• www.opisybroni.republika.plDelcourt, qui fut longtemps une maison consacrée à la bande dessinée, fait peau neuve et s’adjoint une collection de littérature. Il y a, semble-t-il, tout lieu de s’en réjouir, si on en juge à ce deuxième titre paru. Dans le roman de Dirk Kurbjuweit, qui est rédacteur en chef adjoint au Spiegel, toutes les conditions du thriller sont réunies. Randolph et Rebecca sont un couple berlinois aisé. Elle a cessé pour l’instant de travailler, il est architecte. Deux enfants, un agréable rez-de-jardin. Tout irait bien si Dieter Tiberius ne demeurait pas au sous-sol. Dieter Tiberius a « une grosse tête, un front haut et sa coiffure ressembl[e] un peu à celle d’Elvis Presley ». Il se sert chez « Penny » et non dans « un des supermarchés bio » du quartier. « D’un côté l’architecte aisé et bourgeois, marié avec une belle femme, deux enfants, de l’autre, un enfant de la DDASS, seul et sans-emploi, bénéficiant du Hartz-IV, le minimum social ». Lequel commence par adresser des poèmes à Rebecca, puis se met à harceler le couple en prétendant, de façon répétée, qu’il abuse de ses enfants. Plaintes. Visites de la police. Avocats. Comment tout cela va-t-il finir ?

     

    Expulsons le sous-homme

     

    On le sait depuis le début : le père de Randolph, homme taciturne et collectionneur obsédé d’armes à feu, tuera Tiberius et se retrouvera en prison, où le roman commence, lors d’une visite. Pas de suspense, donc. Ni de rebondissements. Sauf un, et quel rebondissement. Mais il se produit tout à la fin de ce long roman, à la lecture duquel on s’aperçoit vite qu’il faut renoncer à l’hypothèse policière.

     

    Nous y suivons la lente et minutieuse reconstitution de tout ce qui a conduit au meurtre. C’est Randolph qui écrit. Pour qui ? Pour Rebecca, qui « ne possède pas encore tous les éléments » ? Pour son père, à qui il n’a jamais beaucoup parlé avant le drame ? Pour son jeune frère, qui le méprise de ne pas avoir réglé son problème tout seul ? Ou pour se persuader lui-même de son bon droit, à moins que ce ne soit de ses torts ?... Tout est là.

     

    Je proteste assez souvent contre les épaisseurs inutiles pour ne pas le souligner quand j’en rencontre un : certains livres ont besoin du volume et de la lenteur. C’est à un processus complexe que nous assistons ici. D’abord, la culpabilisation (comment prononcer cette phrase : Je n’abuse pas de mes enfants ?). Puis, une manière de « possession » : « Je devais me battre contre moi-même, contre des pensées et des images qui me hantaient ». Suivent en effet des idées plutôt inhabituelles chez un membre éclairé des classes supérieures : « Si tout cela était arrivé à Singapour, ils en auraient fini depuis longtemps avec Dieter Tiberius » ; « L’État ne protégeait pas ma famille, moi seul étais en mesure de le faire » ; « Si quelqu’un doit partir, alors c’est notre sous-homme » (c’est-à-dire, bien sûr : « l’homme vivant au-dessous de chez nous »). Pourtant, nos héros refusent avec indignation de faire usage de la violence. En quoi ils ont tort : « quelques coups de poing auraient peut-être suffi » à chasser Tiberius, lequel, par conséquent, « serait encore en vie ». Mais Randolph préfère recourir à « une stratégie » tissée « dans les tréfonds de [son] subconscient », faite de récits accablés à sa mère, qui les répétera fatalement à son père, ou de silences (« comme notre famille sait si bien faire »). Tout cela conduisant à l’issue que l’on sait. Bilan : « Notre couple est resté soudé, on peut au moins remercier Tiberius de nous avoir remis en selle ».

     

    Allemagne, mère blafarde

     

    On voit quelles régions explore le roman de Dirk Kurbjuweit, inspiré, paraît-il, de sa propre histoire. Exposées (mais le sont-elles toutes ?), les hypocrisies du bourgeois progressiste deviennent des contradictions, dont le détail suffirait déjà à installer le lecteur moyen dans un salutaire inconfort. Mais l’auteur allemand va plus loin qu’une réflexion purement morale sur le thème : courage et lâcheté. Ce qu’il esquisse, c’est une interrogation qui porte sur la démocratie et son fonctionnement, les rapports entre principes et faits, droit et violence.

