• Pourquoi tu danses quand tu marches ? Abdourahman A. Waberi (JC Lattès)

    pauldjibouti.weebly.comC’est le grand retour du moi. Était-il d’ailleurs jamais parti ?... Quoi qu’il en soit, en cette rentrée littéraire, il est bien là. Le roman biographique marque le pas, la réparation du monde prend du retard, mais toutes les variétés de l’autoquelquechose se portent bien. Sans revenir sur certains exemples qui ont fait grand bruit, il n’est que de voir les ouvrages dont, souvent avec bonheur, je parle, en toute modestie, depuis quelques semaines : François Armanet raconte son adolescence et sa prime jeunesse chez les minets et les maos ; Gilles Rozier narre un souvenir de ses treize ans ; Michaël Ferrier évoque son enfance au Tchad ; Aurore Lachaux, dont il sera question sous peu, parle de son père… Parmi ces livres, (qui sont, tous, cela va sans dire, des romans), plusieurs figurent dans les premières sélections des différents prix.

     

    Mer Rouge, savon de Marseille et croix de Lorraine

     

    C’est le cas aussi du livre d’Abdourahman A. Waberi. Certes, dans ses pages, il s’appelle Aden Robleh. Mais l’enfance et l’adolescence de ce narrateur, dans ce qui s’appelait encore le Territoire français des Afars et des Issas (TFAI), ressemblent sûrement beaucoup à celles de l’auteur lui-même. Tandis qu’il la conduit à son école parisienne, Béa, sa fille, lui pose un jour la question du titre. Pour lui répondre, « Aden » se mue en conteur oriental : « Je vais te raconter le pays de mon enfance (…). Je te parlerai du désert mouvant autour de Djibouti, ma ville natale. Je te parlerai de la mer Rouge. Je te parlerai de mon quartier et de ses maisonnettes au toit en tôles d’aluminium ».

     

    Ce ton apparemment émerveillé, qui mêle vision de l’enfant d’autrefois, adresse à la fillette d’aujourd’hui, et confiance traditionnelle dans les pouvoirs invocateurs de la parole, confère au récit ce qu’on pourrait appeler une indéniable fraîcheur. Elle est sensible dans les images de la France vue depuis son lointain empire : « Paris la capitale aux mille lumières, (…) Marseille d’où nous vient le merveilleux savon ». « Le paysage de mon enfance », dit le narrateur, « est parsemé de croix de Lorraine, de képis de légionnaires. Il a pour arrière-fond les voix du général de Gaulle ainsi que celles de ses lieutenants (…) Messmer, Malraux, Debré ou Peyrefitte ».

     

    Fraîcheur, aussi, des songes que poursuit un enfant rêveur, dont l’imaginaire s’exalte aux « exploits des prophètes Ibrahim, Moussa et Issa, appelés dans les Évangiles Abraham, Moïse et Jésus », avant de passer à Nous Deux et Paris Match, via Blek le Roc, Rahan et Tarzan. Sans parler de Loïs Lane, la compagne de Superman, qu’il voit réincarnée en la personne de Ladane, la jeune bonne (« Quand elle se penchait pour ranger les assiettes, je balayais du regard son dos, ses mollets et surtout ses fesses »).

     

    Fraîcheur trompeuse

     

    C’est charmant, toute cette fraîcheur, mais, quelquefois, ça lasse un peu. On n’est pas toujours très sûr que ce soit une bonne idée d’avoir semé le texte de petits poèmes tels que celui-ci : « Nul besoin d’encouragement. / Je danse en marchant. / Je marche en dansant. / Ça dure depuis plus de trente-huit ans… ». Si, cependant, on finit par tout accepter de ce petit livre, c’est que la fraîcheur y est aussi pour une part de la fausse fraîcheur — ou, disons, l’antidote faussement innocent à des souvenirs parfaitement sinistres.

     

    « Pourquoi maman me détestait-elle autant ? », se demande, tout uniment, notre jeune héros. Lequel ajoute : « Je passais le plus clair de mon temps à penser à la mort ». C’est que l’enfance d’Aden ou de son créateur est placée tout entière sous le signe de la souffrance et de la maladie : fièvres, puis poliomyélite (« Personne ne l’avait dit. Aucun diagnostic n’avait été établi à l’époque »). La démarche « dansante » dont Béa s’étonnait vient de là, cette démarche qui l’« a tenu loin des gamins de [son] âge », lesquels l’accablaient de leurs sarcasmes (« Ce n’est pas avec ton pied bot que tu marqueras des penaltys »).

     

    Tandis que les catastrophes se succèdent (naissance d’un frère, circoncision, cyclone, suicide par le feu de Ladane…), notre héros s’efforce d’éviter ses pairs, fuyant dans l’imaginaire et la lecture (voir plus haut), avant que ses talents pour la rédaction ne finissent par lui valoir la protection des « caïds », dont il fait les devoirs. C’est, plus tard, le lycée qui lui permettra de partir pour de bon (« J’étais égoïste. Je voulais sauver ma peau »).

     

    Pour ceux qui en douteraient encore : l’exotisme n’est pas forcément le paradis. Le livre d’Abdourahman A. Waberi nous le rappelle, ce livre qui avance en claudiquant, entre tendresse inexpiable pour son enfance africaine en morceaux et besoin d’exorciser les souvenirs qu’il en garde. Mais claudiquer, dit-il, c’est danser. Et, à sa manière, il le prouve.

     

    P. A.

     

    Illustration : le désert près de Djibouti

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