• Dibbouks, Irène Kaufer (L’Antilope)

    fr.wikipedia.orgLa narratrice de ce court roman présente de bien curieux symptômes : « Par moments, j’avais l’impression de me dédoubler (…). À d’autres moments, je me sentais sur le point de disparaître » ; « Les portes automatiques ne s’ouvrent pas à mon approche, mes pas ne se marquent pas dans le sable et mon image disparaît des miroirs »… Elle va voir une « psychorabbine », dont le diagnostic est sans appel : elle est victime d’un « dibbouk », un de ces « morts errants » qui, « faute de tombe, (…) vont s’incruster dans le corps d’un vivant ».

     

    Plus précisément : son père, Shmuel, évoquait parfois Mariette, la petite fille qu’il avait dû un jour quitter, ainsi que sa mère, pour ne jamais les revoir, au moment de partir pour un camp « de travail » qui se révélerait être Auschwitz. D’où il est revenu, pour se remarier, toujours en Pologne, avoir une autre fille, puis s’installer d’abord en Israël, ensuite en Belgique. Pas de doute : notre héroïne est hantée par Mariette, l’enfant disparue.

     

    Coups de chance

     

    Elle va voir une femme détective spécialisée dans ce genre de problèmes, laquelle, stupeur, retrouve une Mariette au Canada, où elle habite depuis que, dans son enfance, l’y a emmenée Sam, son père, qui ressemble trait pour trait, passé compris, à celui de la femme hantée. Celle-ci rend visite à sa supposée « demi-sœur », découvre, là-bas, que sa mère, Erna, a également connu, sous le nom de « Maria », une autre existence. Et aussi qu’une autre petite fille, Zofja, est morte en Pologne dans les mêmes circonstances que la prétendue Mariette.

     

    « Si Zofja s’était emparée de Mariette qui s’était emparée de moi » ? s’interroge l’enquêtrice. À moins qu’elle ne soit elle-même la « dibbouk », elle qui a souvent eu « la sensation d’usurper non seulement une identité, mais une existence » ?... On s’y perd un peu, avec tous ces « dibbouks », jusqu’à ce qu’on comprenne qu’ils ont une signification symbolique, et que le roman fantastique, quasi policier, pour captivant qu’il soit, n’était qu’un leurre. Le vrai sujet du livre d’Irène Kaufer, c’est « la chance ».

     

    Au sens premier du terme : Shmuel a eu « de la chance » de survivre à Auschwitz ; ses parents ont eu « de la chance » d’être envoyés en Sibérie par les Soviétiques plutôt que de rester en Pologne bientôt entièrement occupée par les nazis ; sa belle-mère a eu « de la chance » de mourir en 1938… La chance, c’est le hasard, et l’auteure nous raconte des vies qui n’ont dû qu’au hasard de se prolonger ou de prendre fin. Des vies qui auraient toutes pu, comme l’ont fait, littéralement, celles de Shmuel et d’Erna, « diverger ». Aussi les personnages surgis de ce passé tragique ont-ils tous des identités multiples : Shmuel s’appelle Samek en Pologne, il devient Sam dans sa version « canadienne » ; Maria, c’est Ernestina, mais on l’appelait Erna ; ils ont été successivement polonais, russes, ukrainiens, allemands… De même que la ville de Lwów, qui joue un rôle dans le récit, s’est aussi appelée Lemberg et Lviv.

     

    Blagues juives

     

    Comment, pour les enfants de ces rescapés, l’identité ne constituerait-elle pas une notion flottante et fugace ? « Je ne sais pas où est ma forêt », dit quelque part la narratrice. C’est le portrait d’une enfant de survivants que brosse pour nous Irène Kaufer, laquelle ne se cache pas de parler d’elle et de ses parents, dont le témoignage bien réel, enregistré pour la fondation Spielberg et évoqué dans le roman, est mentionné en annexe à la suite des « livres cités ».

     

    Et nous est aussi contée l’histoire d’une famille juive, prise, comme beaucoup d’autres, dans le tourbillon que l’on sait. Une histoire de morts, de revenants, d’êtres évaporés sans traces, de deuils impossibles, racontée sur un ton unique, où l’émotion est sans cesse maintenue à distance par l’humour. Shmuel et Erna quittent la Pologne et les « jets de pierre » dont ils craignent d’y être victimes pour « le pays des Intifadas », ce qui « est en soi une blague juive » ; la narratrice, victime de sa « dibbouk » pendant les soirées entre amis, tâche de s’en défaire puis renonce : « Nous rentrions ensemble, et je lui reprochais de ne jamais payer le taxi ».

     

    Les « dibbouks », nous dit-on, sont des morts « qui sont mal morts, qui n’ont pas réussi à franchir les portes bien gardées de l’autre monde ». Pour tous les mal morts parmi les siens, et pour tous les autres, Irène Kaufer a élevé un tombeau en forme d’oxymore et de tour de force : poignant et gracieux.

     

    P. A.

     

    Illustration : Un dibbouk par Ephraim Moshe Lilien (1874–1925)

     

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