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Première neige sur le mont Fuji, Yasunari Kawabata, traduit du japonais par Cécile Sakai (Albin Michel)
Adolescent, j'ai lu Nuée d'oiseaux blancs. J'étais fasciné par le titre. Comment pouvait-on écrire Nuée d'oiseaux blancs ? L'expression, et le fait d'intituler un roman ainsi, me semblaient spécialement emblématiques de l'art japonais, dont je ne connaissais absolument rien. Mais l'art du romancier auquel, je le savais, on venait d'attribuer le prix Nobel, ne pouvait à mes yeux que résumer le Japon dans tout ce que je lui prêtais d'énigmatique poésie. Eh bien j'ai été servi, en tout cas en matière d'énigme. Je me rappelle très bien mon impression de n'absolument rien comprendre, sans pourtant éprouver la moindre difficulté à suivre les événements dans leur cours littéral. Tout était clair, mais de quoi s'agissait-il ?
Évidemment j'ai lu depuis quelques autres textes de Kawabata, jamais sans éprouver à des degrés divers un peu de cette même impression contradictoire. Mais je l'ai retrouvée pleine et entière, quoique complexifiée par l'âge, en découvrant ces six nouvelles, publiées dans des revues entre 1952 et 1960, et qu’Albin Michel traduit et édite aujourd’hui sous le titre de l’une d’entre elles : Première neige sur le mont Fuji. Chaque texte y semble d'une opacité d'autant plus totale que proportionnelle à sa parfaite transparence. De quoi se plaint-on ? Tout est dit. Et le sentiment de perplexité qu'on éprouve pourrait se formuler en une simple question : qu'y a-t-il à comprendre ? Les choses sont là, comme les éléments d'un paysage ou, si l'on veut, les touches de couleur dans un tableau. Et l'émotion qu'on ressent à l'issue de chaque récit ne semble pas davantage appeler l'exégèse que celle que peuvent susciter telles association de volumes ou combinaison de nuances.
Une esthétique de cet ordre se situe nécessairement à l'extrême limite de la narration, qu'elle paraît n'utiliser que comme simple forme et sans y attacher plus d'importance que cela. D'où le caractère presque ironique des intrigues, réduites pour ainsi dire au minimum vital : deux anciens amants que leurs familles ont séparés se retrouvent par hasard des années après et passent ensemble une nuit chaste dans une auberge du mont Fuji ; un écrivain rend visite à un vieux confrère paralysé et aphasique et à sa fille — mais peut-être a-t-il visité un couple de fantômes ; un homme, en rêve, reparcourt son village natal et son enfance ; un autre complimente sa jeune maîtresse pour son odeur, ce à quoi elle répond en lui racontant le suicide de sa mère…
Pas d'histoires à proprement parler, mais des thèmes. Celui, omniprésent, du temps, qui emporte les amours, fait grandir les enfants et flétrit les feuilles de ginkgo ; celui de la guerre, jamais montrée mais encore proche, et qui jette son ombre portée sur la plupart de ces récits ; celui, inévitablement, de la mort. Comme dans les légendes japonaises, les revenants abondent et se mêlent aux vivants, d'autant plus facilement que ceux-ci ne sont jamais que des revenants en devenir — et, à mesure qu'on avance dans la lecture, on est envahi par l'étrange sentiment de parcourir un pays de l'autre côté du miroir, peuplé de spectres calmes et gracieux.
« Les humains parviennent à les voir », dit un chauffeur de taxi qui véhicule régulièrement l'un ou l'autre fantôme surgi sur la banquette arrière au moment du passage devant le crématorium. Mais ils sont invisibles « dans le rétroviseur ». Commentaire du narrateur : « C'est que les yeux regardent. Alors que les miroirs gardent leur sang-froid, sans doute ? fis-je, tout en sachant que c'était bien le même regard humain qui s'attardait à la surface des miroirs ».
Cette réflexion sur la manière de regarder pour voir ce qui peut apparaître nous ramène à la façon de lire ces textes, dont elle constitue peut-être une clé possible, du moins à mes yeux d’Occidental non spécialiste. Tandis que nous nous efforçons d'y distinguer les étapes et le sens d'un récit, chacun d'eux dispose sous nos yeux un réseau de détails infimes qui pourraient bien le résumer et constituer sa vraie raison d'être. Notations où se fixe une sensation fragile et chargée pour cela d'une inexplicable évidence : l' « éclat » d'une chair entrevue dans l'eau du bain, l'image du « mont Fuji sous sa première neige » que reflète la surface d'un lac ; la venue du printemps qui s'annonce en « teintant de rose pâle le ciel nuageux de l'après-midi ». Voilà peut-être les seuls vrais événements de ces nouvelles. Les personnages ne s'y trompent pas, qui s'interrogent à leur propos : « Yûko réfléchissait (…) : qu'avait donc pensé cette femme lorsqu'elle s'était approchée des camélias ? » ; « Soeda devina qu'Ikuko avait repensé à leur fils à cause du vent ». Si ces accidents minuscules les frappent, c'est qu'ils sont distincts du jeu des désirs ou des regrets dans lequel ils restent cependant pris. Ainsi Jirô, apercevant en un éclair le corps de son ancienne amante, est sensible non à sa beauté mais à celle « de cette blancheur » ; Mitsumura se laisse emporter par le plaisir en compagnie de la jeune Amiko, « mais l'odeur douce et ténue qu'[elle] dégag[e] au moment où elle s'engouffr[e] dans la voiture, à l'heure de leur rendez-vous, lui laiss[e] un souvenir infiniment plus durable ».
Le monde est là, en proie au temps et à la mort. Mais, dans son glissement permanent, il fait naître, transitoires et privées de sens, de minuscules épiphanies où notre lien avec lui semble soudain, et sans qu'on sache très bien pourquoi, s'inscrire. Voilà ce que paraît non pas nous dire, mais nous faire voir, dans la perfection de leur propre tremblé, les nouvelles du grand écrivain japonais.
P. A.
photo runnersworld.fr
Ce texte est paru une première fois le 14 septembre 2014 sur le site du Salon littéraire
Tags : Kawabata, Japon, Première neige sur le mont Fuji, rentrée 2014
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