• Pas pleurer, Lydie Salvayre (Seuil)

    Pas pleurer, Lydie Salvayre (Seuil) Lydie Salvayre a une voix. Et même souvent des voix, qu’elle sait à merveille entrecroiser en fugues rythmées et chaotiques mêlant formules ironiquement solennelles, tournures populaires et emportements lyriques. Aussi fait-elle partie des écrivains francophones qu’on identifie à l’oreille en quelques lignes. Y en a-t-il tant ?

     

    Comme dans La Compagnie des spectres (Seuil, 1997), ce sont les voix d’une mère et de sa fille qui se tissent ici plutôt qu’elles n’alternent, celle de la fille amplifiant, commentant et relayant celle de la mère dans l’évocation d’une jeunesse bouleversée par la guerre d’Espagne. Évocation à laquelle cette mère se livre avec verve dans une « langue mixte et transpyrénéenne » dont Lydie Salvayre tire des effets d’un comique certain : « Diego est là qui me mire, qui me mange des yeux, qui me relouque comme tu dirais, et si je pose mes yeux sur lui, il détourne les siens comme pris la main dans la bourse ». La logorrhée drolatique et exaltée de Montse, portée et enveloppée par celle de la narratrice principale, charrie dans un désordre savamment et musicalement composé bribes d’espagnol, clichés du bon sens populaire, fragments d’articles ou d’encycliques, cris de révolte, tableaux frémissants de l’atmosphère révolutionnaire de l’été 1936 — « Une ambiance impossible à décrire, impossible, ma chérie, de t’en communiquer la sensation vivante pour qu’elle t’aille en plein cœur. Je crois qu’il faut l’avoir vivi pour comprendre la commotion, le choc, el aturdimiento, la rebelación que fue par nosotros el descubrimiento de esta ciudad en el mes de agosto 36 » (il s’agit de Barcelone).

     

    On n’est pas ravi seulement par le rythme, l’humour, les phrases syncopées qui s’emballent. Il y a comme on dit quelque chose de formidablement sympathique non seulement dans ce dont Lydie Salvayre parle mais dans l’empathie qu’elle manifeste en en parlant. Oui, la révolte, la jeunesse, l’anarchisme espagnol (les trotskistes, pour Lydie Salvayre, n’existent pas ; on dirait qu’elle prend le POUM pour une sorte de seconde FAI), tout cela est exaltant, et l’enthousiasme de la narratrice est d’autant plus communicatif qu’elle sait à l’occasion marquer, discrètement, qu’elle garde une certaine distance (« C’est sept heures, et tu ferais mieux d’aller aux poules. Je t’ai préparé le seau. Mais Josep est intarissable, et les poules, fermées aux idées de Bakounine, attendront encore un peu leur pâtée »).

     

    La narratrice, ou l’auteure ? « Dans le récit que j’entreprends », nous dit celle qui parle ici, et a, elle nous le spécifie, le même âge que Lydie Salvayre, « je ne veux introduire (…) aucun personnage inventé ». Il s’agit donc pour l’auteure de La Déclaration de faire revivre « l’été radieux de [sa] mère », « cet été de jeunesse totale (…) à l’ombre duquel elle vécut peut-être le restant de ses jours ». On ne sait pas dans quelle mesure cette mère ou sa fille ont, comme celle-ci le dit, « embelli » ou « recréé » ce qui ne doit donc pas être considéré comme la matière d’un vrai « roman ». Mais le résultat est indéniablement romanesque. Et même plus : misère, beau mariage, enfant naturel, frères ennemis… « Il n’y a pas plus mélo », reconnaît la conteuse. Qui ajoute un peu plus loin, pour compenser, serait-ce ironiquement : « C’était du Shakespeare ». Il est vrai que Roméo et Juliette, quand on y songe… Seulement voilà : pour faire d’un mélo du Shakespeare, il vaut quand même mieux être Shakespeare. Et pour faire le grand roman de la révolte et de la tragédie espagnole du XXe siècle, il faudrait aussi quelque chose de plus que ce que nous offre, avec toutes ses qualités, Pas pleurer.

     

    D’où vient que plus on avance dans l’ouvrage moins on peut se défendre, malgré la musique, de lire avec un peu d’ennui des choses qu’on voit venir d’autant plus à l’avance qu’on a le sentiment de les savoir déjà ? Le problème n’est pas qu’on les sache, bien sûr, mais qu’on éprouve cette impression. Laquelle ne va pas sans un certain malaise : oui, bien sûr, Durruti, Franco, la Catalogne, Staline… comment ne pas s’enthousiasmer et s’indigner ? Comment ne pas être d’accord avec Lydie Salvayre ? On l’est, on le savait dès le début, au point que l’on en vient à se demander si c’était bien la peine de la lire.

     

    Elle-même semble d’ailleurs avoir voulu ajouter à son livre un ingrédient supplémentaire, comme s’il en était besoin : c’est Bernanos. « Deux voix entrelacées », dit le prière d’insérer. « Celle, révoltée, de Bernanos (…), celle, roborative, de Montse ». C’est-à-dire que de temps en temps la narratrice interrompt le récit de sa mère pour nous rappeler que pendant ce temps-là, à Majorque, Bernanos assiste aux crimes des franquistes et s’indigne. À cette occasion elle cite quelques phrases tirées des Grands Cimetières sous la lune. Et voilà. Sans doute Lydie Salvayre éprouve-t-elle aussi de la sympathie pour la belle figure du grand écrivain catholique. Et comment ne pas la comprendre. Comment ne pas être d’accord avec elle ? Cette sympathie est si sympathique…

     

     

    P. A.

     

    photo http-_espana36.voila.net

     

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