• C'est l'année des nouveautés : ce blog, les habitués le savent, se consacre surtout au roman, à la nouvelle et aux textes qui s'en emparent pour mieux leur échapper. Mais pour le premier entretien destiné uniquement à sa nouvelle formule, il accueille quelqu'un qu'on pourrait semble-t-il considérer à bon droit comme poète.

    Cependant, à y regarder de plus près… Jean-Claude Walter, né en 1940, a bien publié de nombreux ouvrages se réclamant explicitement de la « poésie », du Sismographe appliqué (Flammarion, 1966) à Dialogues d'ombre (Rougerie, 1996). Toutefois il est aussi l'auteur d'un « roman » (L’Évêque musclé, Flammarion, 1968), d’un beau récit d’enfance (Les Étincelles noires. Une enfance alsacienne, Gérard Louis, 2002) et de divers essais, dont Léon-Paul Fargue ou l’homme en proie à la ville (Gallimard, 1973) et Le Rhin, un voyage littéraire (éditions Place Stanislas, 2011), dont j’ai déjà parlé (voir ici ). Surtout, les livres qu’il publie depuis quelque temps (Chemins de ronde, Arfuyen, 2004, Carnets du jour et de la nuit, Arfuyen, 2011…), sous-titrés « prose », échappent aux catégories et paraissent se jouer des genres.

    Raison suffisante, outre l’humour, l’attention exacerbée aux mots, le goût d’un quotidien traversé par le rêve, pour que j’aie souhaité poser à cet homme les premières questions de l’année 2015.

     

    Entretien avec Jean-Claude Walter

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     Tout gamin, je lisais avec passion les volumes de la Bibliothèque verte, puis de la Petite Collection Nelson. Pendant la semaine, mon père, qui était représentant de commerce, était absent, et, pour pallier cette absence, je lisais. Ce qui m’intéressait, c’était l’aventure, m’évader par l’aventure, et je me racontais des histoires pareilles à celles de mes lectures : je voulais faire comme Jack London.

    Puis, à l’école primaire, j’ai eu un instituteur, monsieur Schaetzel, qui a beaucoup compté. Cela se passait à la campagne : ma famille avait quitté Strasbourg parce qu’on craignait, en 1943, que la ville soit bombardée. Un voisin cherchait quelqu’un de confiance pour garder la maison qu’il avait à Thannenkirch, dans le Haut-Rhin. Mes parents, ma sœur et moi sommes donc allés nous y installer. Là, je fréquentais l’école primaire avec les enfants du village, et l’instituteur dont je vous parle nous emmenait sur le terrain assister au travail des bûcherons ou à celui des paysans. Ensuite il fallait faire une rédaction. J’ai ainsi écrit «Vie et mort du sapin », « Libre cueillette des myrtilles », « La Mort du cochon », et autres récits du même genre. Ces rédactions étaient toujours lues en classe et citées en exemple.

    Plus tard nous avons regagné Strasbourg, mais nous revenions régulièrement en vacances à Thannenkirch. Et un jour ce même instituteur, me voyant toujours en train de lire, m’a dit : « Tu devrais écrire ». Mais écrire quoi ? Il m’a conseillé de m’inspirer de mes souvenirs de la vie au village. Je m’y suis mis. Toutes les semaines, je rendais mes textes à monsieur Schaetzel. Comme il était en contact avec la rédaction du Nouveau Rhin français, à Colmar, il les a fait paraître en feuilleton dans « Rythmes », le supplément hebdomadaire de ce journal, sous le titre de Bois de sapin. J’avais alors 13 ans. Ç’a été cela, le vrai départ : j’avais découvert qu’on pouvait écrire en partant du réel, de ce qu’on vivait.

