• photo Pierre Ahnne

     

    « On n’a jamais la vie qu’il faudrait avoir. C’est trop court ou c’est trop long. Elle est morcelée, divisée ; chacun en possède un morceau. On est chez l’un et chez l’autre. Je dois m’approcher de mon voisin pour me reconnaître et si, brusquement, on se prend d’amitié pour lui, c’est parce qu’on se retrouve à découvert, déjà connu. Mais où est celui qui tient le tout, à qui appartient l’ensemble ? »

     

    Jean Cayrol, Les Corps étrangers

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  • objectif-aero.comModeste, superstitieuse ou dissimulatrice, elle s’était bien gardée de l’annoncer lors de l’entretien qu’elle a accordé, en janvier dernier, à ce blog. Se contentant de répondre, à la question : « Envisagez-vous de revenir un jour au roman ? », un « J’aimerais bien » qui révèle un sens de l’humour indéniable, alors que, quelques mois plus tard, paraît ce livre d’une écrivaine qu’on connaît surtout comme scénariste, auprès, notamment, d’Antony Cordier et d’Arnaud Desplechin.

     

    Bizarreries

     

    Voici donc, treize ans après Le Corset (Denoël, 2005), le second roman de Julie Peyr. Roman étrange, tranquillement audacieux, qui mérite bien des éloges. Mais je ne voudrais pas qu’on m’accuse d’être de parti pris quand il s’agit de gens avec qui j’ai réalisé des entretiens… Aussi commencerai-je par quelques réserves. Avouons-le, c’est écrit de façon parfois un tout petit peu bizarre. Je ne parle pas des fautes qu’on trouve aussi partout ailleurs (virgules légèrement au petit bonheur, passés simples et imparfaits échangeant, à la première personne, souvent leurs places, etc.). Mais « un jour qu’on le contemplait faire la mariole », j’avoue que je n’avais jamais vu. Et que dire, par exemple, de cette cassette audio qu’on « hisse » au-dessus de sa tête ?...

     

    Et puis, on s’interroge : pourquoi l’auteure a-t-elle choisi d’écrire à la première personne, si c’est pour adopter le point de vue d’autres personnages à chaque fois qu’elle en a envie ou besoin ? Les « je l’imagine », « Leïla me le raconterait plus tard », un dispositif narratif révélé un peu tard lui-même ne suffisent pas complètement à rendre acceptable pour le lecteur ce qui reste malgré tout une facilité.

     

    Poésie

     

    Voilà, c’est dit. Et je peux, la conscience tranquille, écrire tout le bien que, fondamentalement, je pense de ce livre. Du reste, ce que j’appelais plus haut ses bizarreries contribue peut-être à l’aspect essentiellement poétique d’une prose qui ne se prive d’aucune image. Risquant, certes : « Son regard me fit l’effet d’une pompe en train de m’aspirer tout entier » ; mais inventant aussi le parallèle entre des « fils électriques portés de mât en mât » et « de jeunes enfants pleins de malice et de défi, mont[ant] avec grâce et détermination vers le ciel ».

     

    Car, autant qu’un roman, et malgré les détours d’une intrigue à pièges et mensonges, c’est bien avant tout d’un hymne poétique qu’il s’agit. À quoi ? D’abord, à l’adolescence. À ses exigences d’absolu, à la nostalgie anticipée qu’elle sécrète pour ceux mêmes qui la vivent. Mehdi (le narrateur) et sa sœur Leïla ont dix ou douze ans au début du livre. Ensuite, ils vont grandir. Ils vivent dans l’Île-Saint-Denis, « long et étroit filament de terre incrusté dans un méandre de la Seine ». Danielle, institutrice communiste, et Dédé, son mari, les ont adoptés tout petits (on saura par la suite que c’est plus compliqué). Ils font de la natation. C’est comme ça qu’ils rencontrent Mai, une fille du même âge mais d’un autre milieu, que ses parents envoient nager pour soigner une scoliose sévère. Cette déformation osseuse est la première anomalie du roman. Il y en aura d’autres, au moins si l’on se réfère aux conventions dominantes : les relations du frère et de la sœur sont loin de s’y plier ; idem pour celles qu’entretiennent les deux filles ; celles qui les unissent tous les trois pas davantage, et l’on retrouve là des motifs et des centres d’intérêt déjà présents dans Le Corset ou dans les scénarios que Julie Peyr a écrits avec Antony Cordier (Douche froide, 2005, Happy Few, 2014).

