•            Pierre Kretz a longtemps exercé à Strasbourg le métier d’avocat, tout en se livrant à d’autres activités théâtrales : jeu, mise en scène, écriture de nombreuses pièces en dialecte alsacien. Ses romans (Quand j’étais petit, j’étais catholique, Le Gardien des âmes, éditions de La Nuée bleue, 2005 et 2009) sont très lus, en français ou en traduction allemande, dans une aire géographique qui part des Vosges et s’étend au-delà du Rhin.

        Le destin d’une région singulière y est prétexte à une réflexion sur la mémoire, l’Histoire, la langue, le rapport de l’individu aux déterminations qu’elles lui imposent. Pierre Kretz aborde ces thèmes sur un ton où l’empathie se mêle curieusement à la distance suscitée par l’art de la phrase et le sens du comique.

     

    Entretien avec Pierre Kretz

     

         Pierre Kretz nous a fait parvenir cette photo avec la légende suivante :

     « La maison dans laquelle j’écris »

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

    Je suis venu à l’écriture au cours de ce que l'on appelle parfois avec un brin de nostalgie « nos années 70 ». Je faisais partie de cette catégorie d’Alsaciens dialectophones de naissance, devenus de parfaits étudiants francophones, et qui, à partir de 68, s’interrogeaient : que faire de cette valise qu’on trimballait avec soi et qui contenait la langue maternelle ? Cette question interférait bien sûr avec les interrogations de l’époque sur la culture et la mémoire populaires. Elle m’a conduit à une action militante dans le domaine du théâtre dialectal, comme il en existait alors dans d’autres régions de France (je pense au Théâtre de la Carriera en Occitanie). Il existait un répertoire abondant de pièces en alsacien, mais c’étaient des pièces de boulevard, qui ne correspondaient pas du tout à nos préoccupations. Il fallait donc écrire pour créer un théâtre en dialecte qui soit « le reflet du peuple », comme dit Brecht, que nous venions de découvrir.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Le plus souvent, d’abord à la main, puis je reprends sur ordinateur avec des modifications. Ça « me lance ». Je continue alors à l’ordinateur.

    J’ai un lieu principal d’écriture qui est la maison que je possède dans les Vosges. Le voisin le plus proche est à un kilomètre. Mais j’écris aussi dans les lieux publics, les salons de thé (nombreux en Alsace, NDLR), les bars…, pourvu que les tables y soient assez grandes pour que je puisse étaler mes papiers, appuyer mes deux coudes, et qu’il n’y ait ni écran ni musique, ce qui hélas devient rare. Quand j’entre dans un tel lieu je sais immédiatement si je vais pouvoir y écrire ou non. Dans le dernier cas je ne vais pas plus loin que le seuil, je ressors tout de suite, en provoquant parfois l’étonnement des consommateurs et des serveurs.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Oui, mais un travail qui me procure beaucoup de plaisir. Un plaisir d’imbécile heureux. Quand je suis content de ce que j’ai écrit, j’éprouve une satisfaction béate à l’idée d’avoir fait « ce que j’avais à faire ». Le lendemain, évidemment, j’ai souvent envie de tout déchirer !

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Souvent les derniers que j’ai lus. Quand j’ai aimé, je peux être sous influence assez longtemps.

    Et puis, quand même : Kafka et Proust, bien sûr, et aussi Raymond Carver, Joseph Roth…

     

    Vous avez beaucoup écrit pour le théâtre. Cela a-t-il eu une influence sur l’écriture de vos récits ?

    Je crois que ça m’a donné une certaine facilité pour les dialogues : quand on écrit pour le théâtre, on entend parler les personnages. Mais avec le théâtre j’avais l’impression qu’il y avait des directions où je ne pouvais pas aller. Le roman, pour moi, c’est la liberté absolue. Aucun autre art à mon avis ne peut aller là où le roman permet d’aller. Ce sentiment de liberté, je l’éprouve et le découvre en écrivant : je me dis souvent « mais oui, n’hésite pas, tu peux y aller… » ! Dans l’écriture théâtrale, les contraintes sont beaucoup plus fortes.

