• L’Italien, Thomas Bernhard, traduit de l’allemand par Claude Porcell et Eliane Kaufholz-Messmer (L’Herne)

    photo Pierre AhnneOn n’en a jamais fini avec Thomas Bernhard. Non seulement l’œuvre de l’écrivain autrichien garde toute sa force, et donc son actualité, plus de trente ans après sa mort, mais on en découvre ou redécouvre encore des pans. Ainsi, en ce début d’année, les éditions de L’Herne rassemblent en un mince volume trois nouvelles parues d’abord en revue au cours des années 1960 : L’Italien, qui donne son titre au recueil, À la limite des arbres et Kulterer. Les trois textes ont été réunis une première fois en 1969. Leur traduction française était déjà parue en 1987, à Nantes, chez Arcane 17, mais n’était plus disponible.

     

    Comme le souligne Dieter Hornig dans l’Avant-propos, « Bernhard élabore et affine progressivement ses dispositifs narratifs, ses procédés stylistiques et ses thèmes ». La phrase commence seulement à s’allonger et à se semer de répétitions. L’écriture ne feint pas encore systématiquement de mimer la parole en un long ressassement obsessionnel, et le dernier récit, qui raconte, à la troisième personne, l’histoire d’un détenu écrivant des histoires en prison et s’y trouvant si bien qu’il redoute d’en sortir, pourrait paraître presque classique.

     

    Mise en scène de la voix

     

    Mais Kulterer lit aussi ses récits à ses codétenus. Et les deux autres nouvelles mettent en scène la voix narrative par des situations d’énonciation à double fond. Le héros-narrateur de L’Italien, tout en parlant de sa famille à un Italien invité aux obsèques de son père (première matrice d’Extinction (1)), pense à l’« écrivaillerie qui [le] tortur[e] ces temps-ci » et qui est censée, semble-t-il, aboutir à un essai historique : « À l’instant je venais de penser au mouvement chartiste en Angleterre, puis à la conférence de Zimmerwald, qui m’occupaient, même si je les refoulais souvent avec violence, presque sans interruption ». Quant au narrateur d’À la lisière des arbres, c’est un jeune gendarme, installé dans une salle d’auberge et écrivant à sa fiancée une lettre toujours recommencée pour lui expliquer que tous deux ne peuvent pas se marier tout de suite. En même temps, il tend l’oreille à la conversation que mène, à la table voisine, un couple, apparemment, d’autres fiancés contrariés. « Je constatai soudain une absence totale de concentration dans ma lettre à ma fiancée, mais je continuai à écrire des absurdités afin de pouvoir mieux observer les deux étrangers en leur faisant croire que j’écrivais ».

     

    Triomphe de la mort

     

    La dimension métaphorique est encore très, voire trop visible. Le dernier récit cité se situe dans un village de montagne d’accès difficile ; le précédent, dans une vaste et magnifique propriété, remplie d’œuvres d’art ; et pour ce qui est de Kulterer, il est en prison, où il écrit la nuit, dans une « obscurité effrayante », pour ne pas déranger ses compagnons de cellule. Comment ne pas voir en lui une image de l’écrivain en général ? Et, en ces lieux de réclusion ou d’enfermement, celle de la patrie, haïe et bien-aimée ?

     

    En Autriche, il y a toujours, pour Bernhard, un cadavre au moins dans le placard. Le père de famille de L’Italien s’est probablement suicidé, et dans un coin du domaine ont été enterrés « deux douzaines de Polonais », enrôlés de force, et fusillés par la Wehrmacht vers la fin de la guerre. À la lisière des arbres finit aussi sur un double suicide. Kulterer a commis un meurtre, dont nous ne saurons rien, mais qui lui a valu d’être soustrait à la vie (libre) pendant de longues années. Avec ce paradoxe : « Il sentait concrètement que le fantastique de ces miracles qu’il s’était inventés dans son impuissance serait détruit d’un instant à l’autre, tout à coup, dans le premier pas qu’il ferait pour sortir de prison ».

     

    La voix, l’art, l’Histoire, la mort… Tout est en place pour la suite.

     

    P. A.

     

    (1) 1986, traduction française en 1990 chez Gallimard

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