• Le Monde futur, Wang Xiaobo, traduit du chinois par Mei Mercier (Actes Sud) et Une illusion passagère, Dermot Bolger, traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas (Éditions Joëlle Losfeld)

    http-_le-regard-de-sonia.com Aucune raison de rapprocher ces deux livres. Sauf la Chine, bien sûr, mais Dermot Bolger et Wang Xiaobo la regardent et la montrent sous deux angles complètement opposés. D'où justement la tentation, à laquelle je cède ici, de la symétrie. Et par ailleurs la parution simultanée des deux ouvrages, si elle est le fruit du hasard, témoigne aussi de la fascination que l'ex-empire du Milieu continue d'exercer, peut-être plus que jamais, sur l'Occident.

     

    Le héros de Delmot Bolger voit ce pays mythique comme à travers une vitre. C'est un diplomate irlandais de second rang qui se trouve pour une soirée seul dans son hôtel de luxe à Pékin, une ville « née sans le péché originel ». Martin, quinquagénaire sans illusions sur sa carrière, l'avenir de son pays ou celui de son couple en train de sombrer, n'ignore rien quant à lui du sentiment de la faute, des repentirs moroses et des macérations. Ce soir, cependant, « il [sait] ce qu'il désir[e] vraiment (…), bien qu'il ne [veuille] pas vraiment voir ses désirs réalisés ». Et c'est peut-être pour cette dernière raison qu'il se décide à demander à la réception de l'hôtel de lui envoyer une masseuse. Le voilà seul dans sa chambre avec cette femme en blouse blanche : « un homme nu d'âge moyen, allongé sous une serviette, qui voil[e] à peine une demi-érection ». Une illusion passagère nous raconte ce qui se passe entre eux pendant deux heures, rien de plus. On admire cet usage des unités de temps et de lieu, ainsi que la grande subtilité que Dermot Bolger déploie, sans concessions au scabreux ni à l'exotisme, dans la description des rapports qui s'établissent peu à peu entre la masseuse à l'anglais incertain et son client non sinophone. Rapports qui en fin de compte reposent peut-être, comme le titre français le suggère, sur une illusion, pareille à celle sur laquelle reposait dans les années 2000 la prétendue prospérité de l'Irlande, dont le titre anglais (The Fall of Ireland) proclame la chute.

     

    Seulement ce parallèle, il faut l'avouer, est un peu tiré par les cheveux, et pour se convaincre dirait-on de son bien-fondé Bolger croit utile de le répéter de cent manières page après page. C'est bien lassant. Comme le sont les retours en arrière et les évocations de la vie familiale du héros, tellement explicatives qu'on se demande si leur fonction n'est pas de mener le livre au minimum d'épaisseur requis. Tout ce qui nous intéresse, et ce qui intéressait sans doute l'auteur lui-même, c'était ce qui advenait dans cette chambre en Chine. Mais il a fallu en faire tout un roman, fût-il mince. Dommage.

     

     Le Monde futur, de Wang Xiaobo, c'est tout autre chose. D'abord la Chine ici est vue de l'intérieur, on plonge même dans certains de ses tréfonds. Deux parties. 1 : « Mon oncle ». Le narrateur écrit une biographie romancée de son oncle, lui-même romancier, doté d'un « visage complètement inexpressif » et d'un « organe géant ». Par la même occasion le neveu parle aussi de lui-même, de son attirance pour sa tante, laquelle, hélas, est attirée par l'oncle, voir plus haut, de son adolescence et de ses talents d'historien : le « principe d'orientation de l'histoire (…) se compose de deux postulats contradictoires. Le premier : toute recherche historiographique et tout débat relatif à l'histoire doivent s'orienter vers la conclusion selon laquelle le présent est meilleur que le passé ; le second : on doit conclure des débats susdits que le présent est pire que le passé ». Le ton est donné.

     

    En dépit de sa maîtrise des principes, le narrateur, dans la partie 2 : « Moi-même », est condamné, après la publication de l'ouvrage écrit dans la partie 1, à être « réinséré » par la « Société de l'administration générale de l'ordre social ». Ladite « réinsertion » consiste à l'envoyer vivre dans un appartement en ruines auprès d'une femme qui se révèle être membre de la police, et à le contraindre à exercer la profession de manœuvre sur un chantier dangereux, puis celle, tout aussi inconfortable, d'« écrivant » chargé de rédiger les textes et ouvrages commandés par le pouvoir. On songe au Kafka du Procès en lisant cette description toute en humour grinçant d'un monde absurde. Expurgé, le roman de l'oncle « ne contient que des cases vides et des signes de ponctuation », mais « tout le monde veut le lire », les lecteurs s'efforçant de remplir les blancs « comme s'ils faisaient des mots croisés ». « Comme nous avons un peu de talent, nous sommes des bons à rien », dit le héros à propos de cet oncle et de lui. Et de conclure : « Après la mort, je n'aurai plus rien à craindre ».

     

    Mais le roman de Wang Xiaobo est aussi un jeu d'une éblouissante virtuosité avec la fiction en tant que telle. La science de l'histoire étant, comme on l'a vu, soumise à des impératifs contradictoires, on donnera des événements plusieurs « versions alternatives » et divergentes ; dans chacune, le récit effectue des embardées temporelles complètement inattendues, abandonnant un fil narratif puis le reprenant sans façon, après avoir parlé d'autre chose. Ces tours d'adresse, excellemment rendus par la traduction de Mei Mercier, n'ont rien de gratuit dans une société où chacun peut dire, comme le personnage lui-même : « J'ai vécu (…) à peine un pour cent du total de l'histoire écrite. Je sais que ce un pour cent a été inventé de toutes pièces, et que s'il subsiste en lui un tant soit peu de réel, c'est bien involontairement ». La prouesse technique et l'humour absurde disent la vérité du monde que Wang Xiaobo évoque, avec plus d'efficacité que ne le feraient tous les témoignages. Et ce n'est pas le moindre de ses exploits que d'éveiller chez le lecteur un mélange inédit de profonde tristesse devant le sort de ses héros et de jubilation devant les pouvoirs de son écriture.

     

    P. A.

     

    photo http-_le-regard-de-sonia.com

     

    Ce texte est paru une première fois le 12 décembre 2013 sur le site du Salon littéraire

     

     

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