    En même temps, mon dernier roman, Le Gardien des âmes, vient d’être adapté au théâtre. Paradoxe.

     

    L’Histoire tient une place centrale dans votre œuvre. Elle connaît aussi en ce moment un retour en force dans le domaine romanesque. Pensez-vous que tout roman soit peu ou prou « historique » ?

    Le roman est, au minimum, un jalon dans l’Histoire, même si le romancier ne revendique pas cet aspect : on n’échappe pas à l’Histoire, et le roman, comme toutes les œuvres d’art, est le reflet d’une époque.

    Mais en ce qui concerne l’Histoire dont je parle, celle de l’Alsace, elle est déjà un roman en soi. Et il est d’autant plus difficile d’y échapper qu’elle recoupe la question de la langue, qui constitue le matériau sur lequel travaille l’écrivain. J’ai longtemps pensé que je ne pouvais pas écrire des romans parce que le français n’était pas ma langue maternelle. Ce sont les exemples de Beckett, de Nabokov, de Ionesco, qui m’ont encouragé, et surtout l’exemple des Antillais, comme Chamoiseau, et des Africains.

     

    Vous avez écrit en dialecte, en français, vous intervenez souvent dans le cadre de lectures publiques en Allemagne : êtes-vous un écrivain régional ou européen ?

    La question de la régionalité est une question douloureuse. Mon idée est la suivante : j’écris ici, je vis ici, je suis publié ici ; je pratique, pourrait-on dire, une « littérature de proximité ». Cette attitude suscite deux types de réactions : soit on me classe parmi les auteurs régionalistes et plus ou moins folkloriques, soit, voulant me faire ce qu’on imagine être le plus beau des compliments, on me dit « tu devrais publier à Paris ».

    Une telle problématique n’existe pas en Allemagne, qui est un pays décentralisé, également dans l’esprit des gens. Mon éditeur allemand est à Tübingen, ça ne m’a pas empêché d’avoir un article dans Die Zeit, qui est le grand journal de Hambourg, à l’autre bout du pays.

    Ce questionnement sur l'espace géographique dans lequel mes romans suscitent un intérêt auprès des éditeurs et des lecteurs me préoccupe beaucoup, sans que j'y trouve une réponse satisfaisante pour le moment. La version théâtrale du Gardien des Âmes au Théâtre de la Manufacture en Avignon ce mois de juillet m'aidera peut-être à y voir plus clair...

    Pour ce qui est d’être un écrivain européen, disons que le fait d’être traduit en allemand donne à ce que j’écris un certain rayonnement, notamment en Sarre, au pays de Bade et en Suisse allémanique. SWR, qui est un peu l’équivalent de France Culture au pays de Bade, a sollicité mon éditeur pour une adaptation radiophonique du Gardien des âmes (alors que le projet d’une adaptation a été refusé par France Culture). À la radio de Bâle on lit des extraits du roman...

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Je viens de terminer un roman dont j’ignore encore le titre (j’aimerais qu’il contienne le mot « dérobé »). En pareil cas je fais lire le texte à différentes personnes de mon entourage. En fonction de leurs réactions, je déciderai de soumettre ou non le texte à un éditeur.

    Mais comme, ayant le sentiment d’être arrivé au bout de quelque chose, j’ai senti un grand vide, je me suis précipité dans l’écriture d’un roman policier, dont l’action se situe en Alsace.

     

     

     

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  • miniatures medievalesC’est le printemps, parlons d’un poète. Aragon n’a pas bonne presse. Il est mal vu. Bien sûr il est bien vu de quelques obstinés et publié dans la Pléiade, mais beaucoup de gens quand on leur parle d’Aragon prennent l’air réticent et lointain de ceux qui n’ont pas lu mais ne comptent pas lire. En fait Aragon est dans l’ensemble bien vu des gens qui l’ont lu mais mal vu de ceux qui ont le sentiment que mieux vaut ne pas le lire  — pourquoi ?