     

    Se perdre

     

    Car ce qui est célébré ici, c’est, en même temps que l’âge des avidités et des découvertes, le désir. Il s’avoue à chaque page du roman de Julie Peyr, ce « désir au fond du ventre », qui est « aussi le vide ». « Plus rien n’[a] d’importance » ; on accepte « de se perdre pour quelqu’un ». On lui écrit : « Je suis jalouse des vêtements que tu portes, de l’air que tu respires, du gant qui te lave »… Que viendraient faire ici la sociologie, et la componction de rigueur devant les inégalités ? L’auteure, et c’est encore une grâce qu’il faut lui rendre, nous les épargne. Même si elle évoque au passage bavures policières et émeutes urbaines, elle tire, pour l’essentiel, des paysages de la banlieue toute la charge lyrique dont, depuis Apollinaire au moins, on les sait porteurs : « les pylônes, les grues et les forges, les moulins, les blanchisseries, les cimenteries, les abattoirs, les laminoirs, les entrepôts, les silos, les puits… », composent un fantastique terrain de jeu et de rêve pour ses jeunes héros.

     

    Le tout, bien sûr, pris dans « les bras de Seine, aux reflets tantôt bleus et ocre, tantôt vert-de-gris ». Ce n’est pas un hasard si tout ou presque se passe dans une île. Le thème de l’eau baigne et unifie le récit, semblant animer la phrase elle-même, souple et fluide. C’est la pluie et ses jeux de lumière, souvent présents. C’est l’eau de la piscine, évidemment, où, pour peu que l’on plonge, on entre « dans le monde des corps sans tête, s’agitant (…) au cœur d’auréoles blanchâtres ». C’est, surtout, le fleuve, omniprésent, avec ses « eaux épaisses, sombres, huileuses, émaillées de mystères ». Et qui, « parmi nos déchets chimiques et nos eaux usagées, charri[e] (…) les corps des jeunes filles inconsolables ». Poésie, vous disait-on…

     

    P. A.

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  • echenet.free.fr

     

    Voici la huitième rentrée de septembre depuis la création de ce blog. Puisque à présent elle a lieu au mois d’août, parlons-en déjà. Et jetons, sur les livres dont il sera question, au cours des semaines à venir, dans ces pages, un de ces coups d’œil qui s’offraient jadis depuis un cavalier — c’est-à-dire, en matière de fortifications, une éminence destinée à observer de haut les défenses de l’ennemi.

     

    Qu’est-ce qui se dessine à l’horizon, dans le désordre et le hasard des lectures ? Le beau roman de Jérôme Ferrari, toujours corse mais pas seulement (À son image, Actes Sud). Vivre ensemble, d’Émilie Frèche (Stock) — l’ouvrage suscite une polémique, mais la vaut-il ? Un remarquable roman américain, entre jungle urbaine et désert, Route 62, d’Ivy Pochoda (Liana Levi). Le premier roman de Julie Peyr depuis Le Corset (Denoël, 2005) : il y est question d’adolescence, de banlieue, de fureur de vivre (Anomalie, Équateurs).

     

    L’Habitude des bêtes, de l’écrivaine canadienne Lise Tremblay (Delcourt), qui joue et déjoue les attentes du lecteur, parle fort bien du temps et de la mort qui approche. Confessions d’une cleptomane, de Florence Noiville (Stock), annonce clairement la couleur dans son titre. Ce n’est pas le cas du Paradoxe d’Anderson, de Pascal Manoukian (Seuil), qui chante la fierté et le malheur d’être ouvrier dans le Beauvaisis.

     

    Et il y aura aussi, toujours au Seuil, Midi, le troisième roman de Cloé Korman. Il y aura Jim Crace (La Mélodie, Rivages). Un premier roman qui parle de la Guadeloupe (Là où les chiens aboient par la queue, d’Estelle-Sarah Bulle [Liana Levi]). Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu, où il est question de jeunesse, de désir et d’ennui dans le Grand Est (Actes Sud). Nuit sur la neige, de Laurence Cossé, une histoire d’amour multi-genres dans les années 1930, et François, portrait d’un absent, où Michaël Ferrier parle de la mort d’un ami et des souvenirs qu’elle ranime (tous deux chez Gallimard).

     

    Et peut-être également Yiyun Li (Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, Belfond). Blandine Fauré (Faune et flore du dedans, Arléa). Mais sans doute pas La Vallée des Dix Mille Fumées, de Patrice Pluyette (Seuil) ni Presque une nuit d’été, de Thi Thu (Rivages), ce dernier pourtant déjà tant vanté : je n’ai pas réussi à les lire jusqu’au bout.

     

    À bientôt pour ces nouvelles aventures, d’autres suivront. Et merci pour votre fidélité.

