dziga Vertov, L'Homme à la caméra, 1929

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  • photo Pierre AhnneChez Aharon Appelfeld, l’Histoire est toujours là, mais toujours dans une sorte d’étrange distance. On est dans son ombre, et son ombre est plus vraie qu’elle-même. L’Histoire, c’est la naissance de l’État d’Israël, dans Le Garçon qui voulait dormir (L’Olivier, 2011, voir ici). C’est la Shoah, bien sûr, dans le même roman ou dans l’admirable Tsili (Belfond, 1989, voir ici). Le grand auteur israélien parle toujours de la catastrophe qu’il a vécue, mais il a inventé une façon d’en parler qui n’appartient qu’à lui. Pour en explorer le retentissement, unique, et universel parce qu’unique, il procède à un double déplacement : les faits, sans être absents, se trouvent repoussés dans une manière d’arrière-plan, tandis que le récit s’installe dans une dimension parallèle à celle de la réalité ou du réalisme.

     

    « Des lueurs guérisseuses dans le ciel… »

     

    C’est le cas de façon exemplaire dans ce dernier roman, publié en 2017, un an avant la mort de l’écrivain, et traduit aujourd’hui. L’intrigue tient en peu de lignes. Elle se situe quelque part en Bucovine, terre natale d’Aharon Appelfeld. Irena est une jeune paysanne mariée à une brute. Un jour, elle trouve ses voisins, les Katz, alignés, debout, devant leur magasin, sous la garde du gendarme Illitch. Ordre des Allemands. « On ne transgresse pas un ordre donné par les Allemands ». D’ailleurs, vu que « ce sont des gens cultivés », « ils n’élimineront que les méchants et les profiteurs ». Le couple et ses deux filles sont contraints de se mettre à genoux. On les oblige à creuser une fosse. Ils y seront pour finir ensevelis après avoir été nuitamment assassinés, comme tous les juifs de la contrée.

     

    Ce meurtre marque une rupture dans la vie d’Irena. Elle trouve soudain le courage de fuir le village et son mari persécuteur. Commence un parcours initiatique qui la conduit d’abord chez sa tante Yanka, laquelle vit seule dans la forêt et lui apprend qu’« il y a des lueurs guérisseuses dans le ciel » ; puis chez « le Vieux », qui lui déclare : « Celui qui s’immerge dans l’eau de la rivière et contemple les arbres poussant le long de ses rives retrouve quelque chose de son monde d’amour perdu ». À partir de là, Irena erre par les campagnes, allant d’auberge en auberge et répétant partout : « Jésus était juif (…). Celui qui s’en prend aux juifs s’en prend au corps de Jésus. Maintenant que les juifs ont été assassinés, il faut faire attention à leurs esprits ». Les femmes, paysannes ou prostituées, l’écoutent. Les hommes la chassent et la brutalisent. Elle mourra du typhus, haïe des uns et vénérée des autres.

     

    « Des visions se sont nichées en moi »

     

    On voit d’où vient ce personnage. Il s’inscrit dans la tradition slave des êtres simples qui, illuminés, se voient revêtus d’une dimension christique. Tout le livre se déploie dans l’espace de cette contradiction entre simplicité et mysticisme. Tout est à la fois concret, quotidien, et baigne dans une atmosphère tenant à la fois du conte merveilleux et du récit biblique. Pas un soldat ni un occupant dans cette étrange campagne. Où sommes-nous ? Dans l’Histoire et hors de l’Histoire. Dans la réalité et dans le rêve, l’écriture, alternativement de ruptures et de glissements, effaçant toute solution de continuité entre l’une et l’autre. « Un épais silence recouvrait de nouveau la cour et la maison. Irena se souvint de son cauchemar matinal », dit le narrateur. Ou encore : « Les lueurs bleutées du soir flottaient sur les cimes, faisant surgir en elle d’autres années qui s’étaient effritées… » À chaque fois, le silence ou le soir réels sont de plain-pied avec le cauchemar ou le passé revenu. « Des visions se sont nichées en moi avec leur flot de couleurs et elles ne me laissent pas en paix », explique Irena. Et, à propos des juifs assassinés : « Il faut les laisser s’installer aux fenêtres, marcher dans leurs cours ou leurs maisons abandonnées ».

     

    Car on est aussi, naturellement, en même temps parmi les vivants et au milieu des morts. « Leurs visages ne me quittent plus », dit l’héroïne en parlant de ses voisins. Et monsieur Katz, rencontré un jour dans la campagne, déclare ; « Nous ne pouvons pas mourir (…). Parce que l’on ne nous a pas donné la mort comme il faut ».

     

    À côté du monde réel, Aharon Appelfeld en édifie un autre. Ici, c’est le monde d’Irena. Dans son esprit, la Bucovine prend des allures de Terre sainte, et le Pruth, où elle se baigne, devient un autre Jourdain. « Je ressens un grand soulagement, comme si je venais d’être baptisée par Jean le Baptiste », dit-elle. Cet autre monde tout baigné de lumière et d’eau est comme le décryptage du monde réel et sa vérité plus profonde. C’est aussi de la littérature que nous parle Aharon Appelfeld. Et il lui confie une mission qui l’élève au plus haut d’elle-même, voire au-delà.

     

    P. A.

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  •  photo Pierre Ahnne

     

    Ma pièce Dis-moi qui tu hantes a été jouée six fois au cours du mois de mars dernier au Théâtre de l’Île-Saint-Louis, à Paris. Elle était interprétée par Markus Fisher, Jeanne Gavalda et Marion Hérold. Elle sera reprise deux fois à Strasbourg au mois de mai.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Ceux d’entre vous qui n’ont pas pu assister à l’une des représentations et ne pensent pas se trouver le mois prochain dans la métropole alsacienne pourront se faire une idée du spectacle d’après les quelques photos et la courte vidéo que voici.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Aux autres, elles rappelleront des souvenirs…

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

     

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  • photo Pierre AhnneElle est l’auteure de La Nymphe au cœur fidèle (1), succès mondial qui figurait encore dans les bibliothèques des jeunes filles nées avant 1950, surtout issues de familles anglophiles et protestantes. Garçon et né trop tard, je me souviens de l’avoir vu sur les étagères de mes sœurs. Margaret Kennedy, née à Londres, élevée en Cornouailles et diplômée d’Oxford, publia aussi une quinzaine d’autres romans, dont, en 1950, ce Festin, paru l’année suivante en français chez Albin Michel, réédité aujourd’hui par Quai Voltaire, dans la même traduction mais, dit l’éditeur, « entièrement revisitée ».

     

    Péchés capitaux

     

    Ça commence comme une de ces histoires de presbytère dont la littérature féminine britannique, de Jane Austen à Barbara Pym, s’est toujours montrée friande. Mais on comprend vite que la conversation entre deux ecclésiastiques en vacances qui ouvre le livre ne sera qu’une ébauche de récit-cadre, et que les débats entre courants divergents au sein de l’Église anglicane s’estomperont sans tarder. Non que le religieux soit totalement absent de la suite. L’avant-propos nous indique dans quelles circonstances la première idée du roman fut suggérée à son auteure, au cours d’une discussion entre amis parmi lesquels chacun projetait d’écrire une nouvelle sur l’un des sept péchés capitaux, en vue d’un recueil collectif. Margaret Kennedy reprend seule, à sa manière, le projet. La conversation initiale entre les deux prêtres met en place une situation qui, déjà, frôle le biblique : un mois plus tôt, dans cet aimable coin de Cornouailles, une falaise s’est effondrée, ensevelissant un hôtel et les vacanciers qui y résidaient. Certains, cependant, ont échappé à la catastrophe, dont l’un des deux ecclésiastiques se propose de relater à l’autre, venu le visiter, les détails. Retour en arrière, donc, quelques jours avant l’événement. Nous découvrons les pensionnaires, leurs histoires individuelles, les liens et les inimitiés qui naissent entre eux. On sent « le diable circul[er] » et, l’omniscience accordée au lecteur prêtant un caractère tragique à l’agitation quotidienne, on attend la chute annoncée.