     

    D’abord évidemment pour des raisons qui n’ont pas de rapport avec ce qu’Aragon a écrit. Déjà il était communiste, et c’est vilain. Surtout que dans ce domaine-là on doit bien reconnaître qu’Aragon n’a pas fait les choses à moitié, nous ne parlons pas de compagnon de route, de trotskiste, ou d’un de ces militants qui après avoir digéré sans sourciller le pacte germano-soviétique l’Allemagne de l’Est la Hongrie et Prague ouvrent soudain les yeux devant la guerre d’Afghanistan. Nous parlons d’un membre du Comité central qui n’a jamais battu sa coulpe. Si encore il avait été fasciste on pourrait discuter, on discute bien à propos de Céline, tous les deux ans, toujours avec le même emportement farouche. Ou si au pire il avait été chef de maquis dans la Résistance, comme Char. Mais dans la Résistance Aragon a encore trouvé moyen de risquer sa vie d’une manière sournoise et inintéressante.

     

    D’ailleurs il était antipathique. « Satisfait et cauteleux », dit par exemple Goldschmidt. Il ajoute même « rasé de près et sentant la violette ». La violette, ça passe encore, mais peut-on sérieusement envisager de lire un auteur rasé de près ?

     

    Enfin Aragon était c’est bien connu un homosexuel honteux complètement inféodé à Elsa, cette mégère. En un mot comme en cent il n’était pas libéré, ce qui est presque aussi mal que d’avoir été au Parti. Sauf après la mort d’Elsa, là il était trop libéré, ça ne va pas non plus.

     

    Aragon en fait est un vrai cas d’école, l’illustration la plus frappante de la fascination pour les personnes qui depuis des années s’est imposée en littérature comme partout. Quand on a le front de dire que les hommes ça n’est pas tellement intéressant et qu’on préfère parler des œuvres, on se fait traiter de structuraliste, par rapport à communiste et à trop ou trop peu libéré c’est quasiment pire.

     

    Pourtant il faut avouer que les non-lecteurs d’Aragon ont aussi des raisons littéraires de ne pas vouloir le lire. Ainsi ils savent bien par exemple que ses romans sont ennuyeux. Du réalisme socialiste, disent-ils avec un rictus. Dommage qu’ils n’aient pas lu au moins quelques premières phrases.

     

                « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » (Aurélien)

                « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa. » (Les Cloches de Bâle)

                « Dans une petite ville française, une rivière se meurt de chaud au-dessus d’un boulevard, où, vers le soir, des hommes jouent aux boules… » (Les Beaux Quartiers)

     

    Car à lire ces phrases on sent tout de suite quelle est la manière d’Aragon. On comprend qu’il déroule un fil dont lui-même ne sait pas où il va le conduire, et qui a donc toutes les chances, comme effectivement c’est le cas, de mener à des détours éblouissants où le réalisme socialiste a peu de chances de trouver sa place.

     

    Cependant ce fil nous conduit nous-mêmes à un autre soupçon qui plane sur l’œuvre d’Aragon : la nonchalance. Et c’est vrai que lorsqu’on écrit tout le temps, en voiture, pendant les séances du CC, on risque de laisser échapper des faiblesses. Mais est-ce que ce sont des faiblesses.

     

    On en arrive ainsi au cœur du sujet : la poésie d’Aragon. Parce que pour les romans les contempteurs-non-lecteurs veulent encore bien croire, mais la poésie vous ne leur ferez pas avaler que. Elle est boursouflée et pompeuse, un point c’est tout. Char, encore lui, l’a dit : « l’adjudant-chef des lettres françaises ». Il avait bien sûr dans l’esprit la terreur qu’Aragon faisait régner sur la littérature faute de pouvoir l’exercer dans les faits mais il pensait sûrement aussi à la poésie amoureuse et patriotique d’Aragon. Et c’est vrai que Char n’est pas pompeux. Char, plus tard Bonnefoy, Jaccottet, tous ces poètes, ça crève les yeux, sont ennemis de la boursouflure. La Fureur, le Mystère, la Présence, le Seuil, il faudrait être bien mal intentionné pour voir de la boursouflure dans toutes ces notions majuscules. Quant à la nonchalance on comprend immédiatement qu’il n’y a pas de risque non plus : ces gens-là sont bien trop sérieux.

     

    Aragon au contraire se laisse souvent aller, c’est indéniable. Allons au pire : Le Crève-cœur.

