• Une main, Ramuz (Zoé poche)

    www.flickr.comC’est un petit livre marginal, et d’autant plus emblématique. En janvier 1931, dans une rue du village proche de Lausanne où il habite, Ramuz glisse sur une plaque de verglas et se casse l’humérus gauche. Immobilisation dans un « appareil » en aluminium (50 kg, d’époque), puis rééducation pendant plusieurs mois. Il tirera de l’expérience un récit de moins de cent pages : six chapitres, d’abord parus en six livraisons dans l’hebdomadaire Aujourd’hui, ensuite insérés dans le volume 16 des Œuvres complètes, en 1941. Zoé, éditeur genevois, qui republie aussi cette année Aline et L’Amour du monde, vient de rééditer le texte en un court volume séparé dans sa collection de poche.

     

    « On voit »

     

    Ça commence par un récit minutieux et assez cocasse de l’accident, placé sous le signe du chiffre 2, dont Guy Poitry, dans la préface, relève subtilement les nombreuses occurrences. Car « nous sommes singulièrement "symétriques" », même si, « en même temps, nous ne le sommes pas ». En mettant entre parenthèses sa main gauche, la fracture de son humérus vient rompre chez Ramuz cette symétrie. De 2, on passe… à 1 ? Pas exactement. Disons plutôt à 1 + 0. Dans le travail de l’écriture, par exemple, dont « on distingue tout à coup, et pour la première fois de sa vie », qu’il nécessite les deux mains, la gauche, « qu’on ne remarquait pas », se venge : « Elle nous dit : "Tâche de te passer de moi; tu verras." On voit ».

     

    On voit une main fantôme, suscitée par sa propre absence, et dont le surgissement n’est que la première péripétie d’ « une aventure sans doute très banale », qui cependant se révélera « toute imprévue, toute fraîche, toute pleine de nouveauté ». Cette aventure immobile nous sera racontée dans des pages humoristiques et profondes. Car il n’y va pas ici seulement d’un bras cassé. À l’occasion de ce dérangement, c’est « un grand désordre originel » qui menace de faire retour. « Dont on voit vite qu’il empiète non seulement sur vos gestes et sur vos actes, mais sur votre manière de sentir, votre manière de penser, toute votre vie ».

     

    « Parmi tout ce qui est »

     

    Notre monde, en effet, n’est pas le monde. « Il y a ce qui est (que nous oublions constamment) ; et il y a ce que nous voudrions qu’il fût, dont nous faisons sans cesse au contraire une espèce de réalité ». Les choses « ne veulent pas d’avance ce que je veux ». Voilà que leurs angles, leur masse, leur consistance leur sont rendues par la diminution temporaire du corps, auquel elles opposent à nouveau leur résistance et leur existence : « Ce qui n’était plus que des mots : j’entends meubles, fauteuils, chaises, coussins, marches, portes, reprennent tout leur sens et redeviennent des présences ». Dérangée, la réalité laisse entrevoir le réel, que le langage usuellement dérobe, et que sa torsion par la littérature est seule à laisser entrevoir.

     

    La chute et la fracture de Ramuz touchent donc à ce qui est peut-être au cœur de son entreprise littéraire. Dans le billet que je lui ai un jour consacré ici, j’essayais tant bien que mal de dépeindre cet effort sans cesse apparent, dans son style même, pour déstructurer le monde et le reconstruire autrement — faisant, dans l’entre-deux, vaciller ses contours et ses certitudes. On le voit dans ce livre encore, quand l’auteur de Joie dans le ciel se tourne vers la réalité quotidienne, son premier geste est toujours de la mettre en morceaux : « Je vois briller avec plaisir la terre toute blanche, tandis que les toits brillent un peu plus haut, après un intervalle gris ; après quoi le gris recommence, pas tout à fait le même gris » (c’est moi qui souligne). Ou encore : « Le lac, au bas de la pente des vignes qui est toute blanche, fait penser à un vieux plancher de salle de bal qu’on viendrait d’arroser. Et (…) on voit le ciel, qui est d’un gris doux et qui pend dessus, être tout faufilé par les flocons qui tombent »…

     

    Faire éclater notre univers habituel pour s’aventurer au plus près de « la chose tout entière ». Telle semble être la mission paisiblement démesurée que l’écrivain vaudois s’assigne. Et son écriture, sans doute, n’est qu’un cheminement toujours recommencé vers un « point qu’il faut atteindre », lieu d’une forme de « plénitude » où deviendrait possible d’ « être parmi tout ce qui est ». Voilà en quels termes il formule ce qui constitue sans doute son exigence la plus profonde, dans un petit livre qui pourrait faire figure de commentaire à sa grande œuvre.

     

    P. A.

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