• Les Ingratitudes de l’amour, Barbara Pym, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff (Belfond [vintage])

    www.metexco.frEncore quelqu’un qu’on ne présente plus : tous les lecteurs de ce blog savent en quelle estime je tiens l’écrivaine anglaise, dont Belfond a entrepris de rééditer les œuvres, déjà publiées dans les années 1970-80, notamment par Bourgois. Après Des femmes remarquables (2017) et Comme une gazelle apprivoisée (2019), voici, toujours dans la collection [vintage], Les Ingratitudes de l’amour, roman paru en 1961, et en 1988 pour la première édition française (Bourgois, la même — excellente — traduction).

     

    Entre sherry et Ovaltine

     

    Quoi de neuf chez Miss Pym ? Dans ce livre comme dans les autres, les héroïnes sont des célibataires un peu au-delà de la trentaine, qui se livrent à d’obscures tâches universitaires — ici, correction d’épreuves et, surtout, établissement d’index, pour des ouvrages rédigés par des hommes (« Il y a peu de tâches plus déplaisantes que d’établir un index pour quelqu’un qui ne compte plus pour vous »). Elles rêvent de mariage, tout en hésitant fortement, prévenues par les fâcheux exemples qui fleurissent dans leur entourage.

     

    En attendant de se décider, elles s’abandonnent à une passion du quotidien qui place le récit de leurs aventures quelque part entre le Nouveau Roman et l’inquiétante étrangeté. On croise des « femme[s] (…) à l’air féroce », dont les « clavicules saill[ent] nettement de l’encolure échancrée de [leur] chemisier ». Occasionnellement, un « petit caniche orné de pierreries » est « épinglé au revers du tailleur de tweed gris » qui constitue leur uniforme. Et il est question de haricots à la tomate, de radiateurs, de plantes… On boit du sherry, voire du gin, d’innombrables tasses de thé, et de l’Ovaltine, tant il est vrai que « les soucis de l’existence s’apaisent souvent au moyen de boissons bien chaudes à base de lait ». L’humour, on le constate, est toujours là, mêlant absurde (tendance Carroll) et sarcasme acéré envers un certain mode de vie britannique.

     

    Car aucun roman de Barbara Pym n’est exactement comme les autres, et celui-ci se signale d’abord par une attention plus marquée à la période historique dans laquelle il s’inscrit. On est à la fin de la première moitié de la carrière de l’auteure, dont on se souvient qu’elle prend fin en 1963, pour renaître, inopinément, en 1977, après qu’un article la mentionnant l’a remise en lumière. Ce récit paru en 1961 juxtapose étrangement une ambiance très XIXe siècle (« Tout cela ressemble fort à un roman victorien », remarque un des personnages), et de soudaines apparitions de jeunes filles à talons hauts, coiffées de « choucroutes » et dansant le rock and roll.

     

    « La vie des autres »

     

    Autre singularité : l’intrigue, encore plus impossible à résumer que d’habitude. Et pas uniquement parce que, comme toujours, elle se perd avec délices dans des incidents minuscules. On trouve ici toute une galerie de personnages, féminins mais aussi masculins, issus de la bourgeoisie intellectuelle comme, parfois, de classes plus populaires. On passe de l’un à l’autre au gré de souples changements de point de vue, et ils vont, viennent, se croisent, hasards et coïncidences tissant une toile virtuose semée d’annonces d’une subtilité quasi subliminale.

     

    Une figure se détache pourtant : Dulcie, curieux mélange de lucidité douce-amère et de fraîcheur naïve. À un « colloque savant », elle fait la connaissance de Viola, peu aimable et résolument égocentrique. Toutes deux sont prises d’une vraie fascination pour Aylwin Forbes, directeur de revue que sa femme vient de quitter. En proie à leur obsession, les voilà lancées dans une enquête aux buts de plus en plus incertains, qui les amènera à rencontrer Neville, le frère pasteur d’Aylwin, leur mère, qui tient sur la côte sud-ouest un vieil hôtel d’anthologie, bien d’autres gens…

     

    À la fin, tout le monde ou presque trouve l’âme sœur, sauf Dulcie, bien sûr — à moins que… ? Elle ressemble sans doute beaucoup à Barbara Pym, cette héroïne à l’imagination toujours en éveil. Mentionne-t-on devant elle une invalide ? Aussitôt, elle voit « une personne à l’air pincé mais courageuse, refusant le pathétique, assise bien droite dans son lit fait au carré ». Suggère-t-on la visite d’une exposition ? Elle s’imagine immédiatement « en train de naviguer dans la galerie, de confortables chaussures plates aux pieds ». « J’adore faire des découvertes sur les gens », proclame-t-elle, s’avouant in petto qu’il est « tellement moins risqué et tellement plus confortable de vivre à travers la vie des autres ». Dispositions qui la conduisent parfois à jouer le rôle de « confidente, comme dans les pièces des grands classiques français ». Mais qui font surtout d’elle une manière de « détective privé » ou, évidemment, de romancière.

     

    Dulcie passe son temps à (r)écrire la vie des autres et la sienne. D’où son impossibilité à vivre pour de bon. Mais d’où, aussi, la tonalité unique du récit qui nous est fait de son existence en suspens, mélancolique et désopilant pastiche des genres les plus résolument romanesques (le policier, le roman sentimental) contaminés par un goût presque effrayant du dérisoire. Dans l’œuvre de la grande Britannique, ces Ingratitudes de l’amour sont peut-être d’abord un art poétique.

     

    P. A.

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