     

                 …Et je te les tendrai ma tendre ces jacinthes

                Ces lilas suburbains le bleu des véroniques

                Et le velours amande aux branchages qu’on vend

                Dans les foires de Mai comme les cloches blanches

                Du muguet que nous n’irons pas cueillir avant

                Avant ah tous les mots fleuris là-devant flanchent…

               

     

    On voit bien qu’à côté des « lilas suburbains » et du dernier vers avec son hiatus, il y a les « branchages qu’on vend » et « les cloches blanches du muguet », malignement soulignées de surcroît par un rejet. Mais précisément. Comment ne pas remarquer que les trouvailles et les prétendues facilités s’étayent, et que pour oser « je te les tendrai ma tendre » il faut vouloir bien indiquer que tout repose ici sur le jeu avec les formules et le vertige du signifiant.

     

    D’où le vers régulier, la rime. Là, Aragon s’est définitivement grillé. Le vers régulier, « c’est scolaire ». Heureusement son temps n’est plus, d’ailleurs personne ne sait plus très bien de quoi il s’agit. Fred Vargas fait parler un de ses personnages en alexandrins, tous faux mais personne ne le remarque, on applaudit au tour de force. Jeanne Moreau dit Le Condamné à mort comme s’il s’agissait de prose, extase générale, tant pis pour Genet, les rares personnes qui s’en aperçoivent trouvent ça très bien. Car la rime et ce qui va avec, e muet et autres diérèses, ont ce grand tort : montrer le jeu. Et on s’aperçoit que la raison principale de la méfiance avec laquelle bien des gens considèrent Aragon tient peut-être à des motifs inverses de ceux qu’ils avancent. L’adjudant-chef aimait jouer. Il n’avait pas écrit Le Menti-vrai pour rien. En choisissant des causes, Communisme, Patrie, Elsa, peut-être même déjà Surréalisme, bref, en mettant les majuscules hors du domaine de l’écriture, Aragon s’ouvrait des possibilités infinies : ce dont il parle, chacun le sait ; tout est donc dans les façons de dire. Ah bien sûr il ne s’agit pas de présence-au-monde ou de traverser-l’écran-des-mots. Il s’agirait seulement de mettre du jeu dans les mots et de faire bouger ainsi peut-être tout le reste. D’où une façon scandaleusement désinvolte d’user des clichés tout en les désignant, et le rapport un brin pervers d’Aragon à la chanson populaire ou faussement telle. « Un homme passe sous la fenêtre et chante », sans sourciller :

     

                Nous étions faits pour être libres

                Nous étions faits pour être heureux

                Comme la vitre pour le givre

                Et les vêpres pour les aveux

                Comme la grive pour être ivre

                Le printemps pour être amoureux…

               

    On a l’œil ou l’oreille attirés tout de suite par ces « vêpres » et ces « aveux » à propos desquels, confessionnal ou pas, on voit mal le rapport. Du coup on observe la vitre, le givre, et cette grive qui pour cause de quasi-anagramme ne peut être saoûle. Et on en conclut que nous ne sommes « faits pour être libres », « heureux » ou quoi que ce soit d’autre qu’en poésie ou en chanson. Insolence de la poésie d’Aragon qui tout en prétendant s’épanouir dans le ciel bleu des grands sentiments se niche dans un espace étroit entre les lettres. Est-ce bien honnête ? Non. Justement…

     

    P. A.

    photo http-//cizambert.canalblog.com/albums/miniatures_medievales

     

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  • Emmanuelle Pagano vit en Ardèche. Si la nature tient une grande place dans ses romans, elle y est toujours un lieu de travail pour des personnages qui la parcourent au volant de navettes scolaires, y consolident des falaises ou y élèvent des vers à soie (Les Adolescents troglodytes, P.O.L, 2007, Les Mains gamines, P.O.L, 2008). Le corps, ses gestes, ses sensations et ses désirs constituent l’autre grand thème des romans d’Emmanuelle Pagano. Entre réalisme extrême et poésie, elle y déploie un art de la narration qui fait parfois songer à Faulkner. Dans L’Absence d’oiseaux d’eau (P.O.L, 2010), elle renouvelle le roman épistolaire en tant qu’expression de la passion amoureuse.

