• En bas dans la vallée, Paolo Cognetti, traduit de l’italien par Anita Rochedy (Stock)

    thelondonher.wordpress.comAvant qu’il ne se convertisse au récit de montagne, Paolo Cognetti avait publié Sofia s’habille toujours en noir (1), où certains avaient vu une suite de nouvelles reliées entre elles par la présence du personnage éponyme. Aujourd’hui, l’écrivain italien nous donne un court roman qu’on pourrait presque considérer comme une longue nouvelle. Les sources d’inspiration évoquées par l’auteur dans sa longue note finale confirment d’une certaine façon cette impression : Flannery O’Connor, Raymond Carver…

     

    Des écrivains américains, comme l’est le réalisateur Terence Malick, dont le film La Balade sauvage (1973) est également cité. Sommes-nous en Italie ou en Amérique ? Nous sommes dans une étrange Amérique italienne. Tout se passe dans la vallée de la Sesia, affluent alpin du Pô, en dessous du mont Rose, déjà présent à l’horizon dans La Félicité du loup (2). Mais il y a beaucoup de voitures, de motos, d’alcool, il y a deux frères amis-ennemis, le souvenir d’un père écrasant, une violence sous-jacente qui ne demande qu’à jaillir… À propos de la Valsesia, Cognetti nous dit : « Cette vallée me semblait l’endroit idéal pour devenir mon Nebraska ». De son propre aveu, le principal point de départ du livre est en effet le disque de Bruce Springsteen intitulé Nebraska (1982), qui égrène les ballades-récits pleines de couples en souffrance, de fils coupables, de pauvreté, de mélancolie, sur fond de guitare acoustique et d’harmonica déchirant.

     

    Chanson triste

     

    Italie du Nord ou nord de l’Amérique ? Roman ou nouvelle ? Nouvelle ou chanson ?... Quelque chose de musical, en tout cas. Par le lyrisme, toujours retenu, « squelettes de bois », « crêtes rougies », montagne encore éclairée quand le reste est dans l’ombre, et dont un personnage nous dit : « Elle était comme la maison de mon père dans mon rêve, haute, belle, lumineuse » (3)… Cependant la composition aussi, l’alternance des points de vue et des modes narratifs, font de ce roman ou de cette nouvelle une manière de récit choral, où les voix se répondent.

     

    Les deux frères s’appellent Luigi et Alfredo, grandis tous deux près d’un père taciturne, dans un lieu écarté, qui s’appelle, comme dans La Félicité du loup, Fontana Fredda. Alfredo a fait de la prison, est parti travailler dans les forêts canadiennes, vient de rentrer. Luigi est resté, est devenu garde dans l’équivalent de l’O.N.F., a épousé Elisabetta, Milanaise cultivée, qui attend une petite fille. Mais Alfredo, il y a longtemps, a été le premier à sortir avec Elisabetta…

     

    Près de la vieille maison où le père s’est tué, il y a peu, d’une balle dans la tête, on va aménager des pistes de ski. Sans l’informer de ce dernier détail, Luigi a proposé à son frère de lui racheter sa part de la propriété pour cinq millions de lires. Alfredo découvre cependant la vérité : « Je comprends que mon frère est en train de m’arnaquer. Cinq millions de lires pour une baraque qui donne sur les pistes ? Un an après, il la vend à cinquante ».

     

    Luigi culpabilise, Alfredo n’accepte qu’en surface, tous deux boivent beaucoup, Elisabetta se lassera bientôt de cette vie… Le récit ne raconte pas grand-chose de plus : il dessine une situation, la laisse flotter et diffuser une atmosphère de sourde désolation – la mosaïque des points de vue accentuant le sentiment de la solitude de chacun.

     

    Le mélèze et le sapin

     

    Le père avait planté deux arbres à la naissance de ses fils. Un mélèze pour Luigi, un sapin pour Alfredo. « Toi, le mélèze, ton destin est de grandir au soleil, tu te hisseras haut, dur et fragile » ; « Toi, le sapin (…), tu deviendras sombre, mais fort et résistant ». Alfredo abat le sapin qui le représente. On va abattre bien des arbres, pour faire les pistes. Alfredo, qui s’est fait tatouer sur l’épaule une tête de loup, songe aux Indiens du Canada : « C’étaient des loups et ils en ont fait des chiens errants ». Les loups intéressent décidément beaucoup Paolo Cognetti, et le plus beau chapitre de son livre est peut-être le premier, écrit au point de vue d’une chienne qui s’enfuit pour suivre un chien errant et dangereux, pris pour un loup par les habitants de la vallée. Quand elle revoit les hommes ou les chiens des hommes, la fugitive est prise d’un « sentiment encore inconnu », « une sorte de nostalgie »…

     

    Les animaux ensauvagés ont le regret des hommes ; les hommes regrettent la nature perdue, « boire le[s] reconnect[e] à [leur] côté sauvage ». Cette double nostalgie, ce regret d’une harmonie impossible sont au cœur du livre de Paolo Cognetti. Ils donnent son climat à ce Nord paradoxal, dont ils font le lieu d’un exil constitutif.

     

    P. A.

     

    (1) Liana Levi, 2012, voir ici

    (2) Stock, 2021, voir ici

    (3) Rappelons qu’une des plus émouvantes chansons du disque de Springsteen s’intitule My Father’s House. Pour l'écouter, voir, par exemple, ici.

     

    Illustration : dans la Valsesia

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