• Nouveaux visages, Danzy Senna, traduit de l’anglais par Yoann Gentric (Actes Sud)

    www.kayak.frC’est l’histoire de Maria, adoptée à l’âge de quelques semaines, et dont la mère, intellectuelle célibataire et noire, a longtemps attendu que les cheveux « perdent de leur raideur, que [la] peau fonce ». Mais non : « Elle garda le teint ocre des danseuses du Cotton Club ». Maria est devenue « une quarteronne hautement éduquée », qui travaille à une thèse d’ « ethnomusicologie » consacrée au suicide collectif, en 1978, des membres de la secte du Temple du Peuple, presque tous des Noirs issus de milieux défavorisés. Elle vit à New York et doit se marier bientôt avec Khalil, qui a « l’air à la fois complètement noir et complètement blanc », et dont la grand-mère « a un matricule des camps tatoué sur le bras ». Mais elle est obsédée par un poète aperçu au cours d’une soirée, et cherche à tout prix à le revoir…

     

    Dans le labyrinthe

     

    Au début, on n’y comprend rien. Que sont Good Times, Allô Nelly Bobo, Drôle de vie ? Qui sont Doug E. Fresh, LL Cool J., Stacy Lattisaw, Vanna White ? Pourquoi, pendant les soirées, faut-il scander The roof, the roof, the roof is on fire ? Pourquoi, quand on prend, dans le Village, un taxi pour Brooklyn, le chauffeur grommelle-t-il : « Putain, c’est une blague » ?... Pourquoi les éditeurs n’ont-ils pas prévu un peu plus de notes pour éclairer le pauvre lecteur parisien, blanc et né avant 1970 ?...

     

    Mais, malgré tout, on continue. L’humour, les petites scènes vivement enlevées. L’art d’organiser, sans en avoir l’air, un récit à pistes multiples : la thèse et son sujet, qu’on explore à cette occasion ; le poète ; le mariage qui vient ; les retours en arrière vers l’enfance de Maria. Et autre chose, aussi, que la quatrième de couverture appelle ses « troubles du comportement ». Elle entend en effet quelquefois des soupirs que personne ne pousse ; une « forme grise » glisse quelque part aux limites de son champ de vision ; elle est sujette à des retards et à des oublis légèrement pathologiques ; surtout, elle a tendance à se laisser prendre pour une autre et à se mettre au mauvais endroit sans parvenir à s’en extraire (et la voilà bloquée dans les locaux de l’Église de scientologie, ou prise pour une certaine Consuela, et se voyant confier à ce titre le bébé asiatique d’une mère blanche et distraite).

     

    Presque une vraie personne

     

    Tout cela s’explique. Où est Maria ? Dans aucun des deux « scénarios » auxquels son existence aurait pu se conformer, selon qu’elle aurait épousé un Blanc ou serait restée « fidèle à sa race ». Quelle race ? Une part d’elle-même rôde toujours en dehors d’elle, et le point de vue choisi — le sien, mais dans un retrait subtil — accentue l’ironie du récit et le trouble insidieux qu’il fait peu à peu naître. C’est normal, en fin de compte, qu’on n’y comprenne rien : puisque Maria n’a pas, à la différence du poète, « le genre de corps, de peau, de visage que les chauffeurs de taxi font semblant de ne pas voir », l’identité qu’elle revendique, résultat d’un choix qui aurait pu être autre, consiste en signes aussi arbitraires et hermétiques au non-initié que les autres signes. Et une image, lâchée comme en passant, résume peut-être tout le livre : se préparant pour un rendez-vous, l’héroïne a disposé sur son lit toutes les pièces de sa tenue ; elle-même, ou la narratrice, commente : « On dirait presque qu’une vraie personne est allongée là ».

     

    Danzy Senna fait la satire des « nouveaux visages », ces jeunes métis cultivés et sophistiqués qui ont découvert « que [leur] teint foncé [est] une qualité dont [ils peuvent] se prévaloir », et que leurs « cheveux crépus » et leur couleur de peau « commencent à être prisés pour peu qu’on sache où aller, qui fréquenter, qui éviter et comment orienter la conversation ». Mais, au-delà de ce monde qui est le sien, c’est une réflexion sur l’identité en général que la jeune écrivaine américaine esquisse, cette identité dont tant de gens nous rebattent si volontiers les oreilles à tout propos. Qu’est-ce que c’est, en définitive ? Pourquoi faudrait-il à tout prix en avoir une, et se cramponner avec tant d’énergie aux signes susceptibles de dérober un vide constitutif et personnel ? En même temps, peut-on ne pas s’y cramponner, à ces signes légués à nous par l’histoire ou la génétique, et qui pourtant ne sont pas nôtres ?... Autant de vieilles questions dont le roman de Danzy Senna montre avec brio la nouvelle actualité.

     

    P. A.

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