     

    Et, en élargissant encore le point de vue, c’est toute l’histoire de l’Allemagne, de l’après-guerre à l’époque actuelle, qui se déplie. Images d’une enfance sous Adenauer, dominée par un père que les bombardements vécus dans sa propre enfance ont traumatisé et qui ne sort jamais sans un holster bien garni. Souvenirs de la guerre froide, et de l’époque où « Berlin grouillait d’agents [secrets] ». Crainte de la guerre nucléaire, qui fera du fils un pacifiste pendant la crise des euromissiles, en octobre 1981.

     

    « J’ai toujours voulu fuir », reconnaît le héros-narrateur. Et son histoire, comme celle de sa famille, est celle des démons engendrés par la peur, sous toutes ses formes. Mais ces peurs ne sont pas seulement celles d’un pays et d’une ville longtemps placés « au cœur d’une lutte entre deux systèmes, entre le bien et le mal ». Ce sont aussi les nôtres. Et l’écrivain allemand a inventé une manière assez diaboliquement habile de nous installer face à elles.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    « Comme les biscuits, sauf l’orthographe », avait-il coutume, à ce que l’on prétend, de dire. Né en 1943, Jean-Marc Belain est mort il y a quatre ans, dans un oubli quasi total. Il avait publié entre 1978 et 1995 cinq romans, tous parus dans la célèbre Série noire, avant de disparaître des radars et des rayonnages.

     

    C’était la fin des années 1970. Le reflux du Sens et celui des avant-gardes avait laissé le champ libre au grand retour des genres, envisagés sous l’angle d’un nouveau maniérisme qu’on appelait alors postmodernité. Rien de tel chez Belain. Et pas davantage de réelle filiation avec le roman noir américain des années 1930, remis alors au goût du jour par Jean-Pierre Manchette, et dénonçant sur le mode désespéré le pouvoir de l’argent et la corruption générale. Il s’inscrit, si l’on veut, dans une autre tradition du roman policier, qu’on pourrait appeler métaphysique. Tradition qui, partie de Dostoïevski, courrait jusqu’à Faulkner, Bernanos et Giono. Mais ces grands exemples restent plus à distance du genre. Chez Jean-Marc Belain, les figures et les ingrédients du polar sont tous là : meurtres, disparitions, filatures, enquêtes ; armes, nuits de guet dans des voitures ; nababs tout-puissants et sbires détraqués. Cependant, aussitôt posés, ces composants traditionnels sont comme repoussés à l’arrière-plan de ses livres, où ils ne semblent soudain rien de plus que des silhouettes découpées dans un mince carton pour servir de toile de fond en ombres chinoises : il s’agit de laisser toute la place à la pure angoisse d’être au monde.

     

    « Il était temps de s’y remettre… »

     

    C’est elle qui se déploie, par exemple, dans La Soupe au cercueil (1982), à l’occasion d’une de ces scènes de guet que j’évoquais plus haut comme constituant un topos du genre. Le privé de service (en l’occurrence, il s’appelle Jack Laban), au volant de sa voiture garée le long d’une rue nécessairement sombre, glisse dans une rêverie sur le mystère de la présence, qui se prolonge sur trois pages pleines et tourne presque au poème en prose. Pour s’interrompre sur une phrase que l’auteur paraît bien s’adresser à lui-même : « Mais il était temps de s’y remettre car le rouquin sortait du bar ».

     

    Mieux encore, au milieu d’un échange de tirs, Fred Balnais, à l’abri derrière un muret, l’arme au poing, a du mal à ne pas se laisser distraire par une fissure dans le béton où se débat un insecte visiblement plus intéressant, dans son obstination énigmatique, que les délinquants pourtant très malintentionnés tapis dans les bosquets d’en face (Pourquoi tu tues ?, 1988 — les titres, Maccabées sur canapé, Les pruneaux sont servis, Pédéraste et Médisante, dans la tradition Série noire, ne sont vraisemblablement pas de Belain lui-même).