    Son prochain livre, Un renard à mains nues (P.O.L) sera en librairie le 5 avril prochain.

     

    Entretien avec Emmanuelle Pagano

     

    Pour illustrer cet entretien, Emmanuelle Pagano a choisi une page du carnet où elle prend des notes pour son projet soie/soif (voir ci-dessous).

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

    Quand j’étais petite, je m’ennuyais. Alors je  m’isolais pour « penser », c’est-à-dire fabriquer de petites histoires. Quand j’ai su écrire ç’a été un grand soulagement de ne plus avoir besoin de les retenir. En fait je ne savais pas jouer, je ne savais pas être une petite fille, c’est pour ça que j’ai écrit.

    Adolescente, j’ai écrit un roman, qui bien sûr n’a pas été publié. Du coup j’ai décidé d’écrire dans le cadre de mes études en fac : je comptais faire une thèse. Mais je n’ai pas obtenu d’allocations de recherche, ce qui fait que j’ai dû passer un concours et devenir enseignante. À partir de ce moment-là, plus aucun temps disponible : adieu la thèse ! Voilà comment, pour continuer à écrire,  je me suis lancée dans la fiction.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Quand je peux. Sur un ordinateur. Mais j’ai toujours sur moi des carnets de notes, un carnet « général » et plusieurs carnets thématiques.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Oui.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Trop. Je ne pourrais pas tous les citer. Ce sont surtout des contemporains. Des gens comme Pascale Kramer ou Mathieu Riboulet.

    Il y a aussi des auteurs dont je me dis : ah, si je pouvais écrire comme ça ! Joël Bastard, par exemple, ou certains auteurs de chez Minuit : Gailly, Oster, Mauvignier surtout. Des auteurs efficaces, qui font court. Chez moi je trouve souvent qu’il y a trop de mots.

     

    Dans vos romans, la nature est toujours présente, ou en tout cas peu éloignée. Pourriez-vous écrire une histoire se situant dans un cadre essentiellement urbain ?

    Oui. Il y en a dans les nouvelles qui vont paraître dans quelques jours. Ce n’est pas que je tienne particulièrement au thème de la nature, d’ailleurs il ne s’agit jamais d’une nature décorative ou embellie. Mais j’ai beaucoup vécu à la campagne et je ne serais pas capable d’écrire sur un environnement que je ne connaîtrais pas. Je vais tous les mois à Marseille, je pourrais très bien écrire une histoire qui se situerait là-bas.

     

    « J’en ai plein, des histoires sur mon corps », dit un des personnages de votre roman Les Mains gamines : le corps est-il pour vous le territoire de la fiction ?

    Maintenant je m’en libère. Je crois que j’ai fait le tour de cette thématique. Je suis à présent plus dans le paysage et moins dans le ressenti du corps. Cela dit, les fragments que j’écris en ce moment portent sur le couple, la vie à deux… donc le corps. Que fait-on d’autre, quand on écrit, que de donner une autre forme à ce que l’on perçoit ?

     

    Vous avez enseigné les arts plastiques ; dans ce que vous écrivez, les notations de couleurs sont nombreuses, et toujours très précises : quels rapports établissez-vous entre peinture et littérature ?

    Dans ce que j’écris il y a aussi pas mal de sons, d’odeurs… Par ailleurs, en fait d’arts visuels, je me suis plutôt intéressée au cinéma et à la photo. Je voulais passer le concours de l’IDHEC, mais j’ai abandonné, par manque d’argent et aussi pour des raisons pratiques : tout ce qu’il fallait mettre en place matériellement, ce poids organisationnel, c’était décourageant. Le livre est immédiat, facilement accessible pour tout le monde… Cependant le cinéma a eu une influence sur mon écriture : j’utilise certaines techniques de « raccord », d’ellipse, des flash-back, qui viennent du cinéma.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Je travaille toujours sur plusieurs projets simultanément.