    Ensuite, à 17 ans, j’ai publié des poèmes dans la revue des Cahiers des Saisons, que Jacques Brenner faisait paraître chez Julliard. Vers la même époque, nous avions décidé avec des camarades de lycée de créer un magazine littéraire. L’un de ces camarades était le fils de Maxime Alexandre, que j’ai rencontré à cette occasion (Maxime Alexandre est un poète surréaliste alsacien, ami d’Aragon et de Breton, ndlr). C’est lui qui m’a fait découvrir la poésie moderne. C’est lui aussi qui a trouvé le titre de notre revue littéraire, Le Crénom de pipe : ce sont, paraît-il, les seuls mots que Baudelaire articulait après son attaque.

    La dernière étape, c’était toujours au lycée, à Strasbourg. J’avais comme professeur Guy Demerson, le spécialiste de Rabelais, l’éditeur des Œuvres complètes au Seuil. Je lui ai apporté un jour une liasse de poèmes. Après les avoir lus, il m’a dit : « À vous d’en faire un livre ». Ce fut Le Sismographe appliqué (premier recueil de poèmes publiés par J.-C. Walter, chez Flammarion, en 1966, ndlr).

     

     Comment écrivez-vous ?

     De gauche à droite. Et à la main. Sur des feuilles volantes que j’essaie d’oublier. Quand elles ont bien refroidi, je les tape sur ordinateur et je retravaille à partir de là. Je relis et corrige. Tape et retranche. Ajuste et polis. Enregistre... Tant il est vrai que pour moi tout passe par le mot écrit. Le mot est le sismographe.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     Oui, un travail qui n’en finit jamais. Un labeur, avec sa dimension physique, surtout quand on écrit à la main. Puis il faut se relire. Autrefois, je faisais beaucoup confiance au premier jet, mais par la suite j’ai appris à me corriger. Après quoi il arrive que j’en revienne au premier jet, dont je me rends compte qu’il est meilleur.

    Donc oui, c’est un gros travail. Mais on ne peut pas s’en empêcher parce qu’en même temps c’est un grand plaisir. Il y a la sensualité des mots. Et puis il faut essayer de « trouver le dernier mot de nous-même », comme dit Léon-Paul Fargue, même si en réalité on ne le trouve jamais : le dernier mot de soi-même figurera sur une croix ou une stèle dans une parcelle ensoleillée d'un bon cimetière alsacien.

     

      Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Je me sens surtout proche des écrivains d’instinct. Mais tous les écrivains que j’ai lus ont joué leur rôle, depuis Hector Malot ou, encore une fois, Jack London, jusqu’à Simenon, que je relis encore régulièrement aujourd’hui. À 16 ans, la découverte de Baudelaire a été un grand choc. Ensuite j’ai lu les grands textes allemands : Heine, Kafka, Rilke, surtout celui des Cahiers de Malte Laurids Brigge. Et puis il y a eu les romanciers américains. Quand j’étais lycéen, il existait à Strasbourg un Centre culturel américain qui était un lieu d’autant plus agréable que les réceptionnistes qui nous y accueillaient étaient fort séduisantes. Grâce à ce centre, mes camarades et moi avons découvert le jazz, Steinbeck, Hemingway, Fitzgerald, et surtout le grand, le seul, l’unique Faulkner, que je n’en finis pas de relire.

    Plus tard, il y a eu d’autres découvertes : les poètes surréalistes, Bonnefoy, Musil, et bien sûr Fargue. Ou, plus récemment, Franck Venaille. Mais je ne puis les citer tous…

     

     Vous avez toujours vécu en Alsace et avez été très actif sur la « scène culturelle » de cette région. Vous considérez-vous comme un poète ou un écrivain « alsacien » ?

     Je ne me considère ni comme un romancier ni comme un poète, mais comme un écrivain. Comme tel, oui, j’ai été actif, notamment à l’Académie des marches de l’Est (aujourd’hui Académie rhénane, ndlr) en particulier. J’ai aussi fondé avec Gérard Pfister, le créateur des éditions Arfuyen, l’Association Capitale européenne des Littératures, qui décerne différents prix, dont un Prix européen et un Prix du patrimoine alsacien. J’ai également été longtemps chroniqueur littéraire au Nouvel Alsacien, dans Saisons d’Alsace et Les Dernières Nouvelles d’Alsace, et animateur, pendant trois ans, d’une émission sur FR3, La Boîte à ouvrages.

