• La Condition pavillonnaire, Sophie Divry (Notabilia)

    La Condition pavillonnaire, Sophie Divry (Notabilia) Décidément… Au printemps dernier, Henri Raczymow racontait sa jeunesse en suivant le canevas de L’Éducation sentimentale tandis qu’Alain Galan partait sur les traces de Bouvard et de Pécuchet, dont le Retour a eu lieu en septembre sous la plume de Frédéric Berthet, chez Belfond (vous en entendrez parler sous peu). D’où vient cette frénésie ? On a beau reparcourir la vie du maître, pas d’anniversaire à l’horizon. Alors ? Crise de l’imaginaire, qui ne trouverait plus à s’exprimer que dans le récit de vraies vies ou l’emprunt de modèles aux romans de la grande époque ? Fascination pour le réel, donc pour le réalisme ? Ou plutôt, puisqu’il s’agit de Flaubert, quête d’un réalisme qui ne serait pas que cela ?...

     

    Avant d’avoir repéré que M. A., l’héroïne de Sophie Divry, c’est Emma, on est frappé par ce qui pourrait dès l’abord apparenter l’auteure à son illustre devancier : le goût des choses. Le temps a passé depuis 1857, Sophie Divry a aussi lu Pérec, Robbe-Grillet et beaucoup d’ouvrages de sociologie. Les choses dont elle parle, ce sont d’abord les objets quotidiens, avec tout ce dont l’imaginaire collectif et le symbolisme social les enveloppent — tel ce réfrigérateur dont la description ouvre le roman. Mais les paysages et les rêves, refaçonnés par l’homme ou déterminés par l’appartenance à telle ou telle frange de la société, ne se distinguent pas des autres produits manufacturés qui saturent la vie d’M. A. Celle-ci, comme de juste, bovaryse, ce qui nous vaut quelques passages de l’ordre du pastiche : « Un homme alors te rejoindrait, un homme embelli par l’argent, rendu plus libre et davantage puissant ; tu te voyais tomber dans de fins canapés ; faisant l’amour dans des chambres aux voilures moussues, dans des draps immaculés ou par surprise dans des avions privés, la réalité ne serait plus qu’une longue saveur en bouche, quelque chose de doux et de sucré salé que tu dégusterais les yeux mi-clos, habillée en Chanel, en buvant du vin rouge au coucher du soleil ».

     

    Rêves de bonheur, rêves de réussite professionnelle, on se laisse prendre à ces évocations comme à celles de la vie quotidienne d’M. A., dans leur précision documentaire. On retrouve le plaisir que suscite cet objet littéraire souvent décrié : la description. Car elle triomphe, bien sûr, dès lors qu’il s’agit d’évoquer un monde où tout se réifie, si bien que le récit d’un orgasme ne se distingue pas fondamentalement du portrait d’un ascenseur. Ce monde, c’est le nôtre. Le nous de la première page, repris lui aussi de Flaubert, sert ici non pas tant à nous introduire dans le roman qu’à rappeler notre proximité avec un personnage que l’emploi du tu installe par ailleurs à la distance exigée par l’ironie et la volonté critique.

     

    Seulement, quand on table sur l’exactitude et le goût maniaque du détail, on se doit d’être sans reproche. Non, on n’allait pas fumer « sur le balcon » au début des années 80, surtout quand on était un couple encore sans enfants, tous les deux fumeurs. Et les étudiantes des années 70 ne rêvaient pas seulement du mariage idéal, Sophie Divry, née en 1979, ne peut pas le savoir mais aurait pu se renseigner. De façon générale M. A. et François (l’analogue de Charles) sont quand même spécialement peu éveillés : quoi, dans toute cette longue vie, qui nous est contée de la naissance aux funérailles, pas le moindre soupçon d’intérêt pour les soubresauts de la société française, que ce soit dans le domaine de la politique ou des mœurs ? M. A. n’a remarqué ni l’après-68, ni l’IVG, ni l’arrivée au pouvoir de la gauche, ni… rien ? Non, franchement, être à ce point concentrée sur son frigidaire et ses trois lardons, on n’y croit pas. Le seul livre qu’on la voit ouvrir en 260 pages est un recueil de haïkus — parce que c’est court, sans doute — au parc, en surveillant les gosses. Emma, comme chacun sait, avait plus de lectures, et elle n’avait pas fait d’études secondaires.

     

    Emma était sotte, soit, et on connaît la fascination de Flaubert pour la bêtise. Mais Emma était aussi hystérique et suicidaire, ça mettait de l’animation. M. A., à part un adultère assez torride mais unique… Il y a, si l’on veut, quelque chose de radical dans cette volonté de restituer une existence lisse, dépourvue de péripéties, dans ce mépris de la « tension dramatique que les éditeurs du boulevard Saint-Germain s’obstinent à déceler dans chaque manuscrit pour, ayant enfin trouvé sa trace ou son absence, demander ensuite à l’auteur d’en accentuer le trait ». Il y a du tour de force dans ce récit sans véritables événements, où les anticipations sur le modèle de Pérec (« Tu ignorais alors que cet appartement ne serait qu’une nouvelle transition… ») nous font régulièrement sentir de poids d’un destin. Seulement du tour de force à l’exercice de style il n’y a qu’un pas, et tous les exercices sont toujours un peu vains. Oh, on a bien compris, la vie dans nos sociétés développées est privée de sens, et la condition féminine laisse encore beaucoup à désirer. Mais on avait compris avant. Et en fin de compte on reste avec dans les mains un objet fascinant mais d’une utilité discutable, pareil à ces reproductions de gâteaux en cire, si précises qu’on y croit presque. La pièce montée servie au mariage d’Emma, avec son « donjon en gâteau de Savoie », ses « lacs de confiture », ses « bateaux en écales de noisettes » et son « petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat », avait nettement plus de saveur.

     

    P. A.

     

    photo hotel-gounod.com

     

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