     

    Il y a d’abord un gros roman que je traîne depuis des années et dont je viens à peine de percevoir dans quel milieu il pourrait se situer. Ce serait peut-être une fabrique, par exemple une entreprise de moulinage, ce travail qui consiste à préparer le fil des vers à soie pour qu’il puisse être tissé. Il y a dans ces endroits des poulies, de l’eau qui coule… un environnement qui conviendrait bien à l’idée du roman, dans lequel la narratrice a perdu son père très âgé et son petit garçon, tous deux morts de soif. Il y aurait un lien entre la soie et la soif, entre l’eau et la sécheresse. Ce devrait être un très gros roman, qui mettrait en scène plusieurs générations. Pour l’instant ce ne sont que des notes, je n’ai encore rien écrit. Si ça se trouve, je vais le traîner pendant des années encore.

     

    Et puis j’ai deux recueils de nouvelles en chantier, l’un portant sur les boîtes et les salles, l’autre sur les voies ferrées et les voies maritimes. Une soixantaine de nouvelles, dont les deux-tiers environ sont écrites.

     

    Enfin il y a des fragments auxquels je travaille et qui sont déjà plus avancés, que je vais rassembler sous le titre : Nouons-nous. Des situations de couple, parfois infimes, des choses de l’ordre d’une trace de buée sur une vitre. Je travaille à les réduire à l’essentiel.

     

     

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  • lesdelicesdevanessa.jpg On sait depuis Kafka qu’à condition de se regarder d’un certain œil dans le miroir on peut se retrouver en face d’un gros cloporte. Et, depuis Sartre, qu’une racine de marronnier, considérée sous le bon angle, bascule soudain hors du cadre rassurant que les sciences naturelles lui assignent pour devenir un objet inclassable et sournois. D’ailleurs la littérature tout entière ne peut-elle pas être vue comme ce pas de côté qui permet d’apercevoir, à travers  les failles du langage, tout le potentiel d’étrangeté que recèlent les gens et les choses ? Une étrangeté parfois qualifiée d’inquiétante. Et il est vrai qu’une tasse de thé susceptible d’abriter tout un village on n’en voudrait pas vraiment dans ses placards.

     

    C’est en tout cas une des spécialités de Philippe Garnier, cet art de rendre suspects les éléments du quotidien. Il s’y montrait déjà expert dans un autre récit, Mon père s’est perdu au fond du couloir (Melville éditeur, 2005). La particularité de Babel nuit est d’abord de s’attaquer non aux objets et aux personnes mais aux sons. Poussant dans un couloir d’hôtel le chariot du petit déjeuner, le héros de Garnier perçoit « le tangage infime de la marmelade, le frottement des semelles sur le tapis, la friction du tapis sur le parquet, la plainte de la bouilloire électrique dans la cuisine, les heurts caverneux des casseroles… » Mais si ces bruits, au lieu de se contenter de renvoyer paisiblement à leur propre cause, prennent un relief et une singularité vaguement scandaleux, c’est que les mots eux-mêmes sont atteints, ramenés à des secousses de glotte et des vibrations de cordes vocales. Et d’abord les mots de la langue maternelle puisque, tout part de là, « les sons qui sortaient de la bouche de mes parents n’avaient pas plus de sens que la caresse de la pluie ou le chuintement d’un essuie-glace ». Des coups à vous rendre schizophrène, ou écrivain. Quoique, en y réfléchissant, « est-ce que les autres enfants compren[nent] si bien que ça leurs parents ? »

     

    Quoi qu’il en soit, le héros de Philippe Garnier, d’abord enfant puis adolescent et jeune adulte, n’en fait pas une maladie. La deuxième originalité du livre réside dans cette tranquille inversion : le non-sens, installé d’emblée au cœur de ce qui devrait constituer la matrice même du sens, devient la norme. Confortable étrangeté. C’est lorsqu’il entend pour la première fois sa mère lui demander « Tu entends quand je te parle ? » que les ennuis du personnage commencent. Et on n’entreprendra pas de raconter la folle nuit au terme de laquelle il recouvrera un semblant d’équilibre, d’ailleurs douteux.

