• Un chien à ma table, Claudie Hunzinger (Grasset)

    photo Pierre AhnneAprès Bambois, la Survivance, les Hautes-Huttes…, bienvenue aux Bois-Bannis. Chez Sophie et Grieg (ex-Sils, puis Nils). Dans cette maison isolée, quelque part dans les Vosges, où tous deux se sont retirés, il y a une vieille ânesse et des livres. Lui passe son temps à les lire, elle est « écri-vaine » (lui dixit), son dernier roman paru s’intitulait Les Animaux (pas Les Grands Cerfs). Bien sûr, ils se sont rencontrés « à l’école maternelle, après l’annexion de l’Alsace par les nazis, après la guerre, à la Libération » (1).

     

    Claudie Hunzinger raconte toujours la même histoire, et cette histoire ressemble beaucoup à la sienne. On retrouve ici sa fierté parfois un peu insistante de l’avoir vécue, les thèmes aussi qui la parcourent et hantent les ouvrages où elle l’évoque : la nature, et, singulièrement, l’animalité ; la passion des lieux à l’écart et des refuges ; le conflit et, parfois, la complémentarité entre monde naturel et technique, réel et connaissance du réel.

     

    yes I will yes

     

    En même temps, ça n’est jamais la même histoire. Sophie et Grieg sont devenus vieux. « Mon corps était en train de prendre avec moi ses distances », constate-t-elle. Et tous deux « compt[ent] ensemble [leurs] années évanouies ». Depuis « quatre ans », elle n’a « plus bouclé de roman ». Elle se sent « fragile comme jamais encore dans [sa] vie », et, pour tout dire, « en bout de course ». Le monde aussi est devenu (encore plus) vieux. Le sentiment diffus d’une menace plane : la mort, bien sûr, même si les deux complices savent l’exorciser à coups de fantasmes plaisamment macabres ; mais aussi un péril plus général, « le début de la Fin », peut-être, « de la fameuse Fin ».

     

    Là-dessus, arrivée inopinée de Yes. Une chienne perdue ou, plutôt, « une petite bombe d’enfer. De l’énergie pure », avec « son adoration de la vie », le « grand oui » qui lui a valu un nom soufflé par Joyce (« and yes I said yes I will yes »). Elle restera un an aux Bois-Bannis, dans une proximité absolue avec Sophie, en qui elle a reconnu une semblable, celle-ci, comme Janet Frame, se sentant plus proche du monde animal que de l’espèce humaine.

     

    La visiteuse, disparue, une fois sa mission accomplie, aussi mystérieusement qu’elle avait surgi, aura joué le rôle de l’ange auquel l’allusion du titre l’assimile. Grâce à elle, nos deux héros vont conjurer les périls ou du moins dominer l’angoisse que ceux-ci suscitent ; la vieillesse va devenir pour eux une excitante « expédition en zone inconnue » ; un livre, enfin, va recommencer à s’écrire – celui que nous lisons.

     

    « Mon corps et la forêt »

     

    Sitôt ces mots posés, on s’avise des malentendus auxquels ils peuvent donner lieu. Et il est vrai qu’on craint souvent de voir le nouveau roman de Claudie Hunzinger tomber dans une forme de bien-pensance, et de complaisance pour la mode qui ne serait paradoxale qu’en apparence. Seulement il y a toujours quelque chose qui l’en garde, et ramène ses pages hors des sentiers frayés, vers ces marges et ces « broussailles » que l’auteure aime et revendique. Évoque-t-elle le massacre cynégétique de 35 000 sangliers ? C’est pour ajouter : « J’avais du mal à imaginer leurs masses amoncelées en un immense tas sous le soleil telles les entrailles sacrées de la nuit »…

     

    Non, ce n’est pas un roman écolo-féministe, ni un plaidoyer pour la décroissance, et pas davantage une mise en scène du grand âge, promu depuis peu thème porteur. En fait, ce n’est pas un roman du tout. La chienne semble bien s’être enfuie de chez un zoophile, lequel, peut-être, la traque toujours ; des gens très bizarres errent aux alentours de la maison solitaire, et parfois s’en approchent… Cette ébauche d’intrigue tournera cependant au Désert des Tartares ; on en restera à « la possibilité du désastre ».