    Mais, tout en me consacrant sérieusement à toutes ces activités, je ne m’y suis jamais pris au sérieux. Je revendique bien sûr mon identité alsacienne. Quand il s’agissait de décerner un prix, j’ai parfois privilégié les écrivains d’Alsace – poètes, romanciers, nouvellistes, lorsque leurs ouvrages étaient de qualité. Simplement, j’ai toujours vécu ici, et la beauté de cette région, la forêt, le Rhin m’inspirent en effet. La nature, l’amour, la liberté, la littérature, voilà mes fascinations et mes mots-clés (belle expression, soit dit en passant).

     

     Vous êtes l’auteur d’un seul texte sous-titré « roman » (L’Évêque musclé, Flammarion, 1968), et il remonte à quelques années… N’avez-vous jamais eu envie de revenir à ce genre littéraire ?

     Si. Mais ayant sous les yeux l’exemple de mes « grands » amis Proust, Conrad ou Faulkner, je suis devenu modeste…

     

     Depuis quelque temps, vos livres se rangent dans une catégorie que vous appelez « prose ». Que faut-il entendre par là ?

     Il s’agit de proses au sens des Petits Poèmes en prose de Baudelaire : on ne s’occupe plus du genre, on peut tout fourrer là-dedans, souvenirs, portraits, fantasmes… Par exemple la tendresse et l’allant de ma sœur, la découverte d’un nouveau livre, ou les caprices de notre chien. Certains ressemblent même à de (très) courts romans…

     

     « Je ne parle qu’à celui qu’en moi j’écoute », écrivez-vous dans L’Amour parole (Rougerie, 1986) : l’écriture, par-delà les genres, est-elle pour vous un acheminement vers soi-même ?

     Un cheminement, c’est sûr, toute l’entreprise de l’écrivain s’y rapporte et s’y attache. Mais « Soi-même » est d’abord un point de départ… Il y a une voix en nous qui se manifeste plus ou moins régulièrement. Écrire, c’est répondre à cette voix avec nos mots à nous. Écrire, c’est conjuguer les mots à tous les temps de la vie : je n’ai jamais dissocié écriture et parole. Il s’agit de dire quelque chose à quelqu’un. Léautaud note, je le cite de mémoire : « On devrait écrire des livres comme on écrit une lettre ».

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     Sur de petits poèmes en prose, bien sûr… Mais je ne veux pas trop en dire car, pour citer le poète Maxime Alexandre : « La vie n’a pas d’intérêt si on n’est pas superstitieux ». Je ne veux donc pas trop parler de ce que je suis en train de faire. Disons quand même que je travaille avec des plasticiens. D’abord, le graveur Erwin Heyn a confié à trois auteurs, dont moi, vingt-cinq collages qu’il a réalisés, avec mission d’écrire chacun vingt-cinq textes, un par collage. Ensuite, je travaille à une monographie illustrée consacrée au sculpteur Jean Claus. Elle est même pratiquement terminée, il ne reste plus qu’à choisir les illustrations. L’ouvrage devrait paraître chez François-Marie Deyrolle. Et puis il y aura, aux éditions Arfuyen, un nouveau livre de proses : Dans l’œil du dragon, dont le titre m’a été suggéré par les gargouilles de la cathédrale de Strasbourg…

     

    Entretien avec Jean-Claude Walter

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  • Concours de nouvellesSouffle Court, maison d'édition consacrée à des textes brefs et de qualité, organise un concours de nouvelles autour du thème de la "Renaissance". Ce concours est ouvert du 28 février au 31 juillet 2015.

     

    Pour lire l'annonce de l'éditeur, cliquez ici.

