• La Fourmi assassine, Patrice Pluyette (Seuil, Fiction & Cie)

    aberlentomo.frRien qu’à lire les noms propres on comprend tout de suite où on est : Odile Chassevent, Francis Lecamier, Legousse et l’inspecteur Rivière… Pas de doute, on s’est lancé dans un de ces romans qui feignent de raconter une histoire à l’ancienne tout en suggérant que ce n’est pas de cela qu’il s’agit et que l’intérêt est ailleurs. Un genre très bien porté dans les années 90, et une spécialité reconnue des « auteurs Minuit ».

     

    Patrice Pluyette ne publie pas chez Minuit mais nous parle quand même d’Odile Chassevent qui disparaît, comme son nom l’y appelait, en allant dîner chez son amie Gisèle Prunier (sans commentaire). Gisèle aussi va vite disparaître, du récit, ainsi que l’inspecteur Rivière, chargé de l’enquête et dont on croit un temps qu’il sera le véritable héros. Entre-temps le compagnon d’Odile, Lecamier, s’est dénoncé, mais il mentait, on ne sait pas pourquoi. La seule raison qu’il donne est qu’ « il préférait se dire qu’il l’avait tuée lui-même, de cette façon au moins il se ferait une idée du déroulement des événements. La fiction ça peut aider à vivre ».

     

    Il y a de la mise en abyme dans l’air, comme on voit. En fait c’est un roman sur le roman – chouette idée. Lecamier est donc un peu romancier, au point de « reformul[er] » occasionnellement « sa phrase sans le point virgule qui la rendait trop longue ». Mais Legousse l’est aussi, qui, « un jour, pour voir ce que ça faisait d’être un autre, (…) suivra quelqu’un dans la rue et se prendra pour lui ». Ce Legousse est par ailleurs un drôle de gus. De l’élevage des porcs, son activité d’origine, il est passé à celui de poupées qui pour ne pas être gonflables sont destinées au même usage croit-on comprendre, mais que lui-même considère plutôt comme une sorte de petite famille : « C’est en partie pour Henriette qui n’aimait pas les porcs que Legousse laissa crever ses bêtes. Comme Anne ne disait rien, ni contente ni pas contente, (…) on rangea son avis du côté d’Henriette ». Pour Legousse les poupées sont plus vivantes que les animaux et les humains, qu’il fuit, et peut-être une réflexion s’esquisse-t-elle ici sur les rapports entre le vivant et l’objet dans un monde où la réification domine – idée intéressante. Ou sans doute faut-il plutôt voir là une autre métaphore du travail de l’écrivain, lequel, on le sait depuis Balzac, donne vie à de petites poupées. Quoi qu’il en soit, l’ex-éleveur, qui finalement a enlevé Odile pendant son jogging, découvre grâce à elle la différence entre femme et objet manufacturé, ou entre réalité et fantasme, mais la tue. Il la découpe au-dessus de l’évier, un emprunt parmi d’autres au cinéma d’horreur – idée récurrente.

     

    Enfin quand on dit « tue », « découpe »… Peut-être ! Car rien n’arrive pour de vrai à coup sûr, disparition en allant chez Gisèle ou enlèvement en cours de footing par Legousse, ou pas enlèvement tout à fait, rien n’est certain, il y a plusieurs versions comme dans les romans du temps du Nouveau Roman – idée nouvelle.

     

    D’ailleurs Pluyette ou son narrateur se demande visiblement à chaque page comment raconter d’une manière visiblement décalée, entièrement originale et totalement inattendue, de façon à contraindre le lecteur, idée astucieuse, à se concentrer sur le texte plus que sur l’histoire. Ça donne la plupart du temps de longues phrases contournées avec incises, parenthèses et ratiocinations au second degré (par exemple la phrase avec ou sans point virgule de Lecamier, cf plus haut). Et on ne les rate pas, ces phrases, on les remarque, pour ça notre auteur ou narrateur n’a pas à s’en faire. Il se donne tant de mal pour qu’on saisisse bien que l’important n’est pas l’histoire d’Odile mais le roman en tant que tel, avec ses jeux de miroirs et ses possibles narratifs, comme on disait au bon vieux temps ! Ses efforts ne nous échappent pas, ils crèvent les yeux, comment ne pas lui rendre hommage ? La fourmi du titre c’est certainement lui (car sinon, vraiment, on ne voit pas). Un animal sérieux, la fourmi, opiniâtre, qui, même quand il fait de l’humour, en fait avec constance et régularité. Un animal travailleur. Laborieux.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :