-
Devouchki, Victor Remizov, traduit du russe par Jean-Baptiste Godon (Belfond)
Elles sont deux : Katia et Nastia. Ce sont elles, les jeunes filles, les devouchki du titre. La seconde est blonde, cynique, vulgaire, prête à réussir par à peu près tous les moyens, dans cette Russie contemporaine impitoyable dont Victor Remizov, après le magnifique Volia Volnaïa (Belfond, 2017), poursuit ici le portrait. La première est brune, « d’un autre temps », et « ne sai[t] pas faire le mal ». Si elle quitte sa petite ville de Sibérie, ce n’est pas, comme sa cousine, pour échapper à un destin de provinciale et à une mère alcoolique, mais pour pouvoir porter secours à sa famille, à son père immobilisé après un grave accident.
Roman noir et conte bleu
Nos deux héroïnes découvrent Moscou, de bas en haut : la rue, les marchés où les immigrés tadjikes, ouzbèques ou azéris tentent de survivre comme ils peuvent ; le monde des petits trafiquants et des voyous brutaux, vêtus de survêtements où « l’inscription "Russie" brill[e] sur la poitrine et le dos » ; celui des oligarques et autres puissants, avec leurs somptueux domaines auxquels conduisent des « route[s] pavée[s] de marbre italien ». À tous les niveaux règnent la corruption, l’avidité, et une passion morbide pour le sexe. Volia Volnaïa opposait la nature sauvage, splendidement décrite, à la civilisation pervertie. Dans ce deuxième roman traduit en français, c’est plutôt la vie de province traditionnelle qui fait contrepoint à la frénésie et aux vices de la capitale. Celle-ci est pourtant évoquée, « sous la petite pluie d’automne pas encore froide » ou sous la neige, en délicates aquarelles. Mais Beloretchensk, avec ses « maisonnettes individuelles, leurs potagers et leurs bains de vapeur », bâtie au confluent de deux fleuves et proche des « étendues fascinantes et insoumises de la taïga », incarne un monde où « tout est plus simple ». Beloïe, si je ne me trompe, signifie blanc, et, l’hiver, la bourgade « sembl[e] immaculée ».
Étrange livre que ce gros roman, qui, en un lent et insensible kaléïdoscope, révèle peu à peu plusieurs visages… Ça commence comme un drame social sombre et violent, à l’image d’une Russie récente à laquelle l’auteur trouve décidément peu d’attraits. Puis, on croit basculer dans un mélo sentimental, avec peines de cœur et voyage à Venise. Pervertis que nous sommes, nous aussi, nous regrettons un peu les petits voyous du début. Katia pleure beaucoup, et ses amours contradictoires donnent lieu à de bien longs dialogues.
Éloge des « âmes pures »
Mais Victor Remizov le déclarait sans fard dans l’entretien qu’il a bien voulu accorder à ce blog : il aime les romans qui, comme ceux de Tolstoï et de Dostoïevski, « s’occupent des problèmes essentiels de la vie ». Et le titre original, Ishkushenie, c’est-à-dire tentation, aurait dû nous avertir : le vrai sujet ici n’est d’ordre ni social ni amoureux, mais moral et, pour une part, religieux. Katia hésite entre deux hommes : « le bon, le brave et honnête Liocha », jeune étudiant, et le riche et puissant Andreï. Comme son nom, dans ce livre où les références littéraires abondent, l’indiquait, ce dernier est un prince, dont le portrait subtil et complexe reste très éloigné des stéréotypes attendus. Cependant, c’est quand même un prince d’aujourd’hui — un peu léger. Le père Vassili, lointain parent du starets Zosime des Frères Karamazov, aidera Katia à trouver sa vérité, c’est-à-dire à rester fidèle à ce qu’elle est.
Car, si Nastia, à sa manière, plus brutale et plus tortueuse à la fois, finira elle aussi, après s’être perdue, par se retrouver elle-même en même temps que sa Sibérie natale, c’est surtout sa cousine qui incarne ici le thème essentiel, et qu’on osera dire, au risque du cliché, très russe, de la pureté. « Les âmes pures, on ne les remarque pas, tandis que les crapules nous sautent aux yeux », dit un des nombreux personnages. Et parler de pureté, de nos jours, il faut oser le faire. Victor Remizov relève tranquillement et crânement le défi. Son personnage l’y aide, cette Katia « simple et différente des autres », qui erre dans la jungle moscovite un peu comme les ingénus du XVIIIe siècle français traversaient une société dont ils révélaient les absurdités et les turpitudes par leur seule présence. Il en trace un bien beau portrait, qui est aussi un manifeste. Et toutes les réticences cèdent devant sa sincérité obstinée, son refus des modes et la profondeur radicale de ses choix.
P. A.
Tags : Victor Remizov, Devouchki, roman russe, Belfond, janvier 2019
-
Commentaires