• La Soustraction, Alia Trabucco Zerán, traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco (Actes Sud)

    la1ere.francetvinfo.frIls appartiennent au monde d’après. Comme leur créatrice, l’écrivaine chilienne Alia Trabucco Zerán, Iquela, Felipe et Paloma étaient encore enfants quand le référendum de 1988 a mis fin au pouvoir de Pinochet. Leurs parents ont connu l’exil ou la clandestinité, la torture, peut-être la délation. Pour eux, « une couverture n’était pas un tissu pour avoir chaud, une cellule n’était pas une structure microscopique, un mouvement n’était pas une action ». Rodolfo, le père d’Iquela, s’est « trompé » ; il a « lâché deux mots lors de son arrestation, deux mots qui, comme une mauvaise traduction, une faute de langage, [ont] infléchi le cours des choses ». Voilà sans doute pourquoi Iquela est devenue traductrice, et pourquoi « l’unique direction qu’[a] prise sa vie jusque-là se trouv[e] à huit pâtés de maison et demi de chez [sa] mère ». Voilà aussi pourquoi Felipe, le fils de ceux que Rodolfo a sans doute dénoncés, a été élevé par celle-ci en même temps que sa propre fille.

     

    « Comment on fait ?... »

     

    Iquela et Felipe forment un couple indéfectible et platonique : elle aime les filles, il n’est pas insensible aux garçons ; tous deux partagent les souvenirs de jeux bizarres et d’une enfance violente et passionnée, au cours de laquelle ils se sont juré « de vivre ensemble toute la vie ». Tous deux s’expriment en alternance à la première personne, les propos relativement rationnels d’Iquela assurant la continuité relativement réaliste du récit, dont les monologues saccadés et un brin délirants de Felipe sont le contrepoint. Persuadé d’avoir, depuis une curieuse expérience vécue, en classe de science naturelle, avec un œil de vache, le corps lui-même couvert d’yeux minuscules, il explique ainsi sa faculté de voir partout les morts laissés sans sépulture — et, à Santiago, il y en a beaucoup. « Comment on fait pour équilibrer le nombre de morts et le nombre de tombes (…) ? comment faire coïncider les squelettes et les listes ? » On ne comprend pas grand-chose à l’arithmétique de Felipe, investi, pense-t-il, d’une mission : « soustraire » les morts. Mais on comprend qu’il s’agit surtout, pour ces jeunes héritiers, de se soustraire au passé, à la mort ; de revenir, comme le suggèrent les chapitres attribués à Felipe et numérotés de 11 à 0, à un point de départ qui soit enfin le leur.

     

    Voyage au pays des ombres

     

    Il n’est cependant pas certain qu’ils y parviennent. Santiago, dont le roman nous offre un beau portrait frénétique et funèbre, n’est peut-être pas hanté par les revenants que croit distinguer Felipe. Mais la ville est réellement ensevelie sous les cendres d’une probable éruption volcanique. Du coup, l’avion qui rapportait au pays natal le corps d’Ingrid, morte en exil à Berlin, a été détourné sur Mendoza, en Argentine voisine. Paloma, fille de la défunte, arrivée de son côté pour l’enterrer et accomplir ainsi son ultime vœu, s’embarque avec Iquela et Felipe dans un corbillard de location, pour « un road movie » aux allures de voyage initiatique, à travers la cordillère des Andes. Objectif : récupérer le cercueil de sa génitrice.

     

    Ce sont tous les pères et les mères que nos trois héros parviendront ainsi à mettre en terre… peut-être. Tout est à la limite du fantastique, et la fin, laissée à Felipe, la franchit franchement. Il y a quelque chose du réalisme magique dans le roman de l’écrivaine chilienne, une bonne dose de baroque espagnol, et beaucoup de zones d’ombre. Comment s’en étonner ? Les ombres, ici, accompagnent les vivants. Les vivants se battent contre les ombres. C’est leur lutte à eux. Pas sûr qu’ils en sortent gagnants.

     

    P. A.

     

    Illustration : Santiago du Chili

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