• Et puis après, Kasumiko Murakami, traduit du japonais par Isabelle Sakaï (Actes Sud)

    cdn-europe1.new2.ladmedia.frNon, ce n’est pas Haruki, auteur surévalué de gros romans tendance new-age. Pas davantage Ryu, dont on connaît peut-être moins les petits livres secs et nerveux sur le désespoir de la jeunesse nippone… « Pendant vingt ans à Paris », dit Kazumiko Murakami elle-même dans sa postface, « j'avais transmis au Japon les superficielles informations d'une sorte de subculture ». Informations qu'elle était sans doute bien placée pour recueillir en tant que collaboratrice de différents magazines hexagonaux qu'on ne nommera pas ici. De retour à Tôkyô au moment du tsunami de 2011, elle s'est rendue dans les régions frappées, s'est investie dans le soutien aux victimes, et a écrit ce curieux petit récit.

     

    Poétique de l’écart

     

    Curieux en tout cas pour le lecteur occidental. On se prend à imaginer à quoi aurait ressemblé, sur le même sujet, un roman français par exemple (avec sa confrontation probable entre les représentants des différentes couches sociales) ou américain (avec sans doute son mélange d'ultra-violence et de réflexion sur le péché)… Le récit de Kasumiko Murakami est d'abord intéressant par la différence qui le sépare de ces choix. Yasuo, pêcheur vieillissant mais énergique, est à la tête du syndicat des récoltants de wakamés, ces algues comestibles qui poussent près des côtes. Le jour de la grosse vague, il prend l'initiative de conduire son bateau droit vers le large ; d'autres le suivent ; ce sera leur salut. De retour sur terre après la catastrophe, il retrouve sa femme saine et sauve dans un paysage ravagé. Tous deux vivront quelques semaines dans un centre d'hébergement, puis dans une habitation provisoire. Enfin, cinq mois après, il reprend la mer. Et voilà. Moins de cent pages.

     

    La notion d'écart est au cœur de ce livre et de l'art subtil dont y fait preuve son auteure. Écart, on l'a déjà suggéré, par rapport à ce qu'on aurait pu craindre en matière d'emphase, de grands sentiments et de grilles d'analyse. Écart aussi par rapport à tout ce qui pourrait être de l'ordre du morceau de bravoure : vue de la haute mer par Yasuo et ses compagnons, le cataclysme devient « un mur noir et luisant » « à l'endroit où s'étendait la plage un instant plus tôt » ; l'essentiel du roman se passe, comme l'annonce le titre, « après », et on n'en aura eu en définitive que les signes ­— flammes vues de loin, effets sur les survivants, récits faits par d'autres au personnage principal.

     

    « Un massif d'amaryllis rouges qui oscill[ent] dans le vent … »

     

    Et puis après s'éloigne aussi, résolument, de toute psychologie du traumatisme. Que raconte ce roman, en fait ? La culpabilité de Yasuo. Ses remords d'avoir conduit dans une maison de retraite située sur le rivage sa mère, dont il se souvient douloureusement que, enfant, « il lui arrivait de sortir le mamelon brun (…) et de le faire rouler dans sa bouche, comme un grain de raisin ». Ses interrogations à propos du réflexe qui l'a poussé à « fuir » vers le large pour sauver son bateau au moment crucial. Rien ne nous est caché de ces scrupules, et rien, d'une certaine manière, ne nous en est dit. Ils sont livrés comme des faits, aussi bruts et denses que les traces matérielles du désastre, ruines, gravats, abris de fortune. Quant au dépassement final du malaise qui, pendant des semaines, a condamné l'alerte Yasuo au marasme et à l'inactivité, on le comprendra en voyant celui-ci accepter de célébrer les funérailles de sa mère, dont on n'a pourtant pas retrouvé le corps, ou arrêter les yeux sur « un massif d'amaryllis rouges qui oscill[ent] dans le vent ».

     

    Plutôt que de chercher à montrer ce dont bien des auteurs feraient l'objet principal de leur récit, Kasumiko Murakami choisit de parler, à chaque fois, d'autre chose : de la voix de Yasuo, « en dysharmonie avec son apparence » et « comme pétrie de matériaux divers » ; des cheveux de sa mère « lorsqu'il les voyait onduler comme un serpent dans l'eau chaude et blanchâtre », et auxquels les algues « qu'il [voit] onduler élégamment au fond de la mer » lui font penser ; de la stridulation d'un insecte sous un tas de cordes, « petit être animé, vivant dans les ténèbres de la boue » qui lance son « appel solitaire ». Et ce sont ces notations apparemment secondaires qui, grossissant soudain des détails auxquels elles confèrent une mystérieuse intensité, portent en toute légèreté le poids de l'essentiel.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 7 avril 2016 sur le site du Salon littéraire.

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