• www.walksinsiderome.comDomitien est le onzième empereur romain. Il s’est passé des choses entre lui et la mort du premier (Auguste, en 14 après Jésus-Christ). On s’est beaucoup bousculé sur le trône. Après la mort de Domitien lui-même, assassiné en 96, ça se calmera : Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle…, la dynastie des Antonins sera l’âge d’or de l’empire. Domitien, quant à lui, est le troisième des Flaviens. Frère de Titus (l’homme de Bérénice), fils de Vespasien (l’homme des…), il traîne une réputation en grande partie méritée de tyran et de tueur de mouches. Ce sont cependant ses ennemis, les membres du Sénat, la vieille aristocratie, qui la lui ont faite. Le bilan est peut-être plus complexe. Et Hédi Kaddour le sait, qui fait dire à l’un de ses personnages : « Il lutte contre la corruption, le blé est toujours distribué dans les délais, il a interdit de castrer les esclaves, il a interdit de prostituer les enfants… Son défaut, c’est qu’il n’aime pas les complots ».

     

    Car cette longue entrée en matière, c’était pour vous situer un peu le personnage sous le règne duquel se déroule le nouveau roman de l’auteur de Waltenberg. Les personnages sont des gens comme Tacite (auteur, entre autres, d’un Dialogue des orateurs) ou Pline (le Jeune). C’est courageux, par les temps qui courent, un sujet pareil. Surtout quand on n’hésite pas à parsemer son texte de citations ou d’expressions latines (« pulvinum facili composuisse manu », « Paete, non dolet ») — traduites dans la foulée : Hédi Kaddour n’est ni un pédant ni un snob. N’empêche que le latiniste, même, comme moi, modeste, vibrera.

     

    Vivre en tyrannie

     

    Depuis Waltenberg (Gallimard, 2005) déjà cité, et Les Prépondérants (Gallimard, 2015), on sait notre auteur maître en intrigues complexes et amples, nouées dans les replis de la grande Histoire. Ici, il nous donne, semble-t-il d’abord, un pur et simple roman historique. Tous les personnages ou presque ont existé, et on devine un énorme travail de documentation, incluant la lecture approfondie de Suétone, de Dion Cassius et de quelques autres. La femme de Tacite, annonce le bandeau. Oui, parce qu’on croit d’abord que Tacite et son épouse, Lucretia, fille du général Agricola, seront les héros. Le célèbre historien est encore un jeune avocat. Avec son ami Pline, avocat comme lui, ils ont été un peu imprudents lors d’un procès impliquant un favori de l’empereur. Un de leurs proches, Senecio, a été encore plus imprudent, ça risque de leur retomber dessus. Lucretia prend les choses en main. Amie d’enfance de Domitien, elle va le voir en son palais. En chemin, sa litière est attaquée. Mais elle parvient quand même dans la salle à manger où l’empereur dîne parmi ses proches. Au cours d’une scène admirablement haletante, elle retourne le tyran. Sauf qu’avec les tyrans on n’est jamais tranquille…

     

    Telles sont les données de départ, où l’Histoire, comme il se doit, se mêle à l’intime en un récit semé de rebondissements. Mais si on croit que ça va continuer comme ça, on est, pour son bonheur, déçu. L’espace de cette nuit, dont on retrouvera l’aube à la fin du livre, se distend et se distord entre-temps de manière étrange. On perd de vue ceux qu’on croyait être les personnages principaux, pour un défilé de figures diverses et de chapitres habilement situés à la limite du récit et du monologue intérieur, qui nous font entrer dans les raisonnements, les entrecroisements d’intérêts, les intrigues à double ou triple fond dont est fait le quotidien de la vie en tyrannie ; sous la coupe d’un souverain proche de sa chute, qui « aime faire des choses qui l’amènent à se détester et, du fond de cette détestation, à multiplier les forfaits, les ignominies qu’un reste d’amour de soi eût repoussés ».

     

    Heureusement inactuel

     

    Même si des scènes d’action, la plupart du temps violentes, viennent relancer la tension, le tableau remplace insidieusement le récit. Tableau de quoi ? On l’aura deviné, la deuxième audace d’Hédi Kaddour, après le choix de l’Antiquité romaine, est le refus de tous les pièges où aurait pu tomber un simple roman historique. Le premier étant, évidemment, le folklore. Pas de tripes cuites dans de la graisse d’urus, ici, ou peu. Ce qui n’empêche que la vie à Rome sous l’empire est bien là — omniprésence des esclaves, chacun avec sa fonction précise ; notions clés (amicitia, fides…) ; rôle des affranchis et des chevaliers…

     

    Deuxième danger : l’imitation. Il serait bien tentant, parlant de Tacite, de pasticher en français l’admirable prosateur latin. L’auteur de La Nuit des orateurs s’en garde bien. Son écriture, énergique et tendue, puissamment évocatrice, ne s’interdit ni la familiarité ni la modernité. Sans pour autant les rechercher. Car, et c’est une des toutes grandes qualités de ce livre qui en compte tant, Kaddour repousse tranquillement et résolument cette plaie de l’époque actuelle : l’actualisation. Quand tout doit aujourd’hui nous parler et nous renvoyer à nous-mêmes, quand Carmen doit tuer Don José et Don Juan devenir trader, voilà un livre qui sait ne pas prendre son lecteur pour un imbécile ; le laissant faire tout seul les rapprochements qui s’imposent à lui, sans l’y contraindre.

     

    Oui, on peut penser à des tyrannies plus proches de nous dans le temps ou méditer sur le célèbre populisme avec son culte du vrai chef, si on veut. Le souci d’Hédi Kaddour, c’est de construire une épure de la tyrannie, de la lâcheté et du courage, qui n’est telle que parce qu’il la maintient dans son époque et que la distance la pose dans ce qu’elle a de plus essentiel. C’est seulement en cela qu’il rejoint son antique héros : comme lui, il fait œuvre de moraliste. Et c’est en parlant de Rome qu’il nous parle de nous.

     

    Sa Rome, c’est aussi le pays de la littérature. Elle est, après la peur, dont elle constitue peut-être le contrepoison, l’autre véritable héroïne de La Nuit des orateurs. Pline, Tacite, écrivent ou écriront. Leurs amis, ce sont Juvénal et Martial. À la table même de l’empereur, on compare les mérites de Virgile, de Lucain, d’Ovide. Et une lecture publique, par son auteur, du Satiricon dispose vers le milieu du roman une fausse mise en abyme : « Cassure après syncope, ellipse après cassure, [Pétrone] disait que le monde n’est même plus l’affrontement désordonné du bien et du mal, du beau et du laid, l’affrontement des grands contraires chers aux philosophes. Dans la voix de Pétrone il n’y avait plus vraiment de contraires, le monde devenait une caricature des contraires… ». Au lecteur, répétons-le, d’interpréter.

     

    P. A.

     

    Illustration : buste de Domitien

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  • photo Pierre AhnneDe sable et de neige, Chantal Thomas (Mercure de France)

     

    Il y a plusieurs livres, dans ce texte, de ce fait, inclassable, que l’auteure des Adieux à la reine publie dans la collection « Traits et portraits », agrémenté de reproductions et de photos, familiales ou dues, notamment, à Allen S. Weiss.

     

    Il y a le récit d’une enfance, bien sûr : les jeux sur la plage, l’école, l’entrée dans l’adolescence et, alors, d’autres jeux, dans les bunkers abandonnés de la côte atlantique. Un art consommé de la notation comme de la scène donne une vigueur et une luminosité nouvelles à ces motifs pourtant connus.

     

    Il y a une histoire d’amour : « Regarder mon père de dos, tête nue et en short, tandis que le bateau saute sur les vagues, que des embruns m’humectent le visage, que le vent défait mon foulard, affole mes cheveux et colle mon T-shirt contre ma peau, me propulse très haut sur l’échelle du bonheur ». Ainsi parle la narratrice, lâchant le mot clé d’un ouvrage dont l’originalité est aussi là : la disparition prématurée d’un géniteur adoré sera la seule note tragique dans le tableau d’un âge heureux. Pas de souvenirs traumatisants ni d’expérience précoce du sexisme, le croira-t-on.

     

    Un hymne au monde. Et au premier moyen d’y accéder : les perceptions. « Le seul fait d’ouvrir » les coffrets de crayons Caran d’Ache « et de contempler la rangée de crayons en ordre selon les subtiles nuances de bleu, de vert, de jaune, de rouge… » plonge l’enfant « dans la béatitude ». Mais on n’est pas seulement dans un récit d’enfance. La construction chronologique s’accompagne d’un habile glissement de lieu en lieu — d’Arcachon et de son bassin à la haute montagne puis au Japon, patrie mentale, où la sensation, portée au rang d’art à part entière, s’associe au culte des saisons, hiver inclus. Chaque lieu est lié à ses expériences sensorielles propres. Et c’est aussi, on l’aura deviné, à une réflexion fascinée sur les choses que se livre celle qui avoue appartenir « à l’âge de la cueillette » (« Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade ») : pommes de pin, coquillages, feuilles mortes (toujours la couleur) ont ici le statut de quasi-personnages.

     

    Au-delà, cependant, c’est l’amour et la célébration des pures matières qui structurent en profondeur ce texte sobrement et élégamment poétique. À commencer par les matières que le titre annonce : partant du sable originel, en passant par l’étrange expérience du ski sur « grépins » (sur aiguilles de pin, dans les dunes) on glisse, c’est décidément le mot, à la neige. Les substances favorites de Chantal Thomas ou de son double littéraire, ce sont celles dans lesquelles on se plonge et qu’on épouse de tout son corps. Dans l’enthousiasme d’être là.

     

     

    Étrange est le chagrin, V. S. Naipaul, traduit de l’anglais par Béatrice Vierne (Herodios)photo Pierre Ahnne

     

    Il est aussi question de la mort d’un père, dans le court récit que V. S. Naipaul rédigea quelques mois avant sa propre mort, en 2018. Le texte, probablement le dernier dû à la plume du romancier mondialement connu, est paru en 2020 dans le New Yorker. Les éditions Herodios le publient aujourd’hui en français, suivi de quelques pages consacrées par Paul Theroux à son amitié avec le Prix Nobel de littérature 2001.

     

    Grief, dit le titre anglais. Étrange est le chagrin, précise la version française. Étrange est surtout la manière dont l’écrivain natif de Trinidad, tout en abordant frontalement et apparemment sans ruses son sujet, semble parler en permanence d’un peu autre chose que ce qu’il en dit… Le chagrin, il l’a éprouvé trois fois. La première, lorsque, encore étudiant à Oxford, il apprend la mort de son père, resté au pays : « Le temps d’arriver à Londres, le chagrin — un sentiment qui, ô prodige, m’était encore inconnu à l’âge de vingt-et-un ans — avait pris possession de moi ». Mais, rapidement, le récit dévie en direction d’un vase, ultime cadeau du défunt ­— « J’ai conservé ce vase des années durant. Je le dessinais souvent et tentais parfois (…) de l’interpréter à l’aquarelle ».

     

    « Nous n’en avons jamais fini avec le chagrin ». La mort de son plus jeune frère fera renaître l’émotion éprouvée par l’écrivain des années plus tôt. À propos de cette mort, celui-ci évoque cependant surtout le déroulement des obsèques et le récit fait par le disparu, dans un de ses propres livres, de celles de leur père commun.

     

    Puis, après ce qui, du coup, apparaît comme une manière d’introduction, vient, si l’on en juge au nombre des pages, l’essentiel : la vie du chat Augustus, sa mort, le chagrin éprouvé par Naipaul alors lui-même proche du trépas.

     

    On serait tenté de voir dans ce troublant dispositif une brève et virtuose variation sur la métonymie, cet art de l’à-côté. Le sentiment de perte éprouvé à la mort du chat désignerait allusivement la peine ressentie à la mort des hommes, celle du frère renvoyant sans doute profondément à celle du père. Et tous ces détours contourneraient et indiqueraient, comme un centre invisible, la disparition prochaine de l’auteur lui-même.

     

    Mais peut-être est-ce en fait toujours du même chagrin qu’il s’agit. Peut-être cet état (est-ce bien un sentiment ?) constitue-t-il un fond homogène et permanent, surgi à l’occasion de brèves déchirures — l’arrière-plan, la plupart du temps voilé, de la vie humaine.

     

    Pensée vertigineuse, admirablement tue. Car tout l’art de ce petit texte énigmatique réside dans les multiples portes qu’il se contente, en quelques pages, d’entrouvrir, à la veille du plus grand des départs.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneIl y a souvent des maisons, chez Marie Sizun. On pense à La Maison-Guerre, évidemment. À la maison de Meudon dans La Gouvernante suédoise, à l’inoubliable immeuble populaire d’Éclats d’enfance (1). Des maisons ou, en tout cas, des lieux, qui sont souvent les vrais héros, mais, d’habitude, on ne le dit pas. Alors qu’ici ils ont explicitement le premier rôle.

