• Gens de Bergen, Tomas Espedal, traduit du norvégien par Terje Sinding (Actes Sud)

    http-_img.over-blog-kiwi.comÀ la première page du « roman » de Tomas Espedal, un jeune garçon observe une « cataracte à l’écume si blanche que la chute d’eau paraît un éboulement de rochers » ; à la dernière ou presque, le narrateur voit un pigeon ramier attaqué par un épervier : « des plumes blanches sont tombées, de la neige en mai ». Entre la chute d’eau initiale et la chute de plumes annonciatrice de la fin, il aura souvent été question, dans ce livre où les perceptions visuelles, d’une exceptionnelle acuité, jouent un rôle fondamental, de la blancheur. Mais les images nocturnes, les chambres où on a « l’impression d’habiter une petite boîte noire » seront vite venues contrebalancer les éblouissements du début. À l’opposition du blanc et du noir se sera aussi superposée celle de l’ouverture et de la fermeture. Ainsi, d’une « jolie maison blanche » : « Le soir, quand on y pénètre, elle paraît étrangement spacieuse par rapport à (…) la ville exiguë, sombre et confinée de Bergen ». Il est cependant permis de se réjouir à l’idée de passer la nuit dans le compartiment étroit d’un wagon-lit, « enfermé, prisonnier, mais en mouvement, endormi ». L’errance, antidote aux ténèbres ?

     

    Centre ou périphérie ?

     

    Cet exemple pour donner une idée du complexe et subtil système d’échos et de glissements sur lequel Gens de Bergen repose. Construction presque indiscernable, qui ne se révèle que peu à peu. De quoi s’agit-il ? se demande-t-on d’abord. Réponse : d’un séjour à New York, au cours duquel une femme très aimée annonce au narrateur qu’elle le quitte ; puis de souvenirs de Madrid, du massacre d’Utøya(1), d’une chambre en Grèce ; d’un autre séjour à Madrid, d’une vieille liaison en Norvège, de Rome, des endroits où écrire ou ne pas écrire… Le je et le il alternent, dans une suite de fragments qui tient du journal, du recueil de nouvelles (certains passages sont pourvus d’un titre, mais si celui-ci paraît bien annoncer un début, rien ne vient signaler une fin), de poèmes (« On voit beaucoup de belles femmes ici, mais aussi de nombreux hommes beaux. Je mange une tarte de Santiago et je bois du café dans ma chambre d’hôtel »).

     

    Inutile de dire que la notion de roman, quoi qu’elle recouvre en définitive, est renvoyée d’emblée, même si le mot figure en couverture, au magasin des curiosités historiques. Cependant, un centre se dessine : Bergen, ville natale de l’écrivain norvégien, avec son milieu littéraire et artistique, ses rues, son port. On y vient progressivement, à travers des cercles concentriques et flottants qui auraient nom histoire d’amour, souvenirs de voyage, à propos de l’écriture ; et on s’en éloigne petit à petit en franchissant plus ou moins les mêmes étapes ; frôlant au passage quelques concrétions thématiques défaites aussitôt que constituées — la filiation, la solitude, les beuveries, les amis, fuites et déambulations… Si bien que deux structures en définitive se concurrencent, dont on ne sait laquelle est le trompe-l’œil de l’autre : faut-il vraiment privilégier le centre, qui ancre le livre dans le sol de l’enfance et de la mémoire, ou doit-on plutôt mettre l’accent sur la périphérie, qui l’ouvre au vide de l’abandon et du désespoir amoureux ?

     

    Ce qui reste

     

    Dans ce déséquilibre repose peut-être le sens le plus profond de ce texte étonnant, qui refuse avec une paisible obstination les points fixes, les repères, les limites de l’autobiographie et de la fiction, auto- ou pas : que reste-t-il de soi lorsque l’autre est parti(e) ? que reste-t-il de la littérature une fois qu’on a écarté tout sujet clairement identifiable et toute forme définie ? Les blancs de Tomas Espedal trouvent ici leur pleine signification : ce qui demeure, c’est le vide, et l’écriture aux prises avec la présence la plus nue.

     

    Ce que le narrateur de Gens de Bergen, feignant de parler du poème d’un autre, dit à sa manière oblique et modeste : « Seulement du réalisme et des descriptions : c’est comme ça que nous devons écrire ».

     

    P. A.

     

    (1) Sur l’île d’Utøya, en juillet 2011, Behring Breivik a ouvert le feu sur un rassemblement de jeunes socialistes norvégiens, tuant 69 personnes.

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  • Commentaires

    2
    Sinding
    Mercredi 7 Juin 2017 à 19:16

    Merci pour cette très belle analyse d'un livre que j'ai eu beaucoup de plaisir à traduire.

    Bien à vous,

    Terje Sinding

      • Mercredi 7 Juin 2017 à 19:56

        Je suis heureux que ma lecture ait plu à l'auteur de la belle traduction !

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