     

    P. A.

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  • www.paperblog.fr

     

    Depuis des années, il organisait des Mardis littéraires dont il était le fondateur. Chaque semaine, on se pressait, au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice (Paris, 6e), pour écouter des extraits d’ouvrages qu’il avait choisis, pour rencontrer leurs auteurs et dialoguer avec eux.

     

    Jean-Lou Guérin est mort brusquement, à Bruxelles, il y a quelques jours. Il était de ceux qui œuvrent modestement et opiniâtrement pour la littérature.

     

    Il m’avait invité lors de la parution de mon roman, J’ai des blancs, aux Impressions Nouvelles, en 2015. Benoît Peeters, mon éditeur, animait la soirée. Des extraits du livre étaient lus par Marion Hérold (voir ici photos et vidéos).

     

    En 2016, j’ai moi-même animé un Mardi consacré au livre de Marie Sizun, La Gouvernante suédoise (Arléa, 2016), lequel vient de paraître en Folio, et dont la suite est annoncée pour la rentrée de janvier chez le même éditeur (voir ici des images de cette soirée).

     

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  • photo Pierre AhnneDans Si c’est un homme, Primo Levi raconte dans quelles circonstances il a lu Remorques, de Roger Vercel (1894-1957). Malade, le futur grand écrivain de la Shoah fait partie de ceux qui seront abandonnés à Auschwitz lors de l’évacuation du camp par les nazis. Il échappera ainsi à la « marche de la mort ». Mais le «  médecin grec » qui, avant le départ, passe prendre ironiquement congé de lui, ne peut le savoir : « Il lança un roman français sur ma couchette : — Tiens, lis ça, l’Italien. Tu me le rendras quand on se reverra » (1). Levi donne dans un autre ouvrage le titre de ce roman, paru en 1935, qu’il dit avoir trouvé « très intéressant ». Cette histoire de naufrage et de sauvetage, qui met en scène un certain Renaud, capitaine de remorqueur, s’inscrit dans un réseau métaphorique qui parcourt toute l’œuvre de l’auteur italien, lequel publia aussi Les Naufragés et les rescapés (2), et, dans le chapitre 11 de Si c’est un homme, cite et commente le passage où Dante, au chant XXVI de « L’Enfer », raconte le dernier voyage et la noyade d’Ulysse.

     

    De ville en ville

     

    Je n’ai pas lu Remorques, mais j’ai vu le film qu’en a tiré, en 1941, Jean Grémillon. Le capitaine Renaud est devenu le capitaine Laurent. C’est Jean Gabin qui l’interprète, aux côtés de Michèle Morgan, Madeleine Renaud et Fernand Ledoux. Prévert s’est mêlé du scénario, y instillant, semble-t-il, un peu de cette sentimentalité qui persiste à faire son succès dans les écoles. Mais sans réussir à gâter la sombre beauté de l’œuvre. Je l’ai vue loin de la mer, au pied des Pyrénées, à la télévision, un soir d’été, dans une location de vacances. Quelques années plus tard, au château de Brest, qui abrite le Musée national de la Marine, j’ai visité une exposition de photos en noir et blanc prises lors du tournage.

     

    Ce n’est cependant pas Remorques que j’ai choisi, en ce mois de juin dernier, à Saint-Malo, dans la belle librairie ancienne Le Septentrion. J’hésitais devant la vitrine entière consacrée à Vercel, où se côtoyaient, agréablement jaunis, les volumes publiés par Albin Michel dans les années 1930 et 1940 (3). Consultée, l’aimable libraire m’a suggéré plutôt La Caravane de Pâques, dans son édition originale de 1948. J’ai quitté avec ce volume la ville où Chateaubriand voulut reposer.

     

    C’est plutôt à celle, voisine, de Dinan qu’est attaché le souvenir de Vercel. Il était né au Mans et s’appelait Roger Cretin. On conçoit qu’il ait demandé, officiellement, à changer de nom. Surtout qu’il se destinait à l’enseignement (des lettres). Brancardier en 1914-18, gazé, il se vit recommander le climat marin comme salutaire à ses poumons. Nommé dans la petite ville sur le Rance, il n’en bougea quasiment plus, et surtout pas pour naviguer, lui qui se consacra essentiellement au roman d’ « aventures maritimes », alors à la mode : sans doute était-il de ces « aventuriers passifs » théorisés par cet autre grand sédentaire, Mac Orlan (4).

     

    Vercel n’échappa pourtant pas totalement aux orages ni aux dérives, lui qui, auteur d’un article (très) antisémite en 1940, fut mis à la retraite d’office par l’Éducation nationale après la Libération. On a cependant donné son nom à plusieurs collèges. Quoiqu’il soit question, aujourd’hui, de les débaptiser.

