• La Brûlure suivi de Marie-Salope, Gisèle Bienne (Actes Sud)

    photo Pierre AhnneL’idée avait de quoi séduire. En 1976 paraît aux éditions Des Femmes Marie-Salope ou la Jeune Fille et la vie — beau titre. En 2015, Actes Sud publie La Brûlure suivi de Marie-Salope, tout court — dommage. La quatrième de couverture explique : "L'auteur revient, dans La Brûlure, sur la réaction de sa famille à la publication de [son] ouvrage de jeunesse". Les années 1970, la haine de la famille, les jeux et les plaisirs du redoublement, tout cela était riche de promesses.

     

    Et d'abord, en fait de jeu, dans quel ordre lire les deux textes ? Je suis un garçon organisé et rationnel, qui a l'esprit de contradiction. J'ai donc lu chronologiquement et au rebours de ce qui m'était suggéré. J'ai commencé par Marie-Salope, attiré peut-être aussi, obscurément et honteusement, je ne vous cache rien, par le titre et ce qu'il pouvait annoncer à une époque où la libération sexuelle était dans l'air. Mais j'ai été, au choix, vite rassuré ou déçu : "On l'appelle Marie-Salope pour rire, naturellement, mais aussi parce qu'elle se salit facilement, parce que leur propreté ne la fascine pas. Elle ne respecte pas leur propreté…" Rien de plus.

     

    Eux, c'est la famille. On est à la campagne, elle a quinze ou seize ans, c'est l'été, les vacances, ce qui permet de jolies peintures d'atmosphères : "L'après-midi, il arrive que les femmes aient un peu de répit. La mère et la fille aînée tricotent en bavardant. Cliquetis des aiguilles, tic-tac de l'horloge". L'héroïne ou la narratrice encore bien jeune se souvient déjà de son enfance, "des noisettes et des mûres qu'ils cueillaient, de leur cabane, de la rosée et des averses, du soleil à travers les noisetiers de la haie". Mais tout change, "Marie, ton enfance s'éloigne. Tu n'avais pas de sexe mais un corps vif et heureux. Tu aimais le jeu pour le jeu. À présent, tu as l'air d'une jeune fille (…). Ton ventre se rappelle à toi chaque mois". Premières amours, révolte, tentation du suicide, et, bien sûr, premières tentatives littéraires ("Son cœur chante le poème de ses nuits" ; "Déjà, elle entrevoit le dessin d'une plume courant sur le papier").

     

    Tout cela a le charme de l'époque, une époque elle-même adolescente, peut-être. C'est manichéen, surcommenté, hésitant entre poésie à la Maxime Le Forestier et crises d'avant-garde avec phrases nominales ("Casserole. Moteur. Étaux. Pas de souffle, crépitement. Pas de bruit, fracas. Été qui n'existe pas. Vacances qui n'existent pas. Avenir qui n'existe pas. Police". "Ils ne savent pas pour quoi ils vivent. Ils nous apprennent à ne pas savoir pour quoi nous vivons" dit de ses parents l'héroïne, un brin sentencieuse.

     

    On ne sait pas très bien, justement, ce que ses père et mère reprochent à Marie-Salope. "Insolente. Déroutante. N'écoutant personne", certes, mais on a vu pire malgré tout. Et cependant ce ne sont que beignes, cheveux coupés d'autorité et autres scènes, sans que le récit nous en fasse bien apercevoir la raison. C'est normal, se dit-on, plein d'indulgence, et songeant à ses propres souvenirs. Ce texte se résume tout entier en une indignation bien de son âge : qu'est-ce que j'ai fait ?

     

    Avec La Brûlure, changement de décor. En effet, la maison d'enfance n'est plus là. Elle a brûlé. C'est cet événement qui permet le retour de l'ex-Marie-Salope bien des années après sur les lieux de sa jeunesse. L'indignation familiale, symétrique de la sienne, l'en avait bannie mais "la douleur de la brûlure provoquée par le livre (…) s'est, pour un instant, estompée sous cette brûlure plus récente". La mère, tout de même, a du mal à digérer l'ancienne affaire : "Pourquoi le livre, à la fin ?" On la comprend : rétrospectivement, tout le monde est devenu tellement gentil !... Cette mère, gifleuse si alerte dans l'autre roman ? Les enfants "étaient ses 'bouts de chou' et elle les couvrait de baisers". Le père coupeur de cheveux rebelles ? "Il était un bon compagnon de jeu, malicieux et d'une patience d'ange". Du coup, en effet, on se demande en quoi ces braves gens ont mérité Marie-Salope. D'ailleurs, dans cette histoire, on se pose décidément beaucoup de questions : pourquoi Marie-Salope est-elle comme elle est ? se demandent les anciens parents ; pourquoi mes parents sont-ils comme ça ? s'interroge leur fille d'autrefois ; pourquoi a-t-elle écrit le fameux livre, puisqu'en fin de compte ils n'étaient pas comme elle avait dit qu'ils étaient ? aimerait bien savoir le lecteur ; et, en fait, pourquoi a-t-elle écrit le second ? Mais ne comptons pas sur la narratrice pour éclairer qui que ce soit, elle n'a pas l'air de bien savoir elle-même. "Zéro réponse, des dizaines de réponses". Nous voilà bien avancés.

     

    On flotte, dans ce double roman où rien n'est tranché et qui, par conséquent, en dépit de son sujet, manque désespérément de hargne. La langueur du second opus se superpose, comme la "brûlure", au peu de violence que pouvait receler le premier et l'émousse, tout s'annule, voilà ce que Gisèle Bienne a gagné dans l'opération. C'était peut-être ce qu'elle cherchait ? Ne restons pas fâchés avec nos vieux parents. Soit, mais si j'avais lu dans le bon sens, je n'aurais pas tenu jusqu'au point de départ.

     

    En plus, la narratrice est restée poète en grandissant : "Elle avance vers des terres de grande solitude" ; "L'été, la saison des brûlures"… Tout est peut-être là. Car le temps qui fuit, la mémoire, l'enfance, cela touche tout le monde, et chacun, dans ce domaine, a ses propres images. Encore faut-il savoir les imposer aux autres par les mots. Gisèle Bienne arrange les siens le plus joliment possible, comme on voit ; elle y revient, elle s'acharne ; c'est bien triste cette maison brûlée, cette brouille familiale est bien injuste… Elle décrit avec obstination ses souvenirs, ses vieilles photos, les objets du passé. Elle n'en finit pas de naviguer entre son premier et son dernier livre, comme pour combler le puits du temps. On la regarde faire sa petite broderie, vaguement attendri mais pas très concerné. On referme doucement ses deux bouquins. On les laisse tous les trois en tête-à-tête.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 24 mars 2015 sur le site du Salon littéraire .

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