     

    Car, troisième réussite, le livre de Garnier résiste à la tentation du roman. Oh il se passe bien des choses, on sillonne Paris, on s’allonge dans un caisson d’IRM, on fait de curieuses rencontres et on absorbe force breuvages. Cependant cet enchaînement ironique de situations obéit moins aux nécessités de l’intrigue romanesque qu’à celles de la composition musicale ou à la logique impossible des gravures d’Escher : des motifs apparaissent, s’effacent, reviennent amplifiés ou inversés. Et petit à petit, la ville, les objets, la lumière, les femmes aux yeux « couleur d’huître », affranchis des sécurisantes exigences du genre, revêtent toute leur poétique étrangeté.

     

    P. A.

     

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  •   Orbis-pictura.jpg S’il est des objets culturels, ce sont bien les fleuves. D’ailleurs existe-t-il des objet naturels ? Fleurs, montagnes, forêts, ne parlons pas de la mer, toutes ces choses ne nous apparaissent qu’enveloppées dans le tissu des associations historiques, scolaires, picturales, littéraires, qui nous les dérobent. Une rivière, c’est le cours du temps. Un fleuve aussi, mais en plus gros : au temps individuel se superpose l’Histoire, et grâce à ses châteaux la Loire apparaît quand même nettement plus fluviale que la Garonne.

     

    Quand la géographie s’en mêle on touche au mythe. Le fleuve de dimensions continentales, qui relie les points cardinaux, est une vaste machine à guerres, à idées et à songes. Voir la Volga le Nil le Danube le Mississippi, et bien sûr le Rhin. Jean-Claude Walter, poète et Alsacien, était à ce double titre particulièrement bien placé pour rassembler, dans un livre « qu’il portait en lui depuis des années », quelques images et beaucoup de textes nés au fil des siècles sur les deux rives.

     

    « Le grand fossé transversal qui sépare le sud du nord », écrit Hugo. « Le Tempé des muses barbares », résume Chateaubriand. On voit que, malgré quelques étonnants précurseurs (César, Boileau), ce sont les romantiques qui lancent le fleuve. Mais le Rhin est une idée allemande plus que française. Si l’on en croit Dumas, pour les Allemands, « outre ses carpes et ses saumons, [il] renferme dans ses eaux quantité de naïades, d’ondines, de génies bons ou mauvais, que l’imagination poétique des habitants voit, le jour, à travers le voile de ses eaux bleues, et la nuit, tantôt assises, tantôt errantes sur ses rives. Pour eux le Rhin est l’emblème universel ; le Rhin c’est la force ; le Rhin c’est l’indépendance ; le Rhin c’est la liberté ». Du côté allemand, donc, une littérature ancrée dans la tradition populaire et le sentiment national, alors que sur l’autre bord le mythe serait surtout d’importation. De fait, le voyage auquel Walter nous invite commence pour de bon avec Hölderlin, cité dans le texte et traduit, puis viennent Brentano et, bien entendu, Heine.

     

    « De l’autre côté, savez-vous ce qu’il y a ?… Il y a (…) la vieille Allemagne, notre mère à tous ! » Nerval reconnaissait ainsi la dette des romantiques frarnçais. Mais l’Alsace, au confluent de deux cultures, a beaucoup voyagé au cours du temps d’une mère à l’autre, même si l’une s’est parfois montrée un peu marâtre. Et pour Jean-Claude Walter, Alsacien et poète, le Rhin, fleuve masculin mais maternel, doit être « remonté », « comme une horloge », au gré des souvenirs d’enfance et des réminiscences littéraires venues des deux cultures, d’un même mouvement. C’est ce qu’il fait dans un texte d’introduction où sa belle phrase sinueuse mime le cours du fleuve et celui de la mémoire. Après quoi il laisse la parole à ses devanciers, de Byron à Apollinaire puis à Dadelsen… et à lui-même, car ce voyage aux sources le ramène aussi à une de ses premières œuvres, l’étrange roman de L’Évêque musclé (Flammarion, 1968).

     

    « Le Rhin, fleuve linguistique, déroule des phrases sans fin », écrit-il, faisant ainsi écho à Barrès : « D’un bout à l’autre du fleuve, c’est une rumeur ininterrompue ». Encore plus que les autres cours d’eau, le Rhin serait donc littérature, et le livre de Walter, du coup, à l’image de son objet.

     

    P. A.

     

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