     

    Ce n’est ni à Dinan, ni à Saint-Malo, ni à Brest que La Caravane de Pâques se déroule, mais à Cancale. Cette caravane est celle des « bisquines » qui vont, tous les ans, au printemps, sous surveillance et à l’heure dite, ratisser les bancs d’huîtres sur les rochers, au large. D’un printemps à l’autre, le livre de Vercel est d’abord un étonnant document ethnographique sur la vie dans le port breton telle qu’elle se menait encore entre les deux guerres. On n’ignorera plus rien de tout ce qui concerne la pêche, l’élevage, le commerce des fameux mollusques. Ni des coutumes locales — reposoirs du 15 août, Toussaint, sabots et cidre… La géographie de Cancale et de sa côte est restituée avec une précision extrême, comme son parler, qui imprègne l’omniprésent discours indirect libre (« La petite-là, une fille d’épicier, qui se gageait l’été comme caissière et qui était boudette comme tout, avait tout de suite émistonné le fils »). Ajoutons les termes de marine, qui abondent : il faut souvent savoir lire entre les lignes. On apprend vite.

     

    Entre ciel et terre

     

    On trouve aussi, bien sûr, des portraits de rudes Bretons. À commencer par la Yande, Anne-Marie de son vrai nom, avec son mari, Goulec, dont on comprend, à mieux la connaître, qu’il file doux devant elle. Sa soudaine renaissance, à l’avant-dernier chapitre, où il révèle ses qualités d’homme, de chef et de marin, n’en est que plus saisissante.

     

    Les éléments s’y déchaînent brusquement pour une magnifique scène de tempête. Mais, sous la lenteur trompeuse du récit qui y conduisait depuis le début, plusieurs histoires suivaient leur route comme autant de courants sous-marins. On a assisté, d’abord, à la double émancipation de P’tit Louis et de Rosaline, les enfants Goulec, qui sont parvenus, non sans mal, à secouer le joug imposé par leur terrible mère et à fuir des rivages condamnés à la ruine par la maladie venue inopinément décimer les huîtres. On a suivi surtout les rapports chaotiques entre la Yande et celui qui est au fond ici le grand héros : Dieu, en toute simplicité.

     

    Car tout commence par une offense : la « caravane » a lieu, « les rouges » parmi les pêcheurs ayant imposé leurs vues, le jour de Pâques. Et à l’offense fait suite presque aussitôt un abandon : le père d’Anne-Marie, qui lui était si cher, meurt malgré prières et messes. Conclusion : « Pas p’us capable d’empêcher les hommes de remplir leurs cales un jour de Pâques, qu’un pauvre vieux d’étouffer dans son lit ». C’est du Créateur de toutes choses que cette femme parle… Elle s’en repentira, sur un mode un peu particulier, après l’hécatombe des huîtres : « La Yande avait profondément méprisé un Dieu inerte et sourd, qui négligeait jusqu’aux affaires capitales de celles qui s’en remettaient à lui. Elle lui revenait parce qu’il avait prouvé qu’il savait conduire rudement les siennes et n’était pas de ceux qui se laissent bafouer ». Ce qui n’empêchera pas la brebis égarée, au contraire, « de recevoir (…) la punition de sa révolte » : départ du fils et de la fille, mort de l’époux.

     

    Pour conter ce monde brutal, où, derrière les forces naturelles, veille « une malveillance diffuse », Vercel pose des phrases de granit, sans décorations florales ni garnitures. Des paysages s’y déploient sous le «  lavis des nuages », bornés d’horizons « brouillé[s] comme au frottis de mine de plomb » : dans ce livre de vagues et de rocs, ce sont les « culbutes de la lumière » qui dominent. Mais n’est-ce pas dans les jeux du soleil et du vent que le marin sait lire les caprices du Ciel ?

     

    P. A.

     

    (1) Traduction Martine Schruoffeneger, Julliard, 1997

     

    (2) I sommersi et i salvati, littéralement les engloutis et ceux qui ont été sauvés, traduction française par André Maugé, Gallimard, 1989

     

    (3) Albin Michel a toujours à son catalogue plusieurs romans de Vercel, dont celui qui lui valut, en 1934, le prix Goncourt : Capitaine Conan. Remorques figure dans le volume Romans de mer, qui comprend également La Caravane de Pâques, dont il sera question ici.

     

    (4) Voir le billet que j’ai consacré à cet auteur injustement négligé aujourd’hui.

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