     

    Pour lire le règlement du concours, cliquez ici.

     

    Pour voir les photos dont devront s'inspirer les nouvelles, cliquez sur les liens suivants :

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  • photo Marion HéroldJe n’ai jamais été amateur de luxuriance ni de tropiques. Les littératures sud-américaine et caraïbe, tant vantées dans les années 1970 et ensuite, m’ont toujours inspiré une certaine méfiance : exubérantes, disait-on, foisonnantes, baroques… tout ce que je n’aime pas. Le vitalisme et ses moiteurs me laissent de marbre.

    C’est donc avec réticence que j’ai ouvert L’Insatiable Homme-araignée. De la vie, il y en a, dans ces dix-neuf nouvelles. Mais en fait de luxuriance, ce serait plutôt Tristes tropiques. Le monde de Pedro Juan Gutiérrez est placé sous le signe de la décomposition et du grouillement. Le café "a un goût de cafard". Le narrateur (un écrivain en ménage qui est aussi le héros de tous les récits) aime "les bars crades" que fréquentent "des vieux crasseux, des mendiants qui tendent la main, des invalides, des aveugles et des sourds-muets qui vendent des babioles, de vieilles folles, de vieux ivrognes. Bref, un ramassis de gens sales". Le centre de La Havane est "une grande caverne humide et crasseuse", "un chaudron infernal d'huile bouillante" où règnent la chaleur, l'humidité et la misère. Dans le bus, "trop de gens en train de pousser, des pickpockets, un peloteur collant sa pine contre les femmes les plus fessues". Au supermarché où la rumeur annonce une vente d'os de bœuf, c'est "la bataille rangée autour des ossements" ; le héros "entre dans la danse" sans négliger de se frotter au passage "contre des culs et des tétons, histoire de ne pas perdre la main". Aucun discours politique à proprement parler : la société cubaine, ses hiérarchies subtiles de couleurs de peau, ses pénuries, son obsession du départ vers des cieux censément meilleurs, est donnée comme un état de fait. Et l'existence, comme une totalité qui associe violence, mort et désir. De ce dernier point de vue on est servi et Pedro Juan Gutiérrez ne dément pas la réputation attachée à son île natale. Avec ses cinquante ans, le narrateur a bon pied, bon œil, sans parler du reste. À le voir, les femmes déclarent sans ambages : "Me regarde pas comme ça, ti'père. Je suis déjà toute mouillée jusqu'aux cuisses". Lui-même avoue : "Le sexe me torture. Je dévore des yeux une infinité de femmes : celles avec un beau cul ou avec les tétons dressés, le nombril à l'air, en petits tops ou en lycras qui leur font ressortir la toison et les grosses lèvres". Et il ne les dévore pas des yeux uniquement.

    On l'aura compris, le monde de Gutiérrez est en proie au chaos. Et si la peinture qu'il en fait a forcé toutes mes préventions contre l'exubérance des littératures tropicales, c'est en raison de la curieuse rigueur avec laquelle ces récits font du chaos le principe paradoxal de leur construction. Impossible en effet de deviner de quoi sera faite une nouvelle ou ce qui pourrait succéder à tel ou tel épisode repérable. Exemples… Vide et perplexité : le narrateur va à l'hôpital pour un prélèvement en vue d'un spermogramme ; il accompagne sa femme au supermarché afin d'acheter des os ; au cours d'une conversation, il déclare à ladite femme qu'il trouve sa belle-sœur "bandante" ; puis il écoute une émission sur une station de Miami ; moralité : "La perplexité et la confusion gagnent du terrain". Calme, paix, sérénité : le narrateur écoute Le Messie de Haendel ; il se souvient d'une soirée où un employé à la morgue gay faisait très bien les cocktails ; une vieille amie, Iris, l'appelle et lui lit un poème au téléphone ; une autre amie, Haymé, l'invite à lui rendre visite chez sa mère ; il y va, renonce à "lui suçoter les tétons", se promène, envisage d'entrer dans un cinéma mais "il n'y a pas d'électricité" ; conclusion : "Je suis parti. Je ne sais où. Je suis parti". Et ainsi de suite. La jubilation très particulière qu'on éprouve à lire ces textes n'est pas due seulement à l'humour omniprésent, elle tient surtout au caractère apparemment aléatoire de la narration. Qu'est-ce qui pourrait bien venir ensuite ? Telle est la question qu'on se pose sans cesse, et la lecture devient une sorte de jeu dans lequel il s'agit de repérer les situations ou les motifs qui, en réapparaissant ici ou là, semblent suggérer derrière cette confusion voulue un ordre cependant hors d'atteinte. Ainsi aussi des brèves échappées au cours desquelles le narrateur tombe dans la contemplation de "la mer bleu-noir-gris acier" et du "chemin argenté et brillant de la lune", de La Havane "tout illuminée" ou d'un vol de canards aux "belles couleurs scintillant dans la lumière dorée du crépuscule".

