• Ce n’est pas un fleuve, Selva Almada, traduit de l’espagnol par Laura Alcoba (Métailié)

    www.larousse.frOn est sur un fleuve, quelque part en Argentine. Trois hommes sont venus camper sur une île et pêcher : Ernesto, Negro et, beaucoup plus jeune, Tilo, fils de leur ami Eusebio, lequel s’est noyé il y a des années. Ils pêchent une raie. « Une bête magnifique (…), blanche comme une mariée dans les profondeurs que la lumière n’atteint pas. Couchée sur le limon (…) comme un magnolia de l’eau ».

     

    Aguirre et les autres hommes du pays observent d’un œil critique ces trois intrus venus du « continent ». Ici, « quitter l’île est toujours un événement ». Et quand, ne sachant que faire de l’énorme animal dont la dépouille pourrit sur le rivage, nos trois pêcheurs la jettent, ce geste servira de prétexte au déchaînement de violence sur lequel se conclura ce court roman d’une écrivaine connue en son pays, le quatrième traduit et publié par Métailié.

     

    Portrait d’un pays

     

    Que s’est-il passé entre la prise du gros poisson et l’expulsion des trois campeurs ? Il y a eu beaucoup de gestes muets et minutieusement décrits : « Aguirre sort un paquet de tabac de la poche de sa chemise ouverte qui laisse à découvert son torse osseux, sur son ventre gonflé de vin. Il se roule une cigarette en un rien de temps. Il l’allume. Il fume en marchant vers le rivage, puis il reste là à regarder l’eau »… Beaucoup de vin, de bière, de viande grillée et de silences. Des souvenirs qui remontent, aussi, dans l’esprit des uns et des autres. Enero et Negro se souviennent d’Eusebio, dont ils étaient si proches que, peu après sa mort, le premier, policier de son état, en nettoyant son arme de service, s’est fait sauter une phalange, « comme si une partie de son corps (…) devait mourir à son tour ». Pourtant, lui comme Negro couchaient avec la femme de leur ami. Selva Almada, d’après son éditeur, « démystifie l’amitié masculine, sa violence, sa cruauté ». Peut-être.

     

    Elle fait aussi le portrait, très indirect et très précis, d’un pays, des conflits socio-géographiques qui le minent, de ses coins reculés aux décors bien connus, pourtant d’un troublant exotisme : temple évangélique « installé dans le garage du pasteur » ; buvette réduite à « un auvent [qui] fait un peu d’ombre », « quelques tables » et « une planche entre deux poteaux » ; maisons au toit de tôle où l’on entend « les allées et venues des perroquets qui perforent les poutres »… Au trio venu de la ville (?) répond, sur place, les restes de famille incarnés par Aguirre et sa sœur Siomara, avec ses deux filles adolescentes, Mariela et Lucy. Quoique, en principe, celles-ci soient mortes. Mais leur mère « croit qu’elles sont quelque part [et] qu’elles vont revenir un de ces jours ». De fait, au bal où se sont rendus Enero, Negro et Tilo, elles « apparaissent d’un coup, sorties de nulle part, comme si elles flottaient entre les corps en sueur ». Ce sont peut-être elles, devenues esprits des lieux, qui ont attiré là les visiteurs imprudents.

     

    Magie des lieux

     

    Bien des choses sont possibles dans ce récit où flotte un peu du réalisme magique cher aux auteurs du continent sud-américain. On rencontre des guérisseurs un peu voyants, et Enero, quand il a, encore adolescent, fait la connaissance d’Eusebio, a commencé à rêver sans cesse d’un noyé. Mais la vraie magie, c’est celle des lieux. Le fleuve, « son épaisseur noire » jamais décrite mais étrangement omniprésente. En face, comme un autre fleuve, la forêt, cet « animal immense » : « Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l’air qui s’introduit dans les entrailles ». L’eau et, sur terre, le feu. Celui des campements, ceux que Siomara a la manie d’allumer, surtout depuis la disparition de ses filles. « Parfois elle a l’impression que le feu lui parle. Pas comme lorsque quelqu’un vous parle, pas avec des mots. Mais il y a quelque chose dans le crépitement (…) qui ne s’adresse qu’à elle ».

     

    C’est qu’ici les actes des hommes ne sont que la part visible d’une vie plus vaste, qui les inclut parmi les éléments de la nature. « Ce ne sont pas des cochons d’Inde. C’est ce cochon d’Inde-là. Ce serpent yarará. Cette plante caraguatá, unique (…). Ce n’est pas un fleuve, c’est ce fleuve-là (…). Ce n’était pas une raie. C’était cette raie-là ». Pourtant toutes ces existences individuelles émergent d’un fond obscur où elles retournent se perdre. Eusebio, « juste avant de mourir, [a] vu quelque chose de tellement immense que son regard n’a pas suffi à le saisir entièrement ». C’est ce fond, le vrai personnage du roman de Selva Almada. Les autres se contentent de s’agiter à la surface.

     

    P. A.

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