     

    Claire Werner est une « vieille fille » de 48 ans. Cet automne-là, elle est de retour dans la maison que sa grand-mère avait acquise à L’Île-Tudy et où elle-même a passé toutes ses vacances, jadis, avec son père, jusqu’à la désertion de celui-ci, sa mère, jusqu’à sa mort, sa sœur plus jeune jusqu’à ce qu’elle se soit éloignée de la famille. Cette maison, Claire ne l’aime plus. Trop de mauvais souvenirs, ou, plutôt, de souvenirs troubles, mal éclaircis et qu’elle n’a pas envie d’éclaircir. Elle n’est revenue que pour vendre.

     

    La maison enchantée

     

    Seulement, il y a un cadavre, et un vrai, pas tout à fait dans un placard mais quand même dans une petite chambre du rez-de-chaussée. Il est encore tout frais. Police, scellés, interrogatoires… Voilà notre héroïne retenue sur les lieux pour une semaine. C’est au cours de cette semaine que tout va se dénouer.

     

    Je ne parle pas du mystère policier, bien sûr, lequel se révélera tragiquement banal. Les vrais événements sont ailleurs, dans le retour sur soi et sur le passé que ce séjour breton et forcé déclenche chez la narratrice. « Je m’étonnais d’être là, à flâner, quasi tranquille, plus soucieuse de mes souvenirs que de l’affaire qui aurait dû m’occuper », observe celle-ci. Ce sont en effet les cercles de la mémoire qui vont s’ouvrir successivement : sur un père adoré, une sœur fragile et négligée, une mère faussement (?) indifférente. Avec chacun, Claire, la finalement bien nommée, mettra enfin au net son histoire et ses sentiments. Et ce récit, qui commençait dans « le demi-jour » d’une pièce aux volets clos, où « on distinguait mal (…) des meubles aux contours imprécis », va nous faire partager la montée progressive de la lumière.

     

    « Un temps à peindre »

     

    À la fin, que se sera-t-il passé ? Un simple déplacement dans la manière de voir les choses, et tout l’humour et l’élégance de Marie Sizun se retrouvent dans cette manière de déployer l’apparat des histoires à macchabées et à suspense pour mettre en scène, en somme, un changement d’humeur. Il aura été question du temps qui passe, du temps qui revient… du temps qu’il fait. Les notations de couleurs et de lumière sont toujours très présentes chez Marie Sizun, mais elles prennent cette fois une signification particulière. Car La Maison de Bretagne, c’est aussi une histoire de peintres et de peinture. Le père évaporé était peintre. L’héroïne, quand elle peut, peint. Marie Sizun elle-même est peintre à ses heures. Et, dans son roman, le « temps », comme l’affirme, dans un involontaire double sens, un des personnages, est constamment « à peindre ».

     

    On est en Bretagne… « Un soleil humide (…) pas[se] de moment en moment entre les nuages ». Puis, soudain, « un afflux de lumière » : « le sable humide et plat étincel[le]. Au loin, cet éblouissement vert, rectiligne, c’[est] la mer ». Parfois, elle prend « une profonde et riche couleur d’huître ». Parfois aussi elle disparaît derrière un « rideau de gaze blanche », puis, « çà et là se voi[ent] comme un frémissement, une hésitation entre diverses nuances de blanc qui, peu à peu, pren[nent] la forme de longues strates floconneuses ».

     

    Sortie du brouillard, sortie du blanc ou de la pénombre… Mais on est au-delà de la métaphore : les détails du paysage disent les états d’âme de l’héroïne ou, mieux encore, les provoquent. Et c’est cette imbrication de l’être humain et des choses que peint Marie Sizun, de son pinceau subtil.

     

    P. A.

     

     

    (1) La Maison-Guerre, 2015, La Gouvernante suédoise, 2016, Éclats d’enfance, 2009, tous chez Arléa.

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  • photo Pierre AhnneCette fois-ci, on dirait que c’est fini pour de bon… Après le dénouement de l’histoire proprement dite, une fois que ceux qui devaient mourir sont morts, que ceux qui devaient s’évanouir dans la nature l’ont fait, que quelques ouvertures judicieusement ménagées ont laissé entrevoir quel serait le destin probable de chacun, Gilles Sebhan continue, sur deux ou trois chapitres, pour un rituel exalté et un brin lyrique, comme il les aime. Des enfants enterrent un enfant. Et cette cérémonie signifie peut-être, avec la fin du quatrième volume, celle du Royaume des insensés dans son ensemble.

     

    Univers parallèles

     

    Si tel est bien le cas, l’auteur a voulu terminer sur le monde parallèle et presque souterrain qui n’aura cessé de se déplier et de s’étendre à côté de celui où l’intrigue policière suivait son cours — celle-ci n’étant sans doute qu’un prétexte pour mettre en scène celui-là. Il y a en effet le monde des enfants, fous ou, ici (mais « par bien des aspects », c’est un peu pareil), migrants, qui espèrent un passage incertain au-delà de la Manche. Entre ceux-là, une mystérieuse complicité, des contacts étranges et quasi-télépathiques, un langage commun, des rêves excessifs. C’est dans cet univers que nous retrouvons l’énigmatique Ilyas, ou Théo, fils perturbé d’un policier en crise et d’une mère homosexuelle.

     

    Et puis, il y a le monde des grands, policiers, justement, ou mafieux vaguement russes, qui poursuivent de leur côté leurs jeux de grands : meurtres (toujours atroces), trafics d’organes, enquêtes, coups de pistolet, de couteau ou, plus original, de stylo — « La plume en or 24 carats se planta dans la gorge de l’homme »… Tout en respectant impeccablement la loi des péripéties, des coups de théâtre et des suspenses, Sebhan s’amuse de formules et de situations bien connues du côté de la réalité où vivent le lieutenant Dapper (père de Théo), ses collègues, ses ennemis, ou Marlène, l’ex-victime devenue meurtrière et maintenant bientôt mère (quoique Marlène soit un peu une enfant elle-même…).

     

    Culte inconnu

     

    On pourrait appeler ça un cycle romanesque. Mais Gilles Sebhan et ses éditeurs préfèrent parler de série. On connaît ma méfiance pour ce genre, d’origine télévisuelle, et pour ses deux dangers congénitaux : l’étirement en longueur et la répétition. Le premier risque, on peut y échapper au prix d’un nombre suffisant de rebondissements et d’un renouvellement au moins partiel des personnages. Sebhan, on l’a suggéré, y échappe par ces moyens. Reste le second danger. Car enfin, même quand trahisons et contre-trahisons s’enchaînent tandis que les cadavres tombent dru (Gomorra), la série, c’est tout de même un peu toujours la même chose. Justement : peut-être est-ce cela qui plaît à notre auteur. Loin de contourner le problème, il l’utilise, pour donner à sa suite romanesque une profondeur que le genre atteint, à mon avis, rarement. L’inévitable répétition, il en tire le motif musical qui est au fond celui de toute son œuvre : l’incantation.

     

    Dans tous leurs gestes et leurs actions, les héros de Sebhan semblent toujours célébrer un culte mystérieux, adressé à une divinité inconnue. Est-ce le Mal, auquel Dapper livre pourtant « un combat qui [a] lieu dans un autre temps, en un autre lieu, et qui ne trouv[e] qu’une pâle transposition dans l’univers qui l’entour[e] » ? Ou, au contraire, est-ce une forme très singulière de l’Amour ? Ce culte en tout cas a ses icônes, ses symboles à déchiffrer : le grimoire du corps supplicié, omniprésent ; l’arbre de Jessé, qui figurait au centre de La Folie Tristan ; le pont, qu’on trouve au cœur de ce livre-ci. « Il se tenait au milieu d’un pont. L’âge venait se poser sur lui comme une fine poussière (…) qui ne cessait de dégringoler sur lui tandis qu’il avançait. Entre les lattes disjointes du pont, une eau noirâtre ».

     

    Ce rêve récurrent de Dapper annonce-t-il « la métamorphose qui le rendr[a] semblable à ceux qu’il pourchass[e] » ? Ou l’image du pont symbolise-t-elle la jonction enfin possible entre le monde fou de l’enfance et celui, trop sensé, des adultes ? Ou le passage des pères aux fils, motif obsédant de toute la série ? À moins que le pont ne représente tout simplement, d’un épisode à l’autre, la série elle-même, achevant ainsi d’en faire, bien plutôt qu’une enquête policière, une quête initiatique … Quoi qu’il en soit, à la fin du volume, le lieutenant Dapper, à ce qu’il semble, atteint l’autre rive.

     

    P. A.

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  • twitter.comEncore une histoire de famille, se dit-on tout d’abord à la lecture de ce premier roman. La narratrice traverse la France, de Paris au Sud, pour aller annoncer à son frère, Christophe, que leur jeune sœur, Agnès, a été internée. Ce dénouement menaçait depuis longtemps de se produire. C’est une question à elle posée, le jour de la soutenance de sa thèse sur les fractales, qui a précipité les choses : « Tu vas le dire à maman ? »

     

    Ténébreuse aurore

     

    Maman a disparu on ne sait trop où, à la mort du père, emporté par la maladie mystérieuse qui le rongeait depuis des années, pendant lesquelles « il avait (…) essayé d’aider les docteurs qui s’étaient succédé en produisant régulièrement de nouvelles séries de symptômes qu’on croyait identifier enfin mais qui ne menaient à rien ». On le voit, une malédiction semble peser sur cette famille. Celle qui parle a l’impression d’être (tant mieux pour elle) « enfermée dehors » (« J’avais assiégé ma famille sans jamais pouvoir franchir les portes de son territoire »). Cette fois, elle compte bien sur son frère pour la faire entrer dans la place. C’est pas gagné : si ce solitaire se passionne non seulement pour les confitures mais aussi pour les recherches généalogiques, ce qui l’intéresse, « c’est les noms », lesquels paraissent avoir pour fonction de masquer les vies qu’ils désignent plutôt que de les ressusciter.

     

    À la fin, pourtant, dans un récit que d’autres récits enchâssés annonçaient, la vérité se fera jour, justifiant le titre de la seule manière possible sauf à y voir une antiphrase. Car la première originalité peut-être de cette affaire de famille parmi tant d’autres qui se publient, c’est sa noirceur. Bien souvent, les textes figurant en quatrième de couverture ont des formules qui laissent perplexe. Là, c’est pourtant avec pas mal de justesse que l’« ambiance oppressante » du texte est associée à « la forêt équatoriale » qu’il en viendra à évoquer.

     

    Tropiques, gouffres et fractales

     

    C’est en effet en Guyane que Pia Malaussène, fille, nous dit-on, de chercheur d’or, est allée cacher le secret si longtemps cherché par son héroïne. Ce qui lui permet d’installer un contraste signifiant entre une campagne française morne et pelée et le pays du bagne, tout en chatoiements et ailes de papillons. La forêt guyanaise, c’est oppressant, mais beau. Pour dérouler les replis de son labyrinthe tropical et familial, Pia Malaussène opte pour une phrase sinueuse, précise — parfois précieuse, comme quelques images un peu lourdes l’attestent, mais ça nous change quand même agréablement de bien des choses. On serait tenté de trouver un peu lourdes aussi les explications un brin détaillées de la fin, si l’important, ici, n’était au fond pas tant une révélation trop spectaculaire pour ne pas constituer aussi une manière de leurre, mais le chemin qui y a conduit, et qui constitue en lui-même une méditation sur le caractère problématique et fuyant de la vérité.

     

    Notre auteure use de différentes images pour en parler, ou pour dire (c’est la même chose) la façon dont elle se dérobe. Il y a les fractales d’Agnès, ces objets géométriques « infiniment morcelés », révélant « les mêmes détails à des échelles d’observation de plus en plus fines », et qui paraissent reporter à l’infini la chose à voir. Il y a les voix d’Agnès, celles qui hantent son esprit et qui, comme celles de la famille pendant les conversations creuses des dimanches, désignent les non-dits en les recouvrant. Il y a le gouffre qu’est Agnès elle-même, et que la narratrice, en voulant le sonder, approfondit (« Tourner autour d’Agnès ne creusait qu’un fossé cernant sans le toucher son être réfractaire »). Aucune de ces figures n’épuise le sujet, bien sûr. Le vrai sujet d’un livre qui évite les pièges du roman familial avec dépendances socio-historiques, pour aller, par les détours qui seuls y mènent, à l’essentiel : « ce qu’on ne peut pas dire ». « L’horreur », précise le frère.

     

    P. A.

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