• Vers la flamme, David Hennebelle (Arléa)

    www.fondationcartier.comLa littérature peut très bien servir de justes causes. Naturellement, au contraire de ce que semblent penser ceux qui la confondent avec la sociologie ou avec les bons sentiments, elle n’est pas obligée de le faire. Elle peut parfaitement ne rien servir du tout. Mais, comme l’histoire littéraire le prouve d’abondance, il ne lui est pas non plus interdit d’évoquer les malheurs du temps et de chercher, comme elle peut, à y remédier. Le petit livre dont je parle aujourd’hui, troisième roman d’un historien, est l’exemple parfait des possibilités qui sont les siennes dans ce domaine, quand elle veut bien ne pas oublier ce qu’elle est.

     

    Livre né, nous apprend l’auteur en fin de volume, « de la découverte simultanée de l’œuvre photographique de Claudia Andujar et de l’expédition Orénoque-Amazonie d’Alain Gheerbrant ». Rappelons que celle-ci a été menée, de 1948 à 1950, à travers la sierra Parima, chaîne de montagnes qui sépare le Venezuela du Brésil. Quant à Claudia Andujar (née Haas, en 1931), photographe d’origine hongroise, de père, juif, mort en déportation, ayant dû elle-même, enfant, fuir aux États-Unis avant de s’installer au Brésil, elle contribua grandement par ses clichés comme par son action à défendre les Indiens Yanomami contre les chercheurs d’or et autres destructeurs de la forêt amazonienne.

     

    Poésie et profondeur

     

    D’autres en auraient fait un roman biographique. Mais la vie de celle que le narrateur extérieur de David Hennebelle appelle Paliki n’est évoquée qu’en quelques phrases lâchées ici ou là : « Avec sa mère, finalement, elle avait dû partir. La guerre faisait irruption dans leur ville » ; « L’année 1962, elle avait fait l’acquisition d’un boîtier photographique. Elle cherchait un moyen de se relier au monde »…

     

    Toutes les phrases de ce roman, à dire vrai, sont comme lâchées, dans leur brièveté, que semble accentuer parfois le retour à la ligne, comme dans le rythme captivant que les deux procédés installent. Il y a quelque chose d’un poème dans ce récit qui ne singe jamais la poésie, et en fait ainsi plus sûrement le moyen d’expression le mieux adapté à son sujet.

     

    Initiations

     

    Un sujet où on est plongé d’entrée de jeu, et où l’auteur nous guide pourtant progressivement au bout de ce qu’il veut en dire. Une première partie, magnifique, imagine la participation de « Paliki » à une expédition ressemblant fort à celle de Gheerbrant. « Barrière d’écume d’un blanc aveuglant », « eau profonde et calme », pirogues glissant dans la forêt « d’un vert impénétrable et bleuté », « vols d’aras », il s’agit ici de saisir la magnificence de la nature sans rien cacher de son caractère impitoyable – pluies, insectes, écueils et rapides. C’est grâce au passage par cette première partie que le lecteur entre déjà sous le signe de l’empathie dans celle qui va, ensuite, nous narrer l’arrivée chez les Yanomami, la découverte de leur mode de vie, l’adoption de Paliki au cours de séjours successifs parmi eux, son accès à ce qu’il serait impropre de nommer leur vision du monde. Et cette deuxième étape mène à son tour tout naturellement, hélas, à l’intervention des Blancs venus « ouvrir un grand chemin » à travers la forêt et « déchirer la terre » avec leurs « machines » et leurs « explosions ». Le récit devient alors celui des combats menés par l’héroïne pour défendre les Indiens, puis de la mort paisible que l’auteur lui prête parmi eux, avant de se terminer par la fuite des derniers survivants au Venezuela lorsque l’élection de Bolsonaro aura entraîné un surcroît de violence à leur encontre.

     

    On le voit, le lecteur est graduellement initié à ce qui se présente comme l’histoire d’une initiation. Elle se fait, dans la fiction, par le biais d’un objet : l’appareil photo. Tout commence de ce point de vue par une faute originelle, quand, lors de sa première visite, Paliki déclenche « l’effroi et la colère » des Yanomami devant la captation de leur image. La photographe aura dès lors à cœur de faire accepter l’objet et le geste, qui deviendront au contraire moyen d’entrer en contact, puis moyen de lutte, lorsque les clichés, devenus célèbres, contribueront à intéresser le monde aux modèles. L’évocation de ceux-ci cède alors dans le texte la place à la description de leurs images, inspirées par celles que prit la vraie Claudia Andujar – telles ces fameuses photos d’adolescents nageant en ne laissant émerger de l’eau que leurs visages : « Elle put saisir ces faces heureuses aux yeux fermés qui répandaient leur clarté entre les sombres rives ».

     

    La magie de Paliki répond ainsi à celle des Yanomami. Pour eux, les esprits sont « innombrables et incroyablement prompts à parler aux humains ». Notamment par le biais des rêves : « Les Blancs ne savent pas vraiment rêver », dit le jeune chaman devenu le plus proche ami de l’héroïne. « Leurs rêves viennent difficilement et s’échappent trop vite (…). Omama a mis les rêves en nous. Ils nous emportent loin ; ils sont inépuisables ». Ce rapport rêveur au monde est tout sauf rentable, à l’époque de la technique triomphante. Comme l’est, peut-être pour les mêmes raisons, l’activité littéraire. L’intelligence et la profondeur de ce mince roman est d’avoir compris que le plus sûr moyen de défendre le premier par l’écriture était de faire confiance à la seconde et à ses pouvoirs.

     

    P. A.

     

    Illustration : photo Claudia Andujar

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