     

    Donc, pas un roman. Et si on dit journal ou réflexion poétique sur l’être au monde, ce ne sera pas tout à fait ça non plus. Ce livre, qui se situe au confluent de plusieurs genres et qui les déjoue tous, a des allures de somme, cela, du moins, est sûr. La narratrice y fait le point : où en est-elle ? Par rapport à la maîtrise du monde par la technique, et aux ravages qu’elle occasionne ; par rapport au corps, vieillissant, mais toujours désirant, et désirant le corps de l’autre ; par rapport à l’écriture, évidemment ; par rapport, cela va sans dire, à la nature : « Une nouvelle équipée. Avec mon corps. Avec ce qui reste de mon corps. Avec ce qui reste de la forêt. Mon corps et la forêt ».

     

    « Le rébus du monde »

     

    Ce n’est plus la même histoire parce que les personnages et le monde ont vieilli, mais pas seulement. Des déplacements, de subtils et parfois nets décalages se produisent par rapport aux textes précédents. Pendant longtemps, dans les livres de Claudie Hunzinger, il s’agissait d’accéder à un espace intermédiaire entre l’être humain et le réel extérieur à lui. Dans Les Grands Cerfs, déjà, la narratrice se sentait devenir cerf elle-même (2). Ici, elle part du constat de son appartenance fondamentale au monde naturel. Animal, mais aussi végétal. D’où cette page étonnante où, rentrant des bois, elle sent « la forêt se retirer [d’elle] », « le système lymphatique des troncs, la ponctuation des bourgeons à venir, le réseau des racines » quitter son corps qu’ils avaient envahi.

     

    Écrire, dès lors, devient une activité ambiguë, qui exige d’« être au monde intensément tout en n’y étant plus », et qui s’efforce de joindre monde naturel et monde humain innervé par le langage, tout en les gardant à distance (« Le crayon était le tiret qui me reliait encore aux humains »). Mais le réel aussi est une écriture. « Une salamandre étale sous mes yeux le rébus du monde », dit Sophie. Et Yes « lit », de la truffe, le texte de la nature. Fondre ce texte et les propos tenus par la voix de « celui qui monologue sous les mots (…), qui nous utilise » et qui « s’appelle Logos », voilà l’ambition folle avouée, entre les lignes, par ce livre de toutes les audaces. Le point de fusion, impossible à atteindre, en est le cœur.

     

    P. A.

     

    (1) Pour éclairer ces allusions, voir les précédents livres de Claudie Hunzinger, en particulier : La Survivance (2012), La Langue des oiseaux (2014), L'Incandescente (2016) et Les Grands Cerfs (2019), tous chez Grasset

    (2) Voir ici.

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  • Commentaires

    4
    Monica D
    Dimanche 18 Décembre 2022 à 20:38

    J'ai trop croisé de chiens hargneux pour n'avoir pas hésité avant de lire ce livre. Et si j'ai été un peu agacée au début par l'antispécisme de l'auteure, j'ai vite été intéressée par la multitude des thèmes abordés, séduite même.

    Tu as raison, c'est une somme, où se mêlent réflexions et émotions.

    C'est avec un grand plaisir que j'ai retrouvé celle qui a écrit "La Survivance", livre que j'ai découvert grâce à ton blog. 

      • Lundi 19 Décembre 2022 à 10:46

        Je suis content de t'avoir fait connaître cette auteure, si originale dans le paysage littéraire...

    3
    Fabienne
    Mardi 8 Novembre 2022 à 19:52
    Fabienne
    Très alléchant, je craignais du mièvre, on en est très loin!
      • Mercredi 9 Novembre 2022 à 08:48

        Ah non, pas mièvre du tout, Claudie Hunzinger ne l'est jamais.

        Bonne lecture !

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