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La Conscience, Hubert Lucot (P.O.L)
Quand on l’a vu, comme cela m’est arrivé à plusieurs reprises, lire en public des extraits de ses œuvres, on s’en souvient. Colossal, tiré à quatre épingles dans son éternel veston prince-de-galles, le crâne surmonté d’un improbable toupet de cheveux, il évoquait quelque personnage de Lewis Carroll quand il débitait, impavide et d’une voix de stentor, ce qu’on croyait d’abord être de simples instantanés de la vie quotidienne. Avant de percevoir le jeu de résonances, d’interactions et de vibrations multiples qui composaient, à partir de ces éclats de présent, une mosaïque complexe — et de saisir du coup la radicalité d’un projet conduit avec obstination au fil des années et de nombreux livres.
Le roman d’une écriture
Hubert Lucot est mort, à quatre-vingt-un ans, au mois de janvier 2017. Quelques semaines plus tôt était paru La Conscience, chez P.O.L, comme pratiquement toute l’œuvre depuis 1981. Auparavant, il y avait eu le compagnonnage avec Tel Quel, les premiers textes, Le Grand Graphe (une seule page : 3 mètres sur 5). Puis, le « journal » était devenu le matériau unique sur lequel devait reposer une entreprise sans concession : « Je ne vivrai que le roman de mon écriture, l’évolution de mon style constituera mon histoire comme elle a été celle de Cézanne ». Tout est dit.
On le sait depuis Flaubert, l’aventure de la phrase est aussi l’aventure de la vie. Qu’est-ce que La Conscience ? un journal, donc ? une autobiographie éclatée, intégrant des lambeaux d’enfance et quelques images du père, le réalisateur René Lucot ? le deuil, par l’écriture, d’A. M. (Anne-Marie), la compagne d’une vie, disparue en 2010 ?... Oui, et par-dessus le marché rien de tout cela. Dans l’ « ontologie sensorielle bourgeoise » qu’il prétend y mener, Lucot se livre à un travail quasi métaphysique ayant pour matière première l’instant.
« Douce importance des événements anodins… »
« Sur la terrasse fermée une belle fille en marcel noir lève un bras expressif qui met à nu son aisselle rasée à l’instant même où derrière la vitre un motocycliste lève en pleine circulation son bras droit et enfonce dans sa bouche le goulot d’une bouteille d’eau minérale » ; « Calme de la chaussée et des trottoirs, douce importance des événements anodins : deux passants différents en tout viennent de se succéder, que séparaient vingt mètres » ; « La semelle de sa chaussure droite reste à plat sur le sol, détaché le pied montre l’extrême blancheur d’une plante nue, alors que j’ai en bouche des grains de poivre verts »… Ces épiphanies, au sens joycien du terme, ont lieu pendant des repas, devant la télévision, dont les informations suscitent quelquefois de grinçants commentaires, dans les autobus et tramways à bord desquels l’infatigable écrivain sillonne Paris (« J’aime ma ville »), sur les lits d’hôpital et dans les salles d’attente où l’appellent les servitudes de l’âge (« Il faut une bonne santé quand on est malade »). Tout y est traité sur le même mode, qu’on pourrait appeler phénoménologique. Les émotions et les pensées, quand elles surgissent, sont envisagées comme d’autres types de perceptions, et il s’agit non d’en éprouver romantiquement la profondeur mais de repérer, de façon plus baroque, par quel effet d’écho elles sont appelées. « Hubert Lucot ? Cet écrivain de l’extérieur », disait Claude Louis-Combet, cité par l’auteur lui-même. Aucune monotonie dans ce parti pris des choses, nulle aridité, mais, dans l’humour et l’acuité extrême, une alchimie transformant la vie quotidienne en une expérience permanente.
« Morceaux de Lucot à la campagne… »
Car Lucot prend Proust au pied de la lettre, et La Conscience aurait tout aussi bien pu s’intituler Le Présent. Non seulement parce que l’écriture y donne forme à l’expérience instantanée de la présence au monde. Mais parce que chaque instant (et chaque phrase qui le fait exister) étant une manière d’absolu, tout est en permanence là. L’identité de la sensation, saisie dans le réseau des mots, relie les moments les plus éloignés l’un de l’autre, sans abolir le passage du temps mais en faisant surgir, au cœur du fragment temporel, l’écart que tout en l’annulant il ouvre : « Un jeune Noir cloue une feuille de plastique sous une fenêtre, son casque blanc au-dessus du gilet jaune fluorescent m’envoie dans la gare de Montpellier torride en juillet dernier ». Ou encore : « Dans le tramway des coteaux, ma conscience (…) a ressenti "des morceaux de Lucot à la campagne" : quelques Lucot se tiennent entre le bigarreautier et le poulailler (en 1938 ?), on distingue un rayon de soleil, l’un descendra chez Carouget, le fermier nous a promis une pintade, je-2014 ressens uniquement descendre »…
Au détour d’une page, il arrive à l’auteur de La Conscience de déplorer « la mort de la modernité ». Et, de fait, qui entreprendrait aujourd’hui de publier une pareille œuvre ? Il faut rendre hommage à Paul Otchakovsky de l’avoir suivie jusqu’au bout. Et la lire, d’urgence.
P. A.
Tags : Hubert Lucot, La Conscience, P.O.L, roman français, 2016
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Commentaires
Découvert Hubert Lucot avec"Conscience" votre analyse me donne envie de le relire. Merci Pierre AHnne.
Oui, c'est un livre si remarquablement inactuel...