• Le Fantôme de Suzuko, Vincent Brault (Héliotrope)

    www.hellotickets.frLa maison d’édition montréalaise Héliotrope, fondée en 2006, compte à partir de 2024 « se déployer » en France et dans toute l’Europe. Elle publie une douzaine de titres par an, essentiellement des romans – « dans l’acception la plus ouverte de ce genre composite », précisent prudemment et intelligemment les éditrices. Lesquelles proposent, pour inaugurer leurs activités de ce côté-ci de l’Atlantique, un roman court (c’est déjà un point positif), le troisième de son auteur.

     

    Le titre ne ruse pas : c’est bien une histoire de fantômes, et de fantômes japonais. Le narrateur, qui, comme l’auteur, s’appelle Vincent et écrit, revient à Tokyo, qu’il connaît bien : il y a vécu avec Suzuko, performeuse dont on sait dès le début qu’elle est morte dans un accident. Vincent retrouve ses amis, qui appartiennent tous au monde de l’art. Il habite l’ancien appartement de la défunte, arpente la ville, où il croit l’apercevoir à tous les coins de rues, comme il croit ressentir des tremblements de terre que personne d’autre ne remarque. La nuit, il s’assied devant son ordinateur et laisse ses doigts courir « sur le clavier comme sur les touches d’un synthétiseur » (« Ce que j’écris s’écrit tout seul »).

     

    Suzuko perdue et retrouvée

     

    Il entame aussi une liaison, plutôt torride, avec Kana, laquelle finit par lui déclarer : « On n’oublie jamais, on enfouit. Et ça ne sert à rien. Alors (…) rappelle-toi Suzuko ». Elle annonce ainsi une seconde partie en forme de retour en arrière, qui s’enfonce encore plus résolument dans une forme d’onirisme et de fantastique quotidiens. La mystérieuse Suzuko, taxidermiste formée par son père, se coiffait pour ses performances de têtes d’animaux naturalisés par ses soins. Elle avait fini, faisant de toute sa vie une performance, par ne plus quitter sa tête de renarde. Même pendant l’amour : « Sa truffe dans mon cou. La fourrure de ses joues. Ses crocs mordent l’arrière de mon oreille gauche »…

     

    Cette seconde moitié, qui n’éclaire qu’en partie les zones d’ombre de la première, n’est peut-être pas la meilleure des deux, mais elle obéit à la logique d’un récit qui cultive ce qu’on pourrait appeler l’érotisme de l’absence. Suzuko est morte, mais là. Dans ses mains, déjà, des animaux morts retrouvaient une vie inquiétante. Kana, apparemment bien vivante, est peut-être son fantôme. Nulle part et partout, la trépassée imprègne les lieux de sa présence, leur conférant par métonymie posthume un attrait quasiment sexuel. Celui-ci est sensible, en mode mineur, dans les évocations fascinées de la vie quotidienne à Tokyo – grands immeubles et ruelles étroites, bars où l’on boit « plein de saké très froid » dans « un verre de porcelaine », love hotels aux « chambres couleur bonbon »…

     

    La ville comme un corps

     

    On peut trouver un peu appuyé cet exotisme, qui se superpose pour nous à celui qu’offre au lecteur français la langue du Québec (« Je m’en crisse de ce que tu penses », « On se reprendra une autre fois », une tête d’ours qu’on enfile « de peine et de misère »…). Mais la passion pour l’ailleurs n’est ici que la face faussement innocente d’une véritable et plus radicale érotisation de l’espace urbain. « C’est fou, Tokyo. Je pourrais y rouler non-stop jour et nuit sans me lasser », dit le narrateur. Quelques lignes plus bas, une porte de garage se soulève lentement, « découvrant centimètre par centimètre les bottes (…) de Suzuko, le haut de ses mollets, nus, ses genoux parfaits (…), ses cuisses blanches, son short effiloché ». Dès les premières pages, retrouvant une amie, Vincent entrevoyait « la pâleur de ses jambes. Leur reflet sur le plancher de béton verni ». De telles notations viennent sans cesse relier éléments du décor et parties du corps, dans un mélange d’humour, de crudité, parfois, et de distance un peu ironique. Elles contribuent grandement au charme de ce petit livre mélancolique et nonchalant.

     

    P. A.

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