    Ce qu'en tout cas affirme avec insistance la prose frénétique de Gutiérrez, toute en phrases rapides et heurtées, c'est le refus acharné de toute forme de narration conventionnelle. Pourtant les "vraies" histoires sont partout, comme le titre, ironiquement, le suggère : bandes dessinées (L'Incroyable Homme-araignée), feuilletons radiophoniques ("Elle s'approcha amoureusement d'Eduardo, déposa un léger baiser sur sa joue que la forte fièvre dont il souffrait rendait brûlante…") ; mais aussi récits de la mère du narrateur, "un vrai radar à catastrophes" qui lui parle "de cousins et d'oncles dont la vie est ruinée par l'alcool", ou bavardage des voisins et des compagnons de rencontre, toujours prêts à évoquer leur travail à la morgue, les typhons auxquels ils ont survécu, leurs souvenirs du temps où ils travaillaient pour les services secrets. "On peut tous écrire un roman", affirme le narrateur. "Nous, les Cubains, on est romanesques de naissance".

    Le roman menace donc perpétuellement. Tapi dans les marges des récits de Pedro Juan Gutiérrez, il peut surgir à tout moment, et ces récits, dirait-on, s'arc-boutent contre cette possibilité permanente du romanesque, s'écrivant dans le refus même qu'ils lui opposent. Des bribes d'histoires possibles surgissent à tout moment, le narrateur s'en empare, les digère et poursuit son chemin zigzagant : L'Insatiable Homme-araignée, c'est lui.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 15 février 2015 sur le site du Salon littéraire.

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  • Mon roman J’ai des blancs,

    publié par Les Impressions nouvelles,

    sera en librairie le 5 mars 2015.

     

    Pour lire la quatrième de couverture,

    cliquez ici.

     

    Pour lire un extrait, cliquez ici.

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  • http-_assets.catawiki.nlOn ne se lasse pas des histoires de famille. Sagas, mères, fratries, incestes, pères absents, d’où vient l’intérêt qu’on prend toujours à lire les déboires des autres dans la broyeuse familiale ? Du fait qu’on est passé soi-même par cette broyeuse, évidemment. Mais aussi de la facilité avec laquelle, toujours prêt à s’imaginer une autre famille que la sienne, meilleure ou pire, on se met de ce point de vue-là à la place d’autrui. Sans la persistance de ce fantasme enfantin, comment expliquer le flux jamais interrompu d’agonies maternelles, de lettres au père et de règlements de comptes entre cousins qui baigne l’étal des libraires ?

