• Mississippi, Sophie G. Lucas (La Contre-Allée)

    www.institut-lumiere.orgOn sait l’usage qu’a fait Freud de l’expression roman familial, et le succès qu’elle a connu grâce à lui. Mais il n’aura échappé à personne que ladite expression pourrait à bon droit prendre aujourd’hui un autre sens, pour désigner un sous-genre spécialement en vogue du roman biographique. Pères, mères, aïeux, ancêtres, on nous abreuve de ces récits dont les héros semblent devoir être considérés comme dignes d’intérêt du simple fait d’avoir un lien de parenté avec l’auteur. Et à cela s’ajoute et se combine le lourd héritage que nous a laissé dans ce domaine Pierre Michon : que les vies racontées soient minuscules leur confère en effet selon toute apparence une manière de supplément d’âme. Alors que le roman biographique proprement dit agite comme un étendard le nom d’un grand personnage, le simple laboureur et l’ouvrier d’usine sont ici particulièrement appréciés.

     

    Flux

     

    Sophie G. Lucas, dont on nous dit qu’elle est plutôt poétesse, et que c’est là son « premier roman », sait tout cela. Même si elle a, de son propre aveu, « pris comme fil rouge [sa] propre généalogie », et que son livre est sous-titré La Geste des ordinaires, elle sait que rien en littérature n’a d’intérêt que par l’écriture. Et elle en a une, programmée et mise en abyme dès le titre lui-même : Mississippi. Dans la première moitié du XIXe siècle, son premier héros, surnommé Impatient, s’est aventuré jusqu’au-delà de l’Océan, où il a pu contempler le grand fleuve. « Animal se sent Impatient. La connaissance par son corps, même s’il ne se le disait pas, il agissait, corps et âme, il ne se séparait pas en nommant (car cela aurait été se séparer des forêts et des fleuves et des animaux, tout, s’il avait fallu se saisir du langage, se bâtir autre quand il était un avec les éléments) ». Mettre des mots sans « se séparer », tel était sans doute le projet de notre auteure. Et elle travaille à le réaliser, ce projet impossible, par un usage singulier de la phrase longue, de la répétition, du rythme, par le recours aux parenthèses accumulées, comme autant de débris de phrases entraînés par l’urgence d’un flux – « (emporté par la peur de perdre raison) (il avait pourtant fallu perdre un peu de son humanité pour survivre jusque-là) (c’est quoi un homme) (animal) (ne vaut-il pas mieux) ».

     

    Le flux de la vie. « Je saurais pas dire où tout ça a commencé », déclare, par-delà la mort, en 1896, la femme d’Impatient, « la vie a continué de débouler comme un fleuve de quand je suis née à ma mort, des fois je me suis noyée là-dedans… » Le premier et peut-être le meilleur chapitre fait, là aussi, figure de programme. Rentré de ses voyages, Impatient découvre que son nom n’apparaît pas sur le registre de sa commune de naissance. On a oublié de le déclarer. Il retrouvera, non sans mal, un nom, une existence légale, il pourra épouser Françoise Lumière. Cependant ses beaux-parents auront un fils sur le tard, Claude, auquel ils consacreront leurs efforts, leur fortune, et qu’ils emmèneront loin d’Ormoy pour lui offrir un avenir en rapport avec ses possibilités pressenties. De fait, ce Claude Lumière aura deux fils, Auguste et Louis. On connaît la suite.

     

    Ceux d’en bas

     

    Il y a donc les Lumière, et ceux qui, « nés sur la branche pourrie », resteront dans l’ombre. Les chapitres suivants seront consacrés chacun à l’un d’eux, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne. On a un peu de mal à comprendre les liens qui les unissent, et ce n’est pas le curieux arbre généalogique figurant en tête de volume qui nous aidera. Mais, quoi qu’il en soit, 1868, 1871, 1914…, les générations se chevauchent, se suivent, l’Histoire déroule son cours à l’arrière-plan : la Commune, la guerre de 1914-1918, le temps des colonies et des guerres post-coloniales, l’ouragan Katrina, on ne sait pas trop pourquoi, si ce n’est que la dernière femme de la famille, photographe voulant « témoigner » de la catastrophe advenue sur les bords du Mississippi, ferme la boucle.

     

    Le thème constant ou, si vous préférez, la basse continue, c’est la misère et la colère de ceux d’en bas – paysans, ouvriers, filles-mères… Misère très réelle et colère justifiée, pourtant, je l’ai déjà fait remarquer ailleurs, une telle systématicité, une pareille absence de toute autre tonalité voire de toute autre préoccupation finissent par lasser même les cœurs les plus empathiques. Surtout que pour ses ambitions, le livre, une fois n’est pas coutume, est un peu court : mis à part, peut-être, les premiers, on n’a pas le temps de s’attacher à ces personnages, qu’on peine le plus souvent à situer clairement. Et puis l’auteure ne résiste pas toujours à l’attrait du roman biographique traditionnel… Quand elle évoque Claude Lumière, l’intérêt fléchit en même temps que la cohérence, les fautes de langue sautent aux yeux, les commentaires lourdement discursifs aussi (« Cette photographie incarne le tournant du destin familial et d’une époque. D’un siècle même »).

     

    Tout cela est dommage. Sophie G. Lucas a l’essentiel : la capacité à faire entendre, recréées avec leur musique sans souci de réalisme artificiel, des voix. Hélas, au lieu de les écouter, elle a voulu à tout prix leur faire dire quelque chose…

     

    P. A.

     

    Illustration : A. et L. Lumière, La Sortie de l'usine lumière à Lyon (1895)

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