-
Thomas Bernhard, une vie sans femmes, Pierre de Bonneville (l’Éditeur)
Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas un roman. Mais quelles exceptions ne serait-on pas prêt à faire quand il s’agit de Thomas Bernhard ? C’est le titre, je l’avoue, qui m’a retenu : quand on est lecteur enthousiaste du grand écrivain autrichien, on ne peut pas ne pas s’être interrogé sur l’absence d’amour et de sexe dans ses œuvres — de même que, selon toute apparence, dans sa vie. La bonne biographie de Hans Höller (Thomas Bernhard, une vie, traduction Claude Porcell, L’Arche, 1994) est trop indulgente pour aborder le sujet autrement que de loin. Le livre de Pierre de Bonneville, spécialiste de Céline, semblait donc devoir remplir un blanc.
Et il le remplit, autant que faire se peut, avec une retenue dont il faut lui rendre grâce. En courts chapitres ayant chacun pour titre une citation, et qui suivent la chronologie avec ce qu’il faut de nonchalance. À l’arrivée, on aura parcouru l’essentiel d’une existence placée sous le triple signe de la souffrance, de la solitude et de l’écriture.
« Une forme encore plus épatante de sexualité… »
La souffrance. « Si l’enfer existe, et naturellement l’enfer existe (…), alors mon enfance a été l’enfer ». Après quand même quelques années de « paradis » auprès du grand-père bien-aimé. Mais la mère ne cessera d’humilier et de battre l’enfant naturel en qui elle voit « un crime contre elle, puis un crime commis par elle ». Ce sera ensuite l’exil dans un foyer national-socialiste en Allemagne, et enfin, peu après le retour en Autriche, les hôpitaux et les sanatoriums où le retient captif pendant des années l’affection pulmonaire dont il finira par mourir.
Le sentiment d’abandon dont l’auteur d’Un enfant a toujours souffert s’est retourné, on le sait, en haine des autres. Et tout spécialement des géniteurs, quels qu’ils soient, « qui produiront vraisemblablement durant des décennies et peut-être encore des siècles des millions et des milliards de débiles mentaux ». Ce qui ne veut pas dire que la sexualité en tant que telle soit considérée par Bernhard comme un phénomène secondaire : « On a tout cela en soi, parfois on peut l’utiliser, lorsqu’on en a envie. Les gens croient toujours que ce qui n’est pas exprimé directement fait défaut, c’est certes bien une ineptie. Un vieillard de quatre-vingts ans, qui gît on ne sait où et n’a pas connu cet amour depuis cinquante ans, il est bien lui aussi en plein dans sa vie sexuelle. Au contraire, c’est une forme encore plus épatante de sexualité que le comportement primaire ».
Aporie
Ce qui n’empêche que la solitude sera la grande affaire de Thomas Bernhard, et le sujet d’un perpétuel dilemme : « Je me suis persuadé que je n’avais besoin de personne, je m’en persuade encore aujourd’hui. Je n’avais besoin de personne. Mais nous avons naturellement besoin de quelqu’un… ». La « solution » à cette aporie sera la relation hors-norme entretenue avec celle qu’il appelait sa « tante » mais aussi son « être de vie » : Edwig Stawianiczek. Cette femme bien plus âgée (de trente-cinq ans) et fortunée que lui sera sa protectrice, son mentor, sa lectrice, et l’entretiendra jusqu’à ce que le succès (considérable) vienne. Bernhard a demandé à être enterré avec elle.
L’autre issue, ce fut, évidemment, l’écriture. Compensation apportée à la solitude, elle en est aussi, dans le cas de Bernhard, l’expression. Pierre de Bonneville note que ce n’est sans doute pas un hasard si elle prend, chez celui qui fut aussi auteur de théâtre, la forme privilégiée du monologue. Je serais tenté de me demander si l’usage de cette forme, chez l’auteur du Souffle, n’a pas à voir aussi, comme les longues phrases de Proust, avec la difficulté de respirer. Mais c’est plutôt à Beckett qu’on pense quand on cherche à qui comparer Thomas Bernhard : Beckett, son seul rival en matière d’intensité et de cohérence radicale.
Bref, l’ouvrage de Pierre de Bonneville donne à penser, en suggérant des pistes qu’il n’impose pas. Il a également le mérite de se fonder sur une multitude de citations — j’en ai reproduit ici quelques-unes — tirées d’entretiens et d’œuvres, dans les belles traductions qui en ont été faites en français. Il est d’autant plus regrettable que l’auteur n’ait pas fait traduire aussi dans cette langue, qui est pourtant censée être la sienne, son propre texte. Ou, au moins, que l’éditeur, une fois de plus, ne l’ait pas fait relire par un correcteur digne de ce nom. Cela nous aurait évité, par exemple, les « puis ensuite », les « fusse-t-il » (une spécialité de la maison : que je fusse, que tu fusses, qu’il fusse…) et l’usage original que fait Bonneville des tel et tel que, qu’il affectionne. Ça donne, par exemple : « Dans Le Neveu de Rameau de Diderot tel dans Le Neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard, les femmes sont exclues des débats de l’esprit ». Radical, là aussi. Mais dommage : au-delà d’un certain seuil, la faute de français est une gêne pour la lecture.
P. A.
Tags : Thomas Bernhard, une vie sans femmes, Pierre de Bonneville, l'Éditeur
-
Commentaires
Merci, Pierre, pour ce passionnant article sur cet essai que je vais essayer de trouver. Mais il me faudra lire auparavant "Un enfant" qu'à ma grande honte je n'ai pas lu! Et merci pour ton hommage constant au travail des correcteurs...
Hélas, il y aurait tant à dire sur leur absence, on n'ose envisager pire encore, dans l'édition. Cet essai fort intéressant, surtout à dire vrai par les citations qu'il contient, en est un exemple particulièrement frappant...