     

    À propos de rien

     

    Ce dernier exemple ne doit cependant pas induire en erreur : Laban, Balnais, Bienal, ces personnages interchangeables, affublés de transparents anagrammes, n’ont pas grand-chose à voir avec le Roquentin de La Nausée. La seconde originalité de notre auteur, après l’usage qu’il fait de la métaphysique, est la métaphysique singulière qui est la sienne et dont la construction de tous ses romans offre une image des plus frappantes. Ça commence toujours de façon très classique. Le héros est un détective privé que les vrais flics, ses anciens collègues, détestent, et réciproquement (concession à l’époque). Il occupe un petit bureau, où il reçoit des clients louches (« Le type mentait si bien que ça se voyait tout de suite »…). Après cette mise en place, un grand vide central : on piétine, on fait du sur-place, on observe des scarabées. Enfin, dans les vingt dernières pages, Belain semble se rappeler qu’il a un polar à écrire : il essaie de rattraper le temps perdu, tout s’accélère, ça tiraille de partout, on n’y comprend plus rien. Le dénouement est un paroxysme.

     

    Le recours à cette structure, qui pousse d’ailleurs à la limite les règles du polar traditionnel, est trop systématique pour ne pas être délibéré. Plutôt que de déjouer ou de déconstruire le récit policier, notre écrivain le creuse, le vidant de sa substance, qu’il remplace par autre chose. Son contenu se trouve aspiré dans une sorte de vortex central : on perd de vue l’objet de l’enquête et pourtant l’enquête se poursuit, devenue la forme même de l’humaine condition ­— une enquête sur rien.

     

    Cette passion du néant, qui est la caractéristique des étranges romans policiers de Jean-Marc Belain, se traduit dans un détail qui pourrait d’abord apparaître, là encore, comme un tribut payé aux conventions du genre. À chaque héros de roman policier, en effet, sa manie ou son attribut particuliers, boisson, vêtement, qui tiennent lieu d’épithète homérique et de clin d’œil complice au lecteur. Une célèbre auteure française a même inventé de faire parler un de ses héros en alexandrins (tous boiteux car, visiblement, elle ignore complètement les règles en la matière, passons). Ici, ce sont les goûts musicaux des protagonistes, toujours violemment contrastés, qui se voient précisés à chaque fois : les Pink Floyd et Wagner, Archie Shepp et André Verchuren, Stockhausen et David Bowie… Comment ne pas voir que ces couples contradictoires s’annulent, et deviennent ainsi un symbole renvoyant à la problématique identité des personnages eux-mêmes ?... Ces privés chagrins et transparents ne sont que des hommes, « faits de tous les hommes… » etc. C’est-à-dire, pour Belain, personne. Ulysse d’aujourd’hui dans les villes, ils étaient voués à l’oubli.

     

    P .A.

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  • www.chineescapade.comTous les livres de Mo Yan pourraient à la limite s’intituler comme le récit paru en 2013 et qui a pour titre Le Grand Chambard (Seuil, également traduit par Chantal Chen-Andro, voir ici). Le chambard du prix Nobel de littérature 2012, c’est bien sûr l’histoire de la Chine populaire, telle qu’il l’a vécue, de la Révolution culturelle aux nouveaux riches. Mais c’est aussi l’existence chaotique du petit peuple des campagnes, narrée sur le mode truculent ­— et, enfin, cette narration elle-même, tout en mélange de tons et en ruptures.

     

    Couvercle de théière et testicule unique

     

    On retrouve tout cela dans le recueil de sept nouvelles, parues dans des revues chinoises entre 1995 et 2000, que le Seuil publie aujourd’hui. Elles mettent en scène des communautés villageoises pleines de figures pittoresques, et ce, à tous les sens du mot : parmi ces « paysans pauvres et moyens pauvres » on compte une borgne, un muet, un aveugle, un enfant à (très) grande bouche, un homme à testicule unique (l’autre a été mangé par les chiens), et beaucoup de gens à tête carrée (l’oreiller en bois de jujubier en est la cause) ; la tête d’un autre personnage « est une lanterne en papier rouge » ; Gracieuse, une des héroïnes, est surnommée « Couvercle de théière », ce qui constitue « un grand éloge de la beauté »…

     

    Le pittoresque, c’est aussi la vie des villages ou des petits bourgs, la nourriture, les fêtes, les commérages, la famille omniprésente et la sagesse populaire — « En l’absence de souci, point de témérité, dans un moment critique, pas de lâcheté » ; « Une femme mariée est comme un cheval en rut, une tape sur la croupe et le voilà qui fait l’important » ; « Seule la merde fraîche peut coller à la peau ».

     

    Voyous héroïques

     

    Parfois, dans ce déluge d’adages, se glissent malignement quelques fragments mal digérés des pensées du président Mao (« Si la chaleur ne peut transformer la pierre en oiseau, elle peut transformer un œuf en oisillon »). Car la politique et l’Histoire ne sont jamais loin — comment pourrait-il en être autrement ? Le conflit entre l’ancien et le nouveau joue un rôle essentiel, « les seize points de la grande Révolution culturelle » se mêlant aux considérations sur le fauchage des blés. Mais si les cadres et les officiels sont souvent ridiculisés, l’image du régime ou de ses mutations est d’une complexité et d’une absence de manichéisme qui sont peut-être pleines de prudence. Ainsi le dernier récit, sans doute le plus beau, constitue-t-il un petit chef-d’œuvre d’ambiguïté idéologique. Au début de cette nouvelle, intitulée Graine de brigand, You Douguan manque d’être fusillé pour désertion ; puis, ayant usurpé par ruse le pouvoir du commandant de sa brigade de « civils mobilisés », il l’exerce si efficacement qu’il mène à bien la mission assignée, conquérant au passage l’estime de l’instructeur politique. Mais le « voyou » se prend lui-même d’admiration pour « ce communiste squelettique » qu’habite une foi « inébranlable ». Et cette conversion annonce la métamorphose du quasi-déserteur en héros de la guerre contre les nationalistes. Tout cela enveloppé dans un récit virtuose où se mêlent épopée, grotesque, tragique et un brin de fantastique, le tout ponctué d’échappées lyriques éblouissantes.

     

    Car le troisième grand personnage, après le peuple et l’Histoire, c’est l’écriture. Les narrateurs de Mo Yan adoptent souvent le ton faussement naïf du conteur populaire : « Vous pouvez vous faire une idée de mon humeur du moment ? Non, impossible. Car vous ne l’avez pas vue quand elle lui parlait »… Cependant, sous cette apparente bonhomie, c’est une sophistication extrême que révèlent ces histoires dont les dénouements souvent se dérobent : le héros de la nouvelle-titre, devenu homme des villes et retournant pour une visite nostalgique dans le village de sa jeunesse, y répondra-t-il au désir de son amie d’enfance retrouvée ? Celui de Trois chevaux, qui semblait préférer à sa femme ses bêtes, les a-t-il fait mourir d’épuisement sous nos yeux uniquement pour qu’elle lui revienne ? Gracieuse, alias « Couvercle de théière », a-t-elle pour finir été tuée, et par qui ?...

     

    « Soie rouge », « arbre mort », « sons de cloches épars »…

     

    Ce caractère énigmatique et comme inachevé n’est qu’une des formes que prend le (faux) désordre généralisé qui est le principe de récits troués d’ellipses et en proie au mélange constant des tonalités. Au milieu de scènes d’action frénétiques, ce sont parfois de brefs coups d’œil au cadre naturel, splendide en son indifférence. Car les sensations, olfactives ou, plus souvent, visuelles, jouent un rôle central : « Le ciel pâlit, (…) tout l’univers, des arbres aux herbes fanées, est teint en rouge » ; « La lumière hivernale est comme une douce soie rouge circulant entre ciel et terre » ; « Le crépuscule s’effaçait sans bruit, le ciel devenait d’un bleu pâle laiteux, (…) de la rivière Balong s’élevaient les souffles d’une brume légère »…

     

    Au hasard de ces paysages d’estampes, admirablement restitués dans la traduction de Chantal Chen-Andro, on aperçoit « un arbre mort et des choucas, un temple antique et des sons de cloches épars, une grève et des oies sauvages, une lune tronquée en forme d’arc »… Mais non : cette énumération décrit les images nées d’un air joué au violon par « le petit aveugle » de la nouvelle intitulée Musique du peuple. Et c’est aussi, bien sûr, dans cette belle mise en abyme, du violon de Mo Yan qu’il s’agit.