    Le plaisir, vaguement honteux, du roman familial, on l’éprouve à lire l’ouvrage de Gilles Leroy, justement sous-titré « roman » quoique son narrateur s’appelle Gilles et Leroy. On l’éprouve même doublement : d’abord l’auteur de Maman est morte (Mercure de France, 1994) y raconte une fois de plus l’histoire de ses parents, sous la forme, ici, d’un récit dont sa mère enceinte de lui serait l’héroïne ; ensuite lui-même, une fois né, mais aussi tous les autres personnages de son livre sont toujours prêts, « le temps d’un roman express », à fantasmer d’autres destins. La future mère de Gilles, ayant fait la connaissance d’un beau photographe, se demande « ce qui se serait passé si elle l’avait rencontré avant, quand elle était libre, quand son ventre était vide ». Et Gilles, inversant le schéma habituel, imagine la vie qu’auraient pu avoir ses parents s’il n’était pas né : « Quels enfants auraient-ils eus, ensemble ou séparément ? » Cette interrogation sur ce qui aurait pu être et sur le peu de chose à quoi tient ce qui a été, constamment présente à l’arrière-plan du Monde selon Billy Boy, lui confère sans doute une profondeur discrète.

    C’est que le narrateur a bien failli ne pas naître. L’histoire qu’il nous raconte est celle d’une grossesse au temps des faiseuses d’anges, ces « fées chtoniennes en tabliers noirs et jupons pisseux » « qui opéraient dans les arrière-cours sur des toiles cirées crasseuses ». Pas de pilule ni d’IVG en cette fin des années 50. On est trois ans avant qu’un putsch de généraux ne tente de « renverser cet autre général qui dirig[e] le pays depuis peu » ; le souvenir de la guerre et du marché noir est encore tout frais. Il y a « des machines Olivetti flambant neuves au clavier extra-souple », les voitures sont françaises et portent « un nom de château ». La mère aime le tango et les films soviétiques, le père, qui préfère le rock et rêve d’Amérique, tire un peigne de sa poche pour « plaquer en arrière la longue frange blonde qui lui retombe inévitablement sur le nez ». Tous cela léger, précis, sauvé de la complaisance par l’allant du style et la netteté des sensations. Les odeurs en particulier sont à l’honneur, comme il se doit depuis Proust dans le récit d’enfance, celle-ci serait-elle intra-utérine : « fumée des cigarettes et des havanes », « cire encaustique à la térébenthine » ou « linoléums récurés au crésyl », « encre bleue des stylos plume et encre sèche des rubans ».

    On pourrait s’émouvoir, quand, comme moi, on se souvient aussi des Versailles, des Chambord, des films pas tous en couleur et des juke-box. Mais une certaine cruauté, la présence jamais très lointaine de la violence et de la mort préservent de l’attendrissement rétro ce récit que caractérise peut-être avant tout un certain art de l’équilibre. Au pied de l’immeuble, le carrefour est « célèbre… pour son record d’accidents » où l’on meurt « dans les flammes, prisonni[er] d’un amas de tôles encastrées ». À la nourrice qui garde Myriam, la petite sœur anormale de la mère encore jeune, une voisine demande : « Elle va comment, votre plante verte ? » et s’entend répondre : « Une vraie potiche (…). Je peux la passer d’une pièce à une autre, je la pose dans un coin… » Le Monde selon Billy Boy pourrait être bien inquiétant, peuplé comme il l’est de doubles : Éliane a une sœur dont le cerveau s’est arrêté ; elle a épousé le père mais l’ombre d’un lieutenant aux « yeux dorés » rôde toujours ; une méchante tante prend de plus en plus de place dans le récit, au point de disputer le rôle d’héroïne à la bonne mère.

    On reste malgré tout dans l’empathie, et ces souvenirs d’avant l’enfance gardent un côté bon enfant. Mais on perçoit une hésitation, un tremblement, on voit qu’il s’en faudrait de peu pour que ce qui est soit tout autre. C’est sans doute ce léger et permanent vertige qui fait le charme en demi-tons de la ballade de Billy Boy 1.

     

    P. A.

     

    1 Pour écouter cette ballade, dont la première strophe figure en exergue du roman de Gilles Leroy, cliquer, par exemple, ici.

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