• Quelque chose à te dire, Carole Fives (Gallimard)

    www.lemagducine.frPremière originalité par les temps qui courent : voilà un roman qui n’essaie pas d’être autre chose qu’un roman. Qu’on en juge… Elsa, jeune auteure qui, pour parler comme les professionnels de la chose, n’a pas encore vraiment trouvé son lectorat, est pleine d’admiration pour Béatrice Blandy, laquelle possède toutes les caractéristiques de la grande écrivaine : elle a « peu écrit, cinq romans seulement en trente ans », ne fait pas partie de ces auteurs qui « à chaque rentrée littéraire (…) monopolisent les plateaux télévisés », mais « l’écriture répon[d] chez elle à une sorte d’urgence » et ses textes sont « fulgurants » ; de plus, issue de « la grande bourgeoisie parisienne », elle a « la classe et l’aisance de la classe dominante ». Quand elle meurt brusquement, « tout le gotha littéraire [est] sous le choc ». Et Elsa, pour lui rendre, elle aussi, un modeste hommage, place une phrase de l’idole en exergue de son dernier roman. Ce qui lui vaut son premier vrai succès, et une lettre de Thomas, le veuf, lequel souhaite faire sa connaissance.

     

    Elsa mène l’enquête

     

    La suite, d’abord, semble prévisible : la rencontre mène à l’histoire d’amour et à la liaison régulière. Mais cette intrigue sentimentale n’est pour le lecteur, comme, d’une autre manière, pour Elsa, qu’un leurre, un écran derrière lequel se dissimulait un récit à énigme. Béatrice Blandy avait une œuvre en cours. Où sont cachés les carnets contenant ses brouillons ? Elsa mène l’enquête, va fouiller le bureau de la morte (« Ouvrir la porte interdite. Monter les marches de bois. Entrouvrir le velux… »), finit par découvrir le trésor, caché derrière des livres judicieusement disposés de Nathalie Sarraute (« Ouvrez, Les Fruits d’or, Elle est là…). Reprendre le texte esquissé, le mener à bien, en venir à l’idée que le publier sous son nom est « la meilleure solution », voilà qui va de soi. Ensuite…

     

    Difficile de ne pas raconter la fin, qui dévoile seule tout le sens de l’entreprise ; mais difficile aussi de la raconter sans déflorer un roman qui flirte ostensiblement avec ce qu’il y a de plus fictionnel en matière de fiction : le polar (mâtiné, comme il se doit, de conte de fées, voir plus haut), le thriller psychologique (teinté, inévitablement, de psychanalyse — « Vous feintez ? (…) – Pardon ? – Je vous fais un thé ? »). L’ombre de Hitchcock fait ici plus que planer, l’auteure ne se cachant pas de rendre hommage à deux œuvres du maître : Sueurs froides, grand film sur la manipulation (« Il croit la suivre, mais en fait c’est elle qui mène le jeu »), et Rebecca, fameuse histoire de hantise, où « une jeune femme s’éprend d’un veuf » et devient la rivale d’une morte.

     

    Être une autre

     

    Cependant, Rebecca, c’est d’abord un roman, de Daphné Du Maurier, « qu’Elsa n’[a] jamais réussi à terminer »… Le texte si romanesque de Carole Fives est avant tout le roman d’un roman, celui qui s’écrit sous nos yeux se profilant derrière celui que doit écrire Elsa. Une expérience transgressive (« Ne te gêne pas, fouille ! T’es écrivain ou pas ? ») où celle qui croit violer l’autre et ses secrets est en fait possédée par lui. Partie pour « suivre l’exemple de Béatrice », Elsa « parl[e] d’une vois plus assurée », n’est « plus seule », finit par se demander « qui [est] le fantôme finalement, de Béatrice et d’elle ». Mais « le texte de Béatrice, qu’elle travaill[e] et cis[èle] (…), l’ancr[e], la ren[d] à son désir à elle » : « Pour la première fois de sa vie, alors qu’elle avait usurpé la place d’une autre, Elsa se sentait légitime ».

     

    Le désir, on le sait, est toujours désir de l’autre. Quelque chose à te dire, qui semble faire le portrait de la grande auteure morte, fait avant tout celui d’une écrivaine vivante, marquée par la culpabilité (« C’était la naissance d’Elsa qui avait déclenché la première dépression de sa mère ») et paniquée d’entrer soudain « dans la chambre des parents ».

     

    Tout cela à petites touches, en passant, et sans jamais tomber dans la psychologie en tant que telle. Ce livre ne tombe dans rien : il se tient au bord du policier, au bord du fantastique, au bord de la violence et de l’excès. Le bord est son lieu naturel. Je parle de bord, pas de retenue, et encore moins de bon ton : sous l’élégance de surface se déploie un récit vénéneux, plein de portes dérobées et de profondeurs discrètes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Alfred Hitchcock, Rebecca, 1940

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