     

    P. A.

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  • www.espacemasson.beOn a envie de le relire, ne serait-ce que pour faire pièce aux idées reçues. Car tout le monde l’a lu, peu ou prou, et même appris. Toutes les quelques pages, en feuilletant ces Nonante-neuf poèmes, on se dit : tiens ! c’était donc aussi de lui… Et ce n’est pas là le moindre charme de la petite anthologie, établie par Rony Demaeseneer, Christian Libens et Rossano Rosi, qui vient de paraître dans la collection Espace Nord, dont j’ai déjà souvent parlé.

     

    « Ni Villon ni Verlaine »

     

    En effet, comme le titre suffirait à le rappeler aux distraits, Maurice Carême était belge. Né en 1899 à Wavre. Milieu modeste. Instituteur, ça va sans dire. Mais qui put, dès 1943, cesser de l’être, pour vivre uniquement de sa poésie. Quelle époque… Reconnu internationalement, couvert de prix, traduit en de multiples langues, il mourut en 1978 à Anderlecht, où il avait commencé à enseigner (« Tu n’es ni Villon ni Verlaine. / Ta vie ne fut que quotidienne : / Une pelote de semaines / Qui se déviderait pour rien »).

     

    Ce qui nous ramène aux idées reçues : parfois, le pire est qu’elles ne sont pas infondées. N’en déplaise aux trois auteurs du choix et de la postface, enthousiaste et savante, un inévitable parfum de craie s’élève de cette poésie, de blouses et d’encre bleue à même l’encrier (il y avait un petit trou ménagé en haut et à droite du pupitre à son intention : il était amusant, mais peu conseillé, de jouer à l’en faire émerger en le poussant par en dessous).

     

    On repense à tout cela (et était-ce après tout si merveilleux ?) en retrouvant tel vieux tube des préaux d’antan : « L’école était au bord du monde, / L’école était au bord du temps. / Ah ! que ne suis-je encor dedans / Pour voir, au-dehors, les colombes ! » Les nombreux hymnes à la mère semblent écrits pour être appris à l’occasion de la fête réactionnaire qu’on célèbre en chaque mois de mai. Et la fantaisie même de Carême est une fantaisie d’enfant sage (« J’ai rencontré trois escargots / Qui s’en allaient cartable au dos / Et, dans le pré, trois limaçons / Qui disaient par cœur leur leçon »).

     

    La mort derrière la porte

     

    Pourtant, comme vous vous en doutiez, il n’y a pas que cela. D’abord, on entend www.eurocles.comparfois des notes plus sombres. Les portes abondent, chez Carême, et elles sont toujours inquiétantes. « Il s’aperçut que la porte / Était tout en feuilles mortes », dit un poème. Mais un autre se fait plus précis : « Il entendit la mort / Derrière cette porte, / Il entendit la mort / Parler avec la morte ». Et puis, quand il délaisse les facéties pour cour de récré et qu’il adopte résolument le ton quotidien, le poète d’Anderlecht se révèle un authentique disciple d’Apollinaire. Voire, et mes lecteurs savent quel éloge c’est dans ma bouche, un contemporain d’Aragon : « La foi, l’amour, l’argent, la gloire / Chacun joue le jeu comme il peut. / Mais on devient si vite vieux / Au cœur de cette immense foire ».

     

    Surtout, Carême a eu le génie de s’en tenir au vers régulier. La postface le dit fort bien : contrairement à ce que s’imaginent tant les naïfs que les poètes du dimanche, la métrique et la rime ne sont pas choses ringardes ; et le vers régulier de Carême n’est pas si régulier que ça, ce qui lui permet de produire, au fil du propos, d’assez subtiles dissonances. Rosi, Libens et Demaeseneer en donnent des exemples aussi convaincants que précis.

     

    Alors, au dictionnaire des idées reçues : Carême, poète pour maîtres d’école ?... Oui. Mais il avait ses jeudis.

     

    P. A.

     

     Illustration : Le tableau de Georges Braque, Deux oiseaux, date de 1961.

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  • commons.wikimedia.orgPuisque le roman biographique est dans l’air du temps, lisons des romans biographiques. Et, à tout prendre, autant qu’ils soient bien faits. Un petit éclat supplémentaire nimbe celui-ci, qui, en une sorte particulière de mise en abyme, paraît chez un éditeur dont les origines glorieuses s’y trouvent rappelées au passage. Où, en effet, sinon au Mercure de France, publier un livre consacré à Jarry, qui fit ses débuts dans la revue (re)fondée en 1890 par Alfred Vallette et son épouse Rachilde ? Lequel Mercure est au demeurant l’éditeur aujourd’hui le plus soucieux de diffuser la littérature née entre fin de siècle et Belle Époque — rééditant, par exemple, Sixtine, roman de Remy de Gourmont qui faisait, comme Patrice Trigano le rappelle, l’admiration du père d’Ubu (à propos de ce roman, voir ici).

     

    Paysages et portraits

     

    Aussi bien est-ce le tableau d’une époque qui nous est donné ici. Les visages connus s’y pressent : « Au fil des rangs on reconnaît José-Maria de Heredia, Edmond Rostand, Jules Renard, le jeune André Gide, Paul Valéry… ». De ces portraits de groupe, quelques figures se détachent : Natanson, le créateur de La Revue blanche ; Vallette ; Rachilde, donc, officiellement son épouse, qui scandalisa avec son roman Monsieur Vénus et n’hésitait pas, vêtue en homme, à « faire, cigare au coin des lèvres, son entrée au bal Bullier, accompagnée d’une prostituée ». Portraits, mais aussi paysages, comme ceux des bords de Seine ou ce tableau d’une « soirée d’été sur le boulevard Saint-Germain », charmant jeu d’ombres et d’éventails voué au culte des apparences et à la confusion des classes comme des genres.

     

    Mais le personnage principal, c’est Jarry, à qui Patrice Trigano consacre le dernier volume d’une trilogie, après Artaud (La Canne de saint Patrick, Léo Scheer, 2010) et Raymond Roussel (Le Miroir à sons, Léo Scheer, 2011). Passé le titre (aurait pu mieux faire…) on plonge, c’est le cas de le dire, dans le vif du sujet : « Grincements… soubresauts… Dérapage ! », l’insaisissable Alfred entre en scène sur sa fameuse bicyclette, traversant Paris à toute vitesse comme il le fit de sa brève existence placée sous le signe de l’instabilité et du mouvement. Pour lui, « rien n’est certain, pas même l’incertitude, rien n’est figé, pas même l’immobilité ». « Tout est mouvant, changeant, multiple, incohérent et confus ». Ce virtuose de l’absurde voit la vie comme un vaste et effervescent méli-mélo. Comment lui-même tiendrait-il en place ? Avant de parler, timide compensant par la provocation et la théâtralité, il gesticule « tel un escrimeur qui se lance à l’assaut ». Et sa vie est faite d’incessants va-et-vient d’un lieu à l’autre : « Vous n’êtes bien nulle part », constate le narrateur, qui, tout au long du livre, s’adresse directement à lui.

     

    Les rêves du surmâle

     

    Cette existence frénétique, imbibée d’éther et d’absinthe, nous en voyons défiler les moments marquants : création d’Ubu roi ; scandale et coup de revolver lors du banquet donné par Le Mercure à la Taverne du Panthéon (et devenu, sous la plume de Gide, dans Les faux-monnayeurs, le « banquet des Argonautes ») ; passage du Mercure à La Revue blanche ; installation au « phalanstère » créé par Vallette et Rachilde à Corbeil-Essonnes ; contacts avec Mallarmé ; déménagement rue Cassette ; glissement progressif dans la misère et la déchéance ; mort à l’hôpital de la Charité, à Paris. Plus quelques retours en arrière sur les années d’enfance et de lycée, mais tout cela sans tenter, heureusement, de répondre à la question : au-delà du provocateur de génie, inventeur de la pataphysique et précurseur du surréalisme, qui est Jarry ?  

     

    « Cette question ne vous intéresse pas », constate le narrateur. Et lui-même prend bien soin de laisser tous les mystères entiers, à commencer par ceux d’une vie sexuelle apparemment absente si ce n’est par le biais du fantasme, quand son imagination entraîne l’auteur du Surmâle « dans les bouges les plus infâmes », « monde de la voyoucratie et de la prostitution masculine »… L’emploi permanent du vous, qui surprend un peu au début, conserve au personnage son statut d’objet énigmatique tout en faisant du texte un long monologue tendu dans un impossible effort de communication. Pour peindre un homme « incapable de dire si tout ce qui [lui] arrive procède d’un rêve ou d’un surprenant éclatement de la réalité », c’était, à l’évidence, la bonne distance.

     

    P. A.

     

    Illustration : portrait d'Alfred Jarry par Félix Vallotton

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