• Smotshè, Biographie d’une rue juive de Varsovie, Benny Mer, traduit de l’hébreu par Gilles Rozier (L’Antilope)

    www.lemonde.frJusqu’où ira le biographique ? En colonisant le roman, au moins ne changeait-il pas d’objet. C’était toujours l’histoire de gens… Benny Mer, journaliste, traducteur et éditeur israélien, change l’objet, lui, et, du coup, inaugure un genre nouveau : la biographie de lieu — ici, de rue.

     

    La rue Smotshè (en yiddish), Smocza (en polonais) était une longue artère dans un des quartiers juifs de Varsovie. Elle s’est trouvée placée au cœur du ghetto. Notre auteur a entrepris de rassembler tout ce qu’il a pu trouver sur ce sujet, c’est le cas de le dire, bien délimité : extraits de presse, textes littéraires, documents d’archives et témoignages recueillis auprès des rares anciens habitants encore en vie ou de leurs descendants. Il y a ajouté des photos, prises, pour la plupart, entre les deux guerres. Et il a élaboré une construction simple et singulière : naissance de l’héroïne, à la fin du XVIIIe siècle ; sa vie d’un numéro à l’autre, avec trois pauses consacrées en particulier aux enfants de la rue, aux relations qu’y ont entretenues Juifs et Polonais non juifs, aux théâtres qui y ont existé. Conclusion, enfin, évoquant les écrivains y ayant vécu ou en ayant parlé. Glossaire. Bibliographie.

     

    Kaléidoscope et mémoire

     

    Le biographique, romanesque ou non, s’attaque volontiers aux grands hommes. Mais, dans quelque guide que ce fût, « on n’invitait jamais personne, ni les Polonais ni les touristes, à visiter la rue Smotshè ». C’était, du début du XXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, une rue populaire et, en grande partie, pauvre. Beaucoup d’appartements d’une pièce, où s’entassaient parfois des familles entières, toujours sous la menace d’une possible expulsion. Ce qui explique aussi que l’activité politique était intense, et que sionistes, bundistes, communistes se côtoyaient et rivalisaient auprès de « la population ouvrière organisée ». Ce qui n’empêchait pas le succès des théâtres où l’on se pressait pour pleurer à d’invraisemblables mélos en yiddish, pleins de filles perdues retrouvant in extremis le chemin de l’honneur.

     

    Tout cela ne répond cependant pas à la question dont Benny Mer reconnaît qu’elle lui a été posée par tous ceux qu’il a pu entretenir de son projet : pourquoi Smotshè ? Pourquoi le choix de cette rue peu prisée, voire méprisée, sur laquelle les témoignages écrits proviennent souvent de la rubrique des faits divers ?... Certes, ce lieu où résidaient plusieurs dizaines de milliers de personnes ne peut qu’être représentatif d’une époque et d’un mode de vie : « Le yiddish est un kaléidoscope qui a donné naissance à des combinaisons surprenantes, et souvent belles d’un point de vue linguistique et culturel ; il en est de même de Smotshè ». La raison principale pour l’avoir élu est pourtant ailleurs, et autorise précisément à parler à son propos de biographie. La rue dont il s’agit ici a vécu. C’est-à-dire aussi qu’elle a cessé de vivre, quoiqu’une voie du même nom existe au même endroit de la Varsovie actuelle. Mais les bombardements n’ont pas seuls effacé Smotshè en tant que telle : « La plupart des habitants de cette rue ne sont pas morts de mort naturelle. Nombre d’entre eux trouvèrent la mort dans le ghetto de Varsovie ou à Treblinka ».

     

    « Ma sœur aux yeux verts… »

     

    « Partir à la recherche de ces disparus, c’est ce que j’ai essayé de faire », ajoute Benny Mer. Son livre si plein de vie est un mémorial. C’est ce qui explique l’émotion qu’on éprouve à le lire, et que les coquilles qui parsèment le texte (« nombreux de leurs poèmes », « ils naissèrent »…) ne peuvent atténuer. Jamais au premier plan, l’écrivain israélien n’hésite pourtant pas à intervenir directement de temps à autre. Il se montre visitant les lieux actuels ; avoue s’identifier particulièrement aux enfants de Smotshè, lui qui, dans sa propre enfance, « viv[ait] dans la clandestinité, en contrebande, terrifié par le monde extérieur et [se] dissimulant dans diverses cachettes toutes plus étranges les unes que les autres » ; il évoque sa découverte de Ben-Tsion Witler, « étoile montante de Smotshè [dans les années 1930], grâce aux disques vinyle [qu’il achetait] chez un disquaire de Tel-Aviv après avoir commencé à apprendre le yiddish ». C’est cependant d’un autre côté qu’il faut chercher la véritable origine du livre et les raisons du choix de cette rue populaire-ci plutôt que d’une autre.

     

    Mer cite dès le début le bouleversant poème consacré par l’écrivain yiddish Binem Heller à sa sœur, dont il indique qu’il a constitué sa « clé d’entrée » dans la rue Smotshè  :

     

    « Khayè, ma sœur aux yeux verts,

       Khayè, ma sœur aux tresses noires,

       Khayè, cette sœur qui m’a élevé

       Rue Smotshè, dans la maison aux marches cabossées.

     

       (…)

     

       Khayè, ma sœur aux yeux verts,

       Un Allemand l’a fait brûler à Treblinka.

       Et moi, je suis, dans l’État juif,

       Le tout dernier à l’avoir connue ».

     

    Benny Mer reviendra longuement, dans son chapitre final consacré à la littérature, sur ce poète communiste, réfugié en URSS pendant la guerre, retourné ensuite en Pologne, où il fut, toujours en yiddish, un auteur connu et célébré, avant de fuir le pays pour s’installer en Israël et y devenir un sioniste convaincu. Le livre finit ainsi par où il a commencé. Et cette boucle bouclée le place définitivement sous le signe de la mémoire et du deuil.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :