• Le Livre des hommes, Nano Shabtaï, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech (Actes Sud)

    photo Pierre AhnneC’est radical. D’abord de par le projet lui-même et la construction qui le porte. Car ce Livre des hommes, paru en Israël en 2015 et premier roman de son auteure, s’en tient rigoureusement au programme qu’annonce son titre. Après un chapitre d’introduction, où les êtres humains de sexe masculin sont décrits comme des animaux singuliers, et un rapide catalogue en manière d’annonce, ça commence : le poète ; l’héritier d’une usine de prothèses de bras et de jambes ; le fils, rencontré chez les scouts, d’un présentateur de télé, puis, plus loin, le présentateur lui-même ; l’O.S.M. (officier de santé mentale) qu’on l’a envoyée voir au service militaire ; le prof de théâtre ; le prof de cinéma ; un pompiste ; trois comédiens ; etc. La liste est longue.

     

    « Alors je me suis suicidée »

     

    En une quarantaine de chapitres, nous assistons donc au défilé, dans un ordre apparemment aléatoire, de ceux qu’il faut bien appeler les amants de la narratrice ; et nous entendons le récit, elliptique, nerveux, triste et drôle, de relations qui se terminent toutes plus ou moins de la même manière : « Il y a quelque chose de très agréable à s’enfuir dans la rue en sanglotant jusqu’à la maison » ; « Comme j’étais étendue sur le dos, je n’ai pas dit non. Ou peut-être en silence. C’était bien mon problème » ; « J’ai baissé la tête du haut du troisième étage vers le jardinet bien soigné où je déversais mes eaux usées, mais ce n’était pas une solution » ; ou, carrément : « Alors je me suis suicidée ».

     

    La faute, bien sûr, de ces hommes, « qui nous accueillent dans leur monde comme un récipient vide destiné à leur procurer du plaisir sexuel ». Mais aussi celle de l’héroïne, laquelle ne cache rien de ses névroses ni de ses incapacités à vivre une authentique relation amoureuse. Jusqu’à ce qu’elle se décide à avoir recours à l’insémination artificielle. Suit le récit apocalyptique d’une grossesse et d’un accouchement catastrophiques. Après quoi, enfin, « la vie a commencé depuis le début ».

     

    La première radicalité consiste donc à assumer jusqu’au bout le choix d’un angle unique. Elle n’exclut pas la subtilité. Car le retour de certaines figures, le jeu des échos, le glissement presque insensible des années finissent par former une histoire, en même temps qu’un autoportrait éclaté et rageur. Le portrait, aussi, d’une famille d’artistes, et de la société israélienne telle qu’elle apparaît depuis le poste d’observation un peu décalé correspondant à un tel statut. Une société où la guerre n’est jamais bien loin et où on peut mourir « lors d’entraînements dans une patrouille d’élite » ; où le Premier ministre peut, au détour d’un chapitre, être assassiné ; où l’appartement des voisins est cambriolé par « un Arabe qui s’[est] échappé des territoires »…

     

    Biches et niches

     

    Mais l’organisation du récit ne suffirait pas à expliquer la force du roman de Nano Shabtaï. Il y faut celle d’une écriture elle aussi radicale, usant de la juxtaposition et la poussant jusqu’au zeugma (« L’O.S.M. (…) m’a dispensée de l’armée et de mon pucelage » ; « Dans le nouveau logis provisoire, j’ai trouvé le repos, de la propreté intérieure et extérieure et du vrai café machine »). Jouant volontiers avec les mots et les sonorités (« Je le désirais si fort que j’étais prête à renoncer à tout amour-propre et sale » ; « Que font les biches dans leurs niches ? »). Jouant aussi avec la fausse naïveté, le cynisme, le merveilleux (« Je lui ai révélé mon vagin qui recélait des trésors naturels et de doux secrets prêts à être découverts et ouverts avec la clé dorée du nain »). Et, surtout, faisant un large usage de l’humour, volontiers iconoclaste, voire noir.

     

    On l’aura, par ailleurs, compris, la dernière forme de radicalité, c’est la crudité du propos. C’est-à-dire, d’abord des aveux : elle-même poétesse, dramaturge et metteuse en scène, l’auteure est également la nièce de l’écrivain Yaacov Shabtaï (1934-1981), auquel elle fait allusion comme à son oncle, sans ambiguïté possible. Mais la crudité est évidemment surtout celle du discours lui-même. Car le sexe est quand même le grand sujet : sa frénésie, sa tristesse, sa violence, racontées par quelqu’un qui n’a pas peur des mots — « Il me léchait à fond, et pas seulement mes blessures » ; « Il fallait resserrer les parois vaginales, contracter les parois vaginales, rapprocher l’une de l’autre les parois vaginales, presque tout sauf accrocher des photos aux parois vaginales ».

     

    Y a-t-il aussi un fond de féminisme dans tout ça ? Bien sûr. À la manière de Nano Shabtaï, cependant, dont on se dit qu’elle doit avoir du mal à entrer dans des choix univoques et des attitudes collectives, si justifiées que puissent être les uns et les autres. Écoutons-la d’ailleurs effleurer en passant un thème qui, en Israël encore plus qu’ailleurs, devrait commander une certaine gravité : « Il poussa des gémissements (…) qui (…) nous firent glousser comme des gamines au Jour de la Shoah et du Souvenir » ; « C’est à se demander ce que tu as subi, ma petite Shoah privée »… Décidément, cette femme ne respecte rien. C’est pour cela qu’il faut la lire.

     

    P. A.

     

    Illustration : Lucian Freud, Jeune femme au chaton, 1947

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