     

    Elle surviendra pendant le Festin (The Feast) du titre : un pique-nique avec chansons et jeux, organisé par un groupe d’enfants à une distance de l’hôtel qui se révélera salutaire. Seront sauvés avec eux ceux des adultes qui les auront suivis et auront accepté de se prêter à leurs jeux. Les sept autres, restés dans leurs chambres, représentaient sans doute ces péchés dont, n’ayant pas reçu d’éducation anglicane ou catholique (voir plus haut), j’ai toujours du mal à me rappeler la liste.

     

    Sous la garde des enfants

     

    Ce qui est sûr, c’est que les défunts n’étaient pas sympathiques. Et il y a bien une dimension morale, plutôt que religieuse, dans le récit de l’auteure britannique. Mais fortement marquée par la préoccupation sociale qui imprègne souvent aussi les fictions venues d’outre-Manche. Le mal, ici, s’incarne d’abord dans les préjugés et le mépris des classes dominantes, tels qu’ils s’expriment au cours d’une discussion d’anthologie entre les futurs morts. « Il est bien normal aujourd’hui que les gens de notre classe défendent leurs intérêts », dit l’une. Et un autre de renchérir : « Je vais vous dire, moi, ce qu’il a, [ce pays] (…) : il est pourri, détruit par cet ignoble cri d’égalité ». Nous sommes dans l’Angleterre de l’immédiat après-guerre, gouvernée par les travaillistes. Et la pension de famille du Festin, où aristocrates, bourgeois aisés et chanoines en vacances côtoient des domestiques issus des classes populaires, pourrait bien être une allégorie de la Grande-Bretagne.

     

    Rien de schématique ou d’abstrait dans tout ça, cependant. Margaret Kennedy déploie devant nous une formidable galerie de personnages, tous fortement et finement individualisés : une vieille fille acariâtre, une femme qui n’aime pas ses filles, un prêtre qui martyrise la sienne, un lord humaniste, une jeune et solaire femme de chambre… Des enfants, naturellement. Eux non plus ne manquent jamais dans le roman anglais. Surgissant parfois en « une frise [qui] se découpe un instant contre le ciel », ils sont, avec leurs rituels, leurs jeux, leur propension au désordre et au rêve, les bons diables ou les bons anges de cette microsociété où ils incarnent, comme le suggère un des héros adultes, « un mouvement de résistance clandestin ».

     

    Avec ou sans avenir

     

    Tout ce monde se débat et se croise en un ballet de plus en plus captivant à mesure que, suivant le dispositif redoutablement efficace conçu par la véritable auteure, « les aiguilles du temps continu[ent] de tourner, se rapprochant toujours plus du Festin ». L’humour et l’ironie, ne serait-ce que celle du titre, n’en prennent que plus de saveur ; de même que, parfois, les touches de lyrisme — quand « le faible clapotis de l’eau », « plus pâle que le ciel, sauf à l’horizon où un crayon bleu foncé [trace] une large courbe », contraste discrètement avec la frénésie humaine comme avec la violence du dénouement qui approche.

     

    Lorsqu’il arrive, il fait clairement le tri, non pas tant entre les bons et les méchants qu’entre ceux qui sont restés terrés à l’hôtel comme en eux-mêmes, prisonniers de leur propre impossibilité de changer, et ceux qui, au contraire, savent « se tourn[er] vers l’avenir ». À la fin du roman, Nancibel, la jeune femme de chambre qui est peut-être la véritable héroïne, a compris « que la vie et les êtres sont très importants, que chacun est seul et que personne ne comprend vraiment personne ». Voilà la morale, sans moralisme ni illusion, de Margaret Kennedy.

     

    P. A.

     

     

    (1) The Constant Nymph. Plon, 1927 pour la traduction française. Réédité au Mercure de France en 2006, sous le titre, on se demande